Université de Provence Aix-Marseille I

 


Faculté de Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

Maîtrise de Sociologie

2001/2002

 

 

 

 

 

 

 

 

L’EXISTENCE SOCIALE DES MOTARDS

 

 

Introduction à une sociologie des motocyclistes en France

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


sous la direction de

Jacques Lautman


 

 

Table des matières

 

 

INTRODUCTION- 3

1. UTILITES ET USAGES DE LA MOTO-- 13

1.1. Approche de l’économie néoclassique- 14

1.2. L’individualisme méthodologique et les bonnes raisons de faire de la moto- 19

1.3. Les limites de la vision utilitariste- 24

2. LA SIGNIFICATION SYMBOLIQUE DE L’USAGE DE LA MOTO-- 29

2.1. Utilisation de la moto et théorie traditionnelle de la violence symbolique- 30

2.1.1. L’esprit de compétition- 36

2.1.2. Effets de snobisme et de démonstration dans l’utilisation de la moto- 39

2.2. Le champ des motards : distinction et autonomies relatives- 44

2.2.1. La constitution historique du champ- 44

2.2.1.1. Invention technique et maturation- 44

2.2.1.2. L’après-guerre : la moto-outil 48

2.2.1.3. Révolte et révoltés : les blousons noirs 52

2.2.2. Les modalités actuelles de la régulation du champ des motards 57

2.2.2.1. Transition et massification- 57

2.2.2.2. Luttes internes 61

2.2.3. Psychologie transsubjective, genèse de la volonté d’être motard- 77

2.2.3.1. Les motards au bal populaire- 77

2.2.3.2. Les motards au bal des célibataires 89

3. LES FACTEURS DE COHESION SOCIALE AU SEIN DU GROUPE   107

3.1. La compétition comme forme d’intégration et de socialisation de la communauté motarde  108

3.2. La communauté de croyance des motards- 113

3.2.1. L’application de la sociologie de la religion au phénomène motard- 113

3.2.2. Le sacré motard et le profane commun- 114

3.3. Radicalisation de l’analogie entre religion et moto- 121

CONCLUSION- 137

GLOSSAIRE- 146

BIBLIOGRAPHIE- 157

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION


 

 

L’objet d’études de ce mémoire se veut, dans un premier temps, ouvert : il concerne, a priori, tout ce que l’on peut appeler une moto, c’est-à-dire tous les engins motorisés à deux roues faisant l’objet d’une utilisation sur le réseau routier français.

Toutefois, au fur et à mesure de l’étude, on sera amené à redéfinir le terrain d’étude en fonction des propres critères d’exclusion du champ, c’est-à-dire des définitions légitimes qu’en donne la population impliquée dans la pratique.

Ce qui équivaudra donc à opérer un resserrement en fonction des efforts des plus impliqués, des plus dominants du champ pour imposer leur définition légitime de la pratique. Loin de toute prétention à l’objectivité, ce mémoire s’efforcera donc de se situer au cœur du champ, là où se situe sa plus grande autonomie relative, et sa plus grande spécificité par rapport aux autres champs sociaux de pratiques de loisir. C’est seulement par ce biais que nous arriverons à raisonner sur ce qui forme l’image idéal-typique de la pratique motocycliste. La délimitation du champ motard dans son cœur, nous permettra de saisir le propre du champ, la nature des règles du jeu qui président, par extension, au fonctionnement du champ dans son ensemble.

 

L’analyse ne se soumettra pas d’emblée à un paradigme sociologique particulier, mais utilisera au contraire différentes approches théoriques dans leur complémentarité. Nous nous efforcerons de mettre en application une vision pluraliste, non dogmatique de l’analyse, pour appréhender le phénomène motard. C’est pourquoi seront utilisés le modèle utilitariste des économistes (en termes de coûts/avantages), et, par extension la sociologie individualiste méthodologique. L’apport de ce paradigme nous permettra de le dépasser pour considérer finalement la moto comme une activité d’accumulation de capital symbolique, concept dont la fonction heuristique résulte de la nécessité de comprendre les phénomènes proprement symboliques, par exemples les rituels pratiqués dans le champ motard, les stratégies d’accumulation de prestige et d’honneur, éloignées de l’accumulation économique, seule prise en compte par une vision strictement utilitariste.

