Les Nouvelles De La Nuit

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LA THEORIE DU SINGE DACTYLOGRAPHE

 

 

Le signal ambre se déclencha au tableau de bord, indiquant à Blastos que quelqu’un approchait dans le couloir Z. Le veilleur fronça les sourcils. L’écran vidéo s’activa et un visage apparut sur les LCD. « Klooks, du Service Central Qualité, annonça le visiteur. Inspection Routine niveau 2. » L’homme introduisit son doigt dans le lecteur ADN ; immédiatement son identité et sa mission furent confirmées par le Vectra Comp d’EnergyVille et Blastos désactiva l’écran d’immunité. Klooks entra et se débarrassa de son centralisateur thermique. « Il fait un froid de canard dehors. Ici, en revanche, quelle étuve ! vous êtes frileux, Blastos ? » « Un peu, grogna le veilleur. Plutôt que d’évacuer dans la nature les résidus d’Antimat, je me permets d’en recycler une partie. » « Vous avez bien raison, approuva Klooks. Entre nous, depuis la panne du régénérateur Ouest, quel gaspillage ! » Klooks soupira, introduisit une carte magnétique dans le lecteur Q, et dicta les instructions spécifiques aux mémoires de test. En quelques secondes, le programme rendit son verdict : Antimat, le super-annihilateur de matière chargé d’alimenter la planète en énergie, n’était pas au mieux de sa forme.
- L’inspection du régénérateur Ouest va devenir indispensable, conclut Klooks. D’ici deux à trois jours, la température du conduit protonique aura atteint la valeur d’alerte.
- C’est vous qui vous chargez de prévenir le Consortium?
- Le résultat du test a été transmis au SafetyWeb. Le patron doit déjà être au courant.
Blastos tira un bâtonnet H-6 de sa poche et l’alluma. « Vous en voulez un ? » demanda-t-il à l’agent Qualité. Celui-ci déclina : il avait épuisé son quota d’hexamase deux jours auparavant et devrait attendre une petite quinzaine avant d’en reprendre. « Vous savez qu’on peut tricher aux tests ? l’informa Blastos en souriant. Avec deux grammes d’acide acétylsalicylique… » «Mon taux de créatine n’est pas très bon, coupa Klooks. Alors, acide ou pas, je me modère. » Blastos approuva et revint s’asseoir au pupitre. Un écran digital était ouvert devant lui et il se mit à taper sur le clavier. De temps à autre, il tirait une bouffée de son bâtonnet et une odeur entêtante commença à envahir la pièce.
- Les senseurs se sont mis en route, nota Klooks en parcourant les murs du regard. Vous n’en auriez pas déjà fumé un au cours de votre garde, par hasard ?
- Occupez-vous de vos oignons, grogna Blastos. C’est l’Antimat que vous êtes venu inspecter, pas mes neurones ni mes axones. De toute manière, vous savez que chaque veilleur doit porter, pendant sa garde, un spectrographe fémoral. Le Consortium connaît en temps réel mon taux d’hormones. » Ayant dit, le veilleur se remit à taper sur son clavier de manière légèrement frénétique.
Klooks, jetant un coup d’œil au téléviseur externe, constata que, dehors, la neige avait commencé à tomber. Peu pressé de ressortir, il parcourut d’un pas lent la salle de veille, faisant mine de s’intéresser aux paramètres des indicateurs. Au bout d’une minute, il s’arrêta derrière Blastos et scruta l’écran par-dessus son épaule : « Qu’est-ce que vous fabriquez sur cette antiquité ? » Blastos ne répondit pas. « Oh ! monsieur écrit ! se moqua Klooks. Monsieur est donc un artiste ? ou bien cherche-t-il à évacuer le stress que lui procure la surveillance de la BPD ? » BPD, c’étaient les initiales de Bombe Potentielle Définitive, surnom amical d’Antimat.
- Les deux, mon général, grogna Blastos. Et si vous voulez ma place, je vous la cède volontiers. Passer ses journées à surveiller cette poudrière, il y a de quoi devenir fou.
- Eh, pourquoi vous en faire ? Si Antimat s’emballe, nous sommes tous également exposés. Huit milliards d’hommes incinérés en dix secondes : le rêve du croque-mort mégalo!
- D’accord. Mais moi, j’ai l’ai toute la journée devant les yeux, cette foutue machine. C’est pour ça qu’il me faut un exutoire, un moyen de décompresser. Alors j’écris.
- Je vous félicite… quoique les écrivains ne m’impressionnent pas.
- Je n’ai jamais eu la prétention d’impressionner quiconque.
- Ne prenez pas la mouche, vous allez comprendre. Avez-vous étudié les probabilités ? » Devant la moue affirmative de Blastos, Klooks continua :  « Imaginez un singe qui tape au hasard, et sans interruption, sur un clavier de ce genre. Si l’on se donne à l’avance n’importe quelle suite de caractères – disons : les œuvres de Victor Hugo et de Steinbeck - et si l’on est assez patient, le singe finira par frapper ces œuvres, - d’un bloc, dans l’ordre et dans leur intégralité.»

