Les Nouvelles De La Nuit

Présente :

L’ALEPH REVISITÉ

 

 

Ça va faire trois mois que je recherche Gustave Benchimol, et je commence à perdre patience. La vengeance a beau être un plat qui se mange froid, il y a des limites, froid ne veut pas forcément dire surgelé.
Benchimol est, pour ainsi dire, un farceur professionnel. Son nom ne vous dit rien? mais si, rappelez-vous... C’est lui, l’enfoiré, qui, dans la nuit du 14 Juillet 1993, réussit à infecter un programme informatique d’EDF, provoquant la soudaine alimentation du réseau électrique de la Ville de Paris en 640 Volts triphasé, et, partant, l’extinction immédiate de l’éclairage de la Tour Eiffel et des congélateurs de la Rive Gauche... C’est encore lui qui, en 97, a suggéré à Chirac de dissoudre l’assemblée nationale, après avoir transformé Mururoa en champ de caramel !
Non content d’infliger au monde ses sinistres canulars, le malfaisant mène une vie de bâtons de chaise: les jours pairs, il sort avec une dénommée Irène Lefaucheux, top-model chez un célèbre marchand de scaphandres; les jours impairs, il sort avec un chapeau.

Ça y est, vous le remettez?

Ce n’est pas pour ces menues facéties que je le recherche. Le différend qui nous oppose, beaucoup plus grave, remonte à certaine partie de bridge, il y a trois mois de cela.
Je jouais avec Pépin d’Harcourt, du Ministère du Budget (surnommé Pénis-le-Bref par son propre chef de service.) En face, Benchimol lui-même, associé à ce crétin de Schmoe, à qui nous avions fait un jour disputer le Bol d’Or sur un monocycle.
Quand Schmoe distribua la dernière donne, nous étions à égalité. Il y avait un bon paquet de fric en jeu et c’est avec une certaine nervosité que je pris connaissance de mes cartes. Miracle! sous mes yeux incrédules apparut une main extraordinaire, - à peine moins de points qu’un score de basket-ball, - et le début des enchères m’apprit que mon partenaire en avait à peu près autant à sa disposition. A ce stade, la victoire me parut acquise.
Pourtant, contre toute attente, c’est Schmoe et Benchimol qui déclarèrent - et réussirent - le petit chelem à cœur.
Je demeurai aussi stupéfait qu’un fox-terrier lors d’une visite des Catacombes. Ce tour de passe-passe - comment qualifier autrement l’impossible contrat de Benchimol? - venait de me faire perdre une petite fortune. J’éprouvai l’envie soudaine de passer la tête de mes adversaires au presse-purée. Je me contins, essentiellement parce qu’il n’y avait pas le moindre presse-purée dans un rayon de deux cents mètres. J’exigeai néanmoins quelques explications.
- C’est grâce à l’aleph, chuchota Benchimol d’un air mystérieux.
- L’aleph? mais encore? insistai-je, d’une voix aussi blanche qu’un pot de yaourt.
Benchimol refusa de répondre. Au comble de l’énervement, je tirai une cigarette de mon paquet de Marlboro; malheureusement je l’allumai par le filtre, me mis à tousser comme un damné, et Schmoe et Benchimol profitèrent de la confusion pour s’esquiver à l’anglaise.
*
Je restai quinze jours sans nouvelles d’eux. Cette histoire d’aleph m’avait perturbé l’esprit, au point que je fis, plusieurs nuits de suite, un cauchemar atroce. (Dans ce rêve, alors que je répète inlassablement la Symphonie Pathétique en soufflant dans un poireau, je suis agressé par un troupeau de moules armées de fers à repasser branchés. Le leader du groupe parvient à me mordre cruellement au mollet, tandis que ses acolytes me lisent à haute voix les quinze premiers versets du Pentateuque.) Un soir, vers la fin de la deuxième semaine, je reçus un coup de fil anonyme me fixant rendez-vous à minuit trente sur une petite place du XIIIème arrondissement.
L’endroit était désert, à l’exception d’un manège de chevaux de bois à l’allure désuète, éclairé de guirlandes multicolores et rythmé par une musique à cinq temps. Le gardien était assis dans sa guitoune, immobile, les yeux fixés sur un arc d’Absolu.
- Bonsoir, fis-je en passant à sa hauteur. Je m’appelle Squipe. C’est vous qui m’avez téléphoné?
Le type ne répondit pas. Derrière son guichet, il semblait occupé à calculer les coordonnées des points cycliques.
- Il n’y a personne sur votre manège, notai-je avec perspicacité. Vous allez le laisser tourner toute la nuit?
L’homme s’ébroua.
- Moins il y a de monde sur mon manège, moins il consomme d’énergie, finit-il par répondre. C’est donc quand il tourne à vide qu’il me coûte le moins cher. Vous n’imaginez pas les économies que je suis en train de faire, en ce moment!
J’admis que c’était une façon de voir les choses. «Voilà un raisonnement à la Benchimol», fis-je, manière d’introduire le sujet. « Vous le connaissez ? »
- Bien sûr, puisque tout le monde connaît Benchimol! m’assura le forain avec véhémence.
- Et l’aleph?» demandai-je d’une voix timide. « Ça vous dit quelque chose ? »
L’aleph?
Le gardien tourna vers moi une face méfiante. «Que savez-vous de l’aleph?»
- L’aleph, balbutiai-je, c’est la première lettre de l’alphabet hébreu, - le symbole du transfini en mathématiques...