 

Le lien entre pratique moto et théorie de la violence symbolique sera exploré à travers les apports de Veblen, qui donne une introduction générale à la théorie traditionnelle de la violence symbolique. Nous nous servirons ensuite de la théorie de Bourdieu pour affiner l’analyse des pratiques et des luttes au sein du champ, qui utilise de manière cachée la violence symbolique. Dans ce cadre on étudiera de façon fine les trajectoires sociales des agents et par rapport à qui les motards se distinguent.

 

Ensuite nous tâcherons d’aller au-delà de la théorie de la violence symbolique et de montrer la signification sociale de l’existence des motards. L’enjeu sera de montrer en quoi la cohésion du groupe est permise par des valeurs particulières au champ comme la compétition. Finalement, nous tenterons, à travers des analogies structurales, de démontrer en quoi cette communauté peut être considérée comme une forme laïcisée de religion, cette analogie entre religion et moto nous amenant à expliquer et comprendre les risques que prennent les motards dans leur pratique.

 

En conclusion, nous tenterons à la suite de notre analyse sociologique de donner notre avis sur une politique publique visant à permettre de ralentir l’anomisation du champ des motards tout en sauvegardant en toute sûreté l’échange symbolique ayant lieu dans ce champ et qui fonde toute sa richesse sociale.

 

 

Il s'agit ici d'entreprendre une tâche de physique sociale, ce faisant la statistique nous semble être le meilleur outil pour une première approche, générale, des faits sociaux en ce qui concerne une population statistique trop vaste et trop dispersée pour être appréhendée par une approche purement interactionniste.

C'est pourquoi, avant de tenter d'approfondir la recherche, dans un mouvement du général au particulier, de la macrosociologie à la microsociologie ou encore de l'objectivisme à l'interactionnisme, le corpus de l'étude (corpus qui fait partie intégrante du terrain) sera composé, dans la mesure du possible et des données disponibles, de statistiques formelles d'identification des motards.

Replacer ces derniers au sein de la structure sociale et de la distribution globale des pouvoirs (économique, culturel, social) sera le biais indispensable de la confrontation des hypothèses fondamentales de l'anthropologie sociologique avec les faits.

Notre méthode prendra en compte de nombreuses enquêtes disponibles sur les motards et relevant indirectement de la sociologie ou donnant des indicateurs sociologiques. Sans les prendre pour argent comptant, les enquêtes les plus larges seront d’abord exploitées, et notamment un important corpus de sondages, principalement commandées par la presse moto ou par des organismes ayant vocation à promouvoir la sécurité routière.

Le corpus d’entretiens nous sera fourni par deux thèses de sociologie réalisées sur les motards. Ces thèses, partant d’enquêtes de terrain portant sur tout le territoire national, nous soulagent d’un travail impossible à réaliser dans le cadre d’un humble mémoire. Le corpus d’entretiens est particulièrement fourni, de même que les informations statistiques. Une des thèses approfondit même la recherche en citant en annexes de nombreux rêves de motards, ouvrant ainsi la voie à une archéologie de l’inconscient motard. Même si ces deux thèses sont datées (respectivement de 1977 et 1986), elles fournissent de quoi caractériser des idéaux-types motards, à travers la présence, dans les entretiens, des motivations durables qui  président à la pratique de la moto depuis la dernière révolution qui y eut lieu, c’est-à-dire l’introduction des motos japonaises sur le marché à la fin des années 1960.

Etant personnellement impliqué dans le champ, je suis à même de cerner ce qui fait l’esprit motard et qui le faisait à l’époque, les valeurs persistantes du champ, à travers la confrontation de mes propres expériences de motard avec les entretiens rapportés par ces thèses. Ayant beaucoup voyagé à moto, en Europe et en Asie, ayant travaillé à plusieurs reprises avec la presse moto pour laquelle j’ai effectué plusieurs reportages (notamment à l’étranger), des essais de moto, des articles sur des rassemblements de motards de diverses sous-catégories du champ, je pense être à même de relever la pertinence et l’universalité relative (si je puis dire) des propos de motards retranscrits dans les thèses, et dont ce mémoire s’illustrera fréquemment à des fins démonstratives.