Blastos tira les dernières bouffées de son bâtonnet et fit pivoter son siège. « Vous êtes un érudit, Klooks. Mais je connais cette théorie. Pour la bonne raison que Genesis Quest est basée sur ce principe. » Subitement intéressé, Klooks approcha un tabouret du pupitre et plongea ses yeux dans ceux de Blastos. « Vous connaissez Genesis Quest? » demanda-t-il doucement. « Evidemment, répondit le veilleur. C’est Antimat qui assure sa logistique. » « Pouvez-vous me donner quelques… détails ? » Blastos hésita : une partie de l’affaire était confidentielle. « Des détails, non. Mais les grandes lignes… Genesis Quest est un programme de recherche sur les origines de la vie.

On a expédié sur la Lune un robot programmé pour fabriquer ses propres clones, avec tout le matériel pour travailler. Les logiciels animant ces robots subissent des modifications aléatoires, activées par la réception des rayons cosmiques. Chaque robot se reproduit ainsi sans cesse et la programmation de ses clones se modifie au hasard. Beaucoup de ces programmes tournent court : tels des enfants victimes d’aberrations génétiques, les robots correspondants vont pourrir dans les cratères lunaires, abandonnés. Mais certaines modifications, dans le lot, s’avèrent payantes, et le robot évolue. »

Klooks se laissa tomber sur son tabouret. « C’est donc ça, murmura-t-il. Je crois que j’ai besoin d’un petit remontant. Tant pis pour ma créatine.» Blastos lui tendit un H-6 et l’alluma. Klooks tira dessus avec avidité; son visage avait pris une couleur cireuse.
- Qu’est-ce qui vous met dans cet état ? s’étonna Blastos. Remords écologique ? Trop tard : ça fait plus de quarante ans que Genesis Quest a démarré. La Lune doit être, à l’heure qu’il est, un véritable dépotoir de clones. » « Vous ne comprenez pas, murmura Klooks. Essayez d’imaginer, si vous le pouvez, les conséquences du théorème du singe dactylographe.»
Blastos fit un geste d’ignorance.
« Je vais vous éclairer, continua l’agent Qualité. Le programme des clones se modifie au hasard, d’un individu à l’autre, exactement comme mon singe noircit ses feuilles de papier. De même que l’animal finira, tôt ou tard, par taper tout Victor Hugo et tout Steinbeck dans l’ordre, de même on trouvera une lignée de robots programmée suivant l’instruction : ‘fais ton possible pour aider la race humaine’, et une autre… »
Livide, Blastos l’interrompit : « … et une autre obéissant à la consigne : ‘fais ton possible pour l’exterminer’. C’est bien ça que vous voulez dire ? »
« Bingo, Blastos. Le théorème du singe dactylographe est formel : au bout d’un temps assez long, l’une et l’autre lignée finiront par apparaître. Le tout est de savoir laquelle apparaîtra d’abord.»