- Exact, approuva le bonhomme. Mais cela désigne aussi un point privilégié de l’Univers d’où un observateur attentif peut apercevoir l’intégralité de l’Espace-Temps, pourvu qu’il ait eu l’idée de chausser ses lunettes.
»Vous rendez-vous compte de ce que cela représente, l’intégralité de l’Espace-Temps? la Terre, le Soleil, Bételgeuse et toutes les étoiles! le passé, le présent, le futur! le gérondif et l’imparfait du subjonctif! le chat de la mère Michel, la culotte du zouave et la casquette du père Bugeaud!
Ma tête se mit à tourner. J’étais sur la bonne piste.
- Est-ce clair? continua le type.
- Pour l’instant, à peu près autant qu’un kilo de goudron filmé par une nuit sans lune, déplorai-je. Il faudrait que je me rende compte par moi-même. Vous n’auriez pas sur vous l’adresse d’un aleph, par hasard?
L’homme jeta un coup d’œil furtif à droite et à gauche et me souffla, avec des airs de conspirateur:
- Faites donc un saut au Jardin des Désespérides, 140, rue de Vaugirard. Escalier B, troisième étage, porte du milieu...
Sur ces paroles, il éteignit les lumières et arrêta les chevaux de bois.
Je relevai le col de mon tee-shirt et me dirigeai à vive allure vers le 140 de la rue de Vaugirard. Après avoir traversé un terrain vague parsemé d’herbes folles, j’atteignis un petit immeuble, dont je poussai le vantail déglingué. J’empruntai l’escalier B jusqu’au troisième étage, ouvris d'une main tremblante la porte du milieu, et pénétrai dans une pièce minuscule qui sentait l’encaustique. Au milieu de cette pièce, baignant dans une pâle luminosité, trônait un jardin - oui, un petit jardin, magnifiquement entretenu, planté de navets exubérants et de rutabagas en folie, - sans aucun doute le Jardin des Désespérides... Le cœur battant, je cherchai l’aleph des yeux.
C’est alors...
... C’est alors que je vis, entendis, sentis et touchai le nombre infini des choses, passées, présentes et à venir.
J’entendis les voix de dix mille prophètes, et ces voix ne résonnaient pas sept fois chacune, mais soixante-dix fois sept fois.
J’entendis les cris qui montaient de l’abîme, poussés par les poitrines des guerriers disparus.
Je vis une boule de feu briller au milieu de la tempête.
Je vis une pluie de sang inonder le sable jaune,
Noyer les églises,
Et recouvrir les champs au moment des moissons.
Je respirai par trois fois le parfum de la myrrhe et par trois fois aussi l’odeur du cadavre que l’on vient de déterrer.
Je vis ramper, au milieu des ténèbres, l’animal à sept têtes ruisselant de l’eau écarlate du torrent.
Je vis les yeux de l’enfant-roi s’emplir de larmes et ces larmes tomber, une à une, sur la surface de l’océan.
Je touchai du doigt la peau brûlante du prophète, au moment où il prononçait le Nom de Celui Qui Viendra.
Je vis le fils de David s’avancer dans la lumière, le front marqué du signe des Elus.
Et pourtant les voix que j'entendais n’étaient pas des voix d’hommes ; la boule de feu et la pluie de sang n’étaient pas visibles aux yeux des Humains.
La myrrhe provenait d’un lieu inaccessible à la main de l’homme.
Le cadavre était celui d’un dragon et ce dragon avait sept têtes et sur ces têtes étaient posés sept diadèmes flamboyants.
Et l’enfant n’était pas un petit d’homme ;
Il était né du ventre de la Bête, et ses yeux n’avaient besoin d’aucun soleil pour voir.
Et le prophète n’avait pas une forme d’homme, mais il avait la forme de la Bête, - celle qui dévore sept enfants pubères et sept chiens à tête de poisson.
Et le fils de David qui s’avançait n’était pas le fils d’un homme ; la lumière qui le portait n’était pas visible aux yeux des Humains ; le signe qui marquait son front n’était pas un signe d’homme mais une constellation de poussière et de soleils.
Et pourtant je les vis, les entendis, les sentis et les touchai,
Et tandis que l’appel de la Bête montait des profondeurs, je vis s’ouvrir au cœur de l’Univers une caverne immense et sombre,
Un trou dans lequel entrait toute chose, et dont rien ne pourrait jamais sortir,
Un trou dont l’entrée était gardée par des lianes et des fleurs aux couleurs de la nuit,
Qui serpentait à travers l’Espace comme un tunnel menant à l’Enfer,
Une caverne d’où une lave puante cherchait en vain à s’écouler.
Je pris cette caverne qui empestait le soufre pour le début et la fin de toute galaxie,
Fasciné je me levai et tendis une main timide en direction de cet œil menaçant,
Et à cet instant retentit dans l’Espace un immense éclat de rire, - le rire d’un démon, ou celui d’un demi-Dieu.
Le trou noir frémit, se contracta, et la lumière se fit dans la petite pièce,
Et dans cette soudaine clarté j’aperçus la silhouette de Benchimol qui me tournait le dos.
Et savez-vous ce qu’il faisait, le bougre?
D’une main il tirait le battant de la porte, et de l’autre, il finissait de se reculotter.

Aleph Zero

µ

 

Et maintenant votre contribution :

Votre avis nous intéresse :

 

Retour