Personnellement situé à la limite du champ de par mes origines sociales[1], je suis dans une position d’extériorité relative, par rapport au moins aux habitus les plus communément rencontrés au sein du champ. C’est cette distance qui me permet de tenter une objectivation du champ, qui ira du général en particulier pour essayer de s’appuyer, en dernière analyse, sur un idéal-type de l’esprit motard tel qu’on l’aura dessiné tout au travers du mémoire.

Malgré mon extériorité relative qui me confère la possibilité d’une position d’observateur, je satisfais tous les pré réquisits nécessaire à la pratique, je possède donc le permis de conduire A – toutes cylindrées – depuis octobre 1999, j’ai des amis très proches qui sont motards, je respecte les codes en vigueur dans le champ. J’ai pour ainsi dire une position d’entriste dans le champ, ce qui me permet d’en cerner à la fois les mécanismes discriminatoires comme les mécanismes intégrateurs, ce qui relève de la ségrégation et ce qui relève de la cohésion, que ces mécanismes soient légitimés ou non au sein du champ, que ce soit par les dominés ou par les dominants.

 

Pour les motards, les enjeux socio-politiques sont nombreux. Au premier de ses enjeux figure leur sécurité, la question de la vie et de la mort, puisque cette population est particulièrement exposée au risque routier.

Il y a une dimension sociologique cachée de l’accidentologie, qu’elle concerne d’ailleurs les motards ou les automobilistes. Le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, le lieu de résidence, accessoirement le revenu, voilà ce qui vous destine, ou pas, à figurer dans les statistiques de la Sécurité routière. Comme un dangereux secret, celle-ci tait que se tuent en voiture les jeunes hommes faiblement éduqués et chômeurs qui habitent la province. Parcourrait-elle dans l’année le même nombre de kilomètres, une Parisienne de quarante ans, diplômée et salariée, n’a pratiquement aucune chance d’être accidentée. On aurait dit autrefois que l’accident de la route est le fléau des classes laborieuses;  en fait, il est aujourd’hui surtout celui des classes chômeuses.

La pathologie routière traduit la condition sociale aussi fidèlement que le fait le casier judiciaire. Il y a d’ailleurs de curieux prolongements à cette similitude : aux Etats-Unis, les services fiscaux croisent leurs fichiers avec ceux des chauffards. Ils savent que la proportion de fraudeurs est beaucoup plus grande parmi ceux qui brûlent les feux rouges que parmi ceux qui les respectent, que le rapport à la loi, et d’une façon plus générale, à la règle s’exprime par le truchement de la voiture.

La violence routière est d’autant plus subie que la domination sociale est familière. L’accidentologie montre qu’un chômeur a 87 % de chances de plus qu’un cadre supérieur d’être tué dans un accident de voiture, et un ouvrier un peu plus de deux fois plus de chances d’être blessé gravement. Toutes les pathologies sociales semblent converger vers l’accident de la route.

On affirme que l’apprentissage précoce de la conduite (la « conduite accompagnée ») réduit considérablement le risque d’accident durant les premières années au volant. On bâtit toute une théorie du savoir, de l’expérience, sur cette hypothèse de bon sens : on conduit mieux si on se prépare à conduire. Mais il y a un fait social caché derrière les résultats : les jeunes gens qui pratiquent la conduite accompagnée appartiennent à des milieux où on leur apprend, dès le plus jeune âge, à gérer le risque.

Il se pose donc en fait avant tout, la question de savoir si le mouvement qui consiste pour un individu à adopter une conduite spécifique et qui tend très souvent à être à l'écart des normes les plus répandues n'est pas sous-tendu, partiellement déterminé, par des effets de domination ou, ce qui revient au même, de trajectoire sociale. La question qui se pose pour le chercheur qui étudie les motards est donc au moins de replacer différentiellement cette pratique au sein des pratiques quotidiennes ou de loisir, en cherchant à faire coïncider les spécificités de la pratique étudiée avec l'histoire sociale des agents qui y sont impliqués.