Le veilleur soupira et jeta un regard au téléviseur externe. Une violente tempête de neige emplissait maintenant l’écran. « Un temps de chien, dit-il. Vous ne pouvez pas repartir tout de suite. » « Non, confirma Klooks. Je crois que je vais rester encore un peu. Si cela ne vous dérange pas, bien sûr. » Blastos secoua la tête. Il était presque obligé d’accepter, bien que quelque chose, dans le comportement de Klooks, lui parût bizarre, sans qu’il pût dire exactement quoi. « Nous avons voulu imiter Dieu, continua l’agent Qualité. J’espère que toutes les précautions ont été prises pour en maîtriser les conséquences. »
Blastos traversa la pièce et alla ouvrir un placard : « En attendant de trancher cette question délicate, revenons sur terre, voulez-vous ? Il me reste un demi-tube de B-38 : dans le moka, c’est délicieux. » Klooks finit son bâtonnet d’hexamase et accepta la collation. Blastos posa devant lui une tasse fumante, y pressa quelques grammes de B-38 et se servit à son tour.
- Vous occupez un poste réellement stratégique, reprit Klooks. Que ce soit pour protéger ou pour détruire la planète, où, mieux qu’ici, les robots de Genesis Quest rêveraient-ils de s’installer ?
Blastos sentit des gouttes de sueur perler à ses tempes : l’intérêt que l’agent Qualité portait à Genesis Quest commençait à lui paraître suspect.
- S’installer ici ? articula-t-il d’une voix tendue. Que voulez-vous qu’ils y fassent ? Je suis surveillé en permanence. Des centaines de capteurs retransmettent à la Médecine Centrale les caractéristiques de mon état physique et mental. Notre conversation, en ce moment même, est enregistrée, et il y a à l’autre bout d’EnergyVille un poste de contrôle identique à celui-ci, avec, en cas d’ordres contradictoires, un système de vote au PC du Consortium. La marge de manœuvre d’un robot hostile serait nulle !
Il fit tomber sa cuillère, se pencha pour la ramasser. Par inadvertance, son regard se posa sur la cheville de l’agent, légèrement découverte. Il y perçut un faible battement et sentit immédiatement sa peau se hérisser. Seigneur ! Cette palpitation n’était-elle pas la marque du processeur énergétique qu’une certaine lignée de robots de Genesis Quest était censée utiliser ?
Klooks était-il un des leurs ? Cela aurait expliqué bien des choses ! sa visite impromptue ! son insistance à évoquer Genesis Quest ! l’impression étrange qu’il dégageait !
Blastos but son café et se leva pour jeter sa tasse à la poubelle. En même temps, il ouvrit discrètement le tiroir du meuble métallique où il rangeait son arme laser. La vue de l’acier froid et immobile le rassura.
- Des tas de précautions sont prises pour assurer la sécurité, je vous l’accorde, insista Klooks. Mais je sais comment les contourner. » Le cœur de Blastos passa la vitesse supérieure : c’était sûr, à présent, l’agent Qualité faisait partie de la cohorte des clones lunaires et il avait une idée derrière la tête. Mais laquelle ? scénario ‘ami’, scénario ‘ennemi’ ? « On peut brancher, par exemple, un calculateur parallèle sur le modem qui relie votre poste au PC du Consortium et lui transmettre de fausses mesures… D’AILLEURS, QU’EST-CE C’EST QUE CE FIL, A LA CONNECTION 15 ? ! ? »

Le sort en était jeté. Blastos tendit en tremblant la main vers son arme. Mais, avant même d’avoir eu le temps de s’en saisir, il reçut au niveau du diaphragme une bouffée d’énergie pure qui le coupa en deux. Pulvérisé, il s’effondra sur le sol plastique.
Klooks, son flasher à la main, s’approcha de lui. Seules quelques gouttes de sang superficielles s’écoulaient du corps mutilé. « Je m’en doutais, fit-il entre ses dents. Le maquillage était grossier. Il est un des robots de Genesis Quest, LUI AUSSI. »
Il inspecta rapidement les connections des ordinateurs et des capteurs. Comme prévu, les dérivations destinées à isoler la salle de contrôle du reste de l’Organisation étaient en place. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : les scénarios ‘ami’ et ‘ennemi’ de Genesis Quest s’étaient déjà produits. Et ils s’étaient produits ensemble ! Blastos et Klooks en étaient - chacun pour son camp – la vivante illustration.
Klooks soupira. Il fouilla les poches du veilleur, hérissées de fils électriques, et en extirpa le paquet de H-6. Les hasards de l’évolution l’avaient lui aussi doté d’une certaine sensibilité à l’hexamase. « Pour en être robot, on n’en est pas moins homme, » récita-t-il en allumant son bâtonnet.
Auréolé de fumée, il s’assit au pupitre et entreprit d’accomplir la mission pour laquelle il avait été incidemment programmé, un jour comme tous les autres, par une insignifiante particule venue du fond du cosmos.
 

Aleph Zero

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