 

Le statut de la pratique motocycliste est de plus en plus ambigu, sociologiquement et symboliquement. Le passionné, figure idéal-typique du motard, va cumuler une utilisation quotidienne de la moto (pour ses déplacements de travail, etc.) et une utilisation de loisir (balades, voyages) qui toutes deux s'interpénètrent et sont donc statistiquement difficilement déterminables. Bien qu'il semble que cette indétermination relative penche plutôt du côté du loisir par rapports aux autres modes de transport, il apparaît que la pratique la plus voisine est celle de l'automobile.

C'est le pendant "légitime" de la pratique motocycliste, pratique marginale, pratique d'"outsider" par excellence que l'on doit voir dans l'automobile. Les deux modes de transport remplissent le plus souvent la même fonction de déplacement (en particulier dans l'utilisation quotidienne) mais la charge symbolique qui s'y trouve investie est différenciée, notamment du fait que l’investissement utilitaire est primordial dans l’automobile.

Il est nécessaire de constater que des différences objectives qui ne sont que des différences de degrés servent à différencier ou même mieux, à distinguer les motocyclistes d'une manière qui est subjectivement perçue et mise en scène comme radicale. Prenons l'exemple de la mortalité due aux accidents de la route, qui est environ quatre fois plus importante chez les usagers de motocycles (toutes catégories confondues) que chez les automobilistes. Cette dangerosité, perçue tantôt par les automobilistes, tantôt par les motards, sert dans un cas la dénonciation ou plus simplement le rejet, et dans l'autre va alimenter toute la symbolique de l'univers du motard vers des valeurs telles que la compétition, la prise de risque ou encore l'illégalité qui trouvent leurs vraies raisons d'être dans le fait qu'elles sont aux antipodes de la recherche de "confort" de l'automobiliste.

Il y a donc une marginalité propre de l'univers motocycliste dont il convient d'étudier les déterminations à travers le recoupement statistique et l'analyse microsociologique.

La pratique motocycliste implique la mise en question du corps, de l'intégrité physique des agents. Elle s'appuie sur l'horizon symbolique indépassable de la mort, et échappe en cela aux contrôles ordinaires. C'est une pratique qui fait peser une sorte de menace « terroriste » (à travers les grands excès de vitesse, les attentats sonores des pots d'échappement libres) sur l'autorité la plus légitime et qui, de ce fait, demande de la part des pouvoirs publics une attention particulière, qui sache aller au-delà de la simple répression. 

La question, à laquelle on doit tenter de répondre à travers l'approche sociologique, est celle de savoir si l'investissement du motard dans sa pratique est nécessairement le signe de la compensation d'un manque de pouvoir symbolique. L’acceptation de la mise en jeu du corps, qui fait partie des conditions d'entrée dans la pratique, par les agents, serait-elle le signe d'attentes sociales déçues ? Quelle est la nécessité stratégique de la mise en oeuvre d'une pratique à risque, si l'on essaie d'analyser la chose en termes de coûts et profits ?

Il faut se donner les moyens d’appréhender quelle est exactement la part de risque encourue volontairement ou consciemment par les acteurs. En l’absence de réalisme critique, le motard se condamne à être l’agent quasi-sacrificiel d’une structure sociale aveugle.

Il ne suffit pas de céder non plus au constat de l’impuissance des pouvoirs publics. Il est bien évidemment question, en matière d’infrastructures routières, de structures sociales figées de manière juridique, et le propos n’est pas d’appeler à la révolution. Toutefois, il faut bien savoir qu’au départ, il y a un problème d’incohérence (ou d’hypocrisie si on prend le point de vue des motards[2]) de la part des pouvoirs publics qui autorisent la circulation routière de véhicules qui atteignent les 130km/h lors même qu’ils n’ont pas enclenché la seconde vitesse (et les motos en comptent généralement six). Ce simple fait appelle nécessairement la critique, qu’elle soit radicale ou réformiste.

L’analyse classique, technique, s’arrête au constat sans se poser la question essentielle : qui sont ces utilisateurs d’ « engins de mort », quelle est leur place dans la société ? Sont-ils en mesure de décider de leur destin ou s’agit-il d’une sorte d’amor fati, de résignation face à un destin qui est d’abord social ?

Il paraît évidemment utopique d’essayer de redessiner les contours d’une société qui, structurellement, porterait les germes de l’égalité devant la mort de tous les individus qui la composent. Par contre, à défaut de pouvoir agir à la source sur des structures qui sont essentiellement des structures de pouvoir et qui tendent à attribuer à certains agents des manques qu’ils ne peuvent compenser symboliquement que par le défi, il appartient à l’Etat, à défaut de mieux, de prendre en charge les déviances et de les canaliser sans pour autant, dans la mesure du possible, porter atteinte à la liberté. 

 

La problématique de cette étude est dictée par des impératifs pratiques : l'enjeu d'ordre public majeur pour les motards concerne la gestion du risque routier et il s'agit d'appuyer voire d'inventer de nouvelles solutions à ce problème. La vision du sens commun qui tend par excès de simplification à suggérer que la répression est l'unique solution aux problèmes de sécurité routière est dictée par un fatalisme (qui confine à l’angoisse).

Il faut en effet rappeler, que, statistiquement, les dangers que font encourir les motards aux tiers sont minimes. Les « entrepreneurs de morale », pour reprendre l’expression de Becker[3], qui prônent la sécurité sont donc peut-être avant tout concernés par le défi symbolique que représentent les pratiques « déviantes » ou, à la limite, suicidaires, des usagers de deux-roues motorisés.

L’étude des conduites à risque peut conduire à un rapprochement théorique avec les analyses du suicide développées par Durkheim. Suicide négatif par excellence, l’accident mortel à moto survient, dans 40% des cas, par le fait exclusif du conducteur (sans la faute directe d’un tiers).

En effet, c’est parce qu’il est porté par certaines valeurs de groupe, et de compétition en particulier, que le conducteur tentera de dépasser les autres, d’aller toujours plus vite, toujours plus loin, parfois donc jusque dans la mort. C’est le côté « altruiste » de ces conduites.

C’est aussi à travers le rejet de certaines normes dominantes, légitimes, et la démonstration ostentatoire de cette rébellion que, même peu intégré au groupe déviant, les conducteurs pourront aller jusqu'à affronter la mort. Il s’agit alors d’effets proprement anomiques.

 

Saisir les déterminations complexes qui pèsent sur ce milieu, c’est essayer de se donner la chance et de donner la chance aux acteurs qui le composent d’agir de manière autonome et éclairée sur les règles qui dominent la pratique. La maîtrise des coûts et des enjeux que nous tenterons d’esquisser n’est pas un appel à la « responsabilisation » des conducteurs, dans un sens hétéronome d’intervention du chercheur sur les « recherchés ». Il s’agit avant tout de leur permettre d’auto définir les règles du groupe, et cela avant qu’une intervention extérieure, étatique ou publicitaire, etc., soit nécessaire.

Nous nous garderons bien, et il nous semble que c’est la première erreur, la plus fondamentale et souvent la plus aveugle, de postuler l’existence a priori d’un « instinct de conservation » qui amènerait à justifier sans aucun discernement l’interdiction brutale du risque. Il faut au contraire accepter que la mort puisse être un élément positif, un élément de liberté, un événement qui puisse faire l’objet d’une ré-appropriation heureuse ou pour le moins plus heureuse que dans des groupes ou des sociétés qui se contentent de la forclore vainement alors même que le risque de mort est une constante de la vie. Toutefois, l’évolution des sociétés modernes le montre, il est impossible d’échapper à la tendance sécuritaire, qui se dessine très nettement depuis le « désenchantement du monde » qui est aussi un désenchantement de l’au-delà. Il nous appartient donc, sans tomber dans le piège de privilégier inconsciemment certains intérêts au détriment de certains autres, de chercher à jeter les bases d’une forme d’optimalité sociale au sein du groupe des motards. Comment entretenir à la fois la solidarité et la compétition, comment cumuler tous les gains ? Se libérer du risque tout en l’assumant ? Accepter la mort en restant vivant ? Nous tenterons de donner naissance, à travers ce travail, à quelques pistes de réflexion, et peut-être aussi, à quelques pistes de bitume.

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.

UTILITES ET USAGES DE LA MOTO

1.1. Approche de l’économie néoclassique

 

 

L’approche scientifique que va nous permettre la théorie économique est directement liée à l’estimation des coûts et profits qu’engendrent l’utilisation d’une motocyclette.

Les variables prises en compte seront celles qui peuvent faire l’objet d’une comptabilité, et, par là, d’une rationalisation directe, c’est-à-dire, essentiellement, l’argent et le temps. Toutefois, nous allons voir que d’autres facteurs, rationalisables eux-aussi, entrent en jeu.

 

Le budget d’utilisation d’une moto est plus faible que celui d’une voiture. Toutefois, c’est surtout le budget d’achat qui diffère, une moto routière d’entrée de gamme coûtant à peu près 30.000F, soit la moitié du prix d’une petite voiture neuve.

Par ailleurs, le budget d’entretien est à peu près identique, la fréquence des visites au garage étant plus rapprochée dans le cas de la moto (tous les 6.000 km).

La consommation d’essence, elle, est similaire. En effet, les moteurs fonctionnent à des régimes de rotation plus élevés que celui des voitures. La consommation moyenne se situe aux alentours de 6 litres aux 100 kilomètres.

 

L’aspect strictement pratique de la moto réside surtout dans un fait non mesurable mais parfaitement évident quand elle s’effectue dans un environnement urbain : il s’agit du gain de temps. En effet, la moto a la capacité de se faufiler entre les voitures et ainsi d’éviter systématiquement d’être bloquée, réduite à s’arrêter comme le sont les voitures dans les embouteillages. Pour ce qui concerne les déplacements de travail, pour la plupart effectués aux heures de pointe, le gain de temps est d’autant plus grand.

Plus le rythme de travail est « normal », plus la personne effectue ses déplacements aux heures de rentrée et de sortie de bureau habituelles, plus le gain de temps est évident.

La majorité de la population active urbaine est donc potentiellement concernée par le gain de temps qu’est susceptible d’offrir la moto. En dehors des « vrais » embouteillages, la moto permet presque systématiquement un gain de temps puisqu’elle démarre toujours en tête au feu rouge, qu’elle se faufile entre les voitures qui, si le trafic est dense, roulent à allure réduite.

Par ailleurs, le stationnement des motos est immédiat ; l’arrêt ou le stationnement étant tolérés sur les trottoirs, on peut garer une moto devant l’endroit précis où l’on se rend, il ne nécessite pas la quête parfois éperdue de la place de parking, qui redouble le découragement des automobilistes.

 

Cet aspect pratique fait de la moto un outil professionnel évident pour les coursiers urbains et péri-urbains qui ont pour métier la course contre la montre, comme pour les médecins, ou encore les gendarmes.

 

Le coût d’utilisation d’une moto et le coût du temps de son pas chiffrables de la même manière. Toutefois, ils se recoupent. En effet, le temps, constitue une ressource rare, tout comme l’argent. L’exemple de Robinson[4] est très représentatif.

Robinson, perdu sur son île déserte, doit aller chercher de l’eau tous les jours sur une colline. Il consacre tous les jours un certain temps à cette tâche. Toutefois, il pourrait, au lieu d’aller chercher de l’eau, consacrer du temps à la construction d’une tuyauterie qui lui permettrait, dans un temps différé, d’économiser ses efforts.

En fait, et conformément aux théories du capital, il se trouve que Robinson manifeste toujours une préférence pour le présent, liée à l’angoisse du manque et au caractère indispensable de l’eau.

L’argent joue parfois le même rôle que l’eau pour les agents économiques. Il est devenu la ressource primordiale de l’existence (Marx l’avait démontré avec l’idée du fétichisme de la monnaie). Comme le temps que l’on consacre à aller chercher de l’eau, à gagner de l’argent, contribue proportionnellement à la quantité d’argent gagnée, il s’ensuit que la rareté essentielle de l’argent est aussi une rareté essentielle du temps.

L’économiste qui se penche sur la ville s’en donne une représentation réduite aux catégories qui lui sont familières : des prix ou encore des comportements réputés rationnels de localisation ou de mobilité quotidienne, qui expliquent par exemple la ségrégation spatiale qui, tendanciellement, repousse vers la périphérie urbaine les ménages aux revenus les plus faibles, cependant que les plus aisés sont en mesure de payer la rente foncière liée à la proximité au centre.

Car il faut rappeler que la mobilité quotidienne, poussée par la croissance urbaine et son étalement, marquée par une possession et un usage croissant de la voiture, implique une circulation en expansion. Mais celle-ci s’écoule dans un réseau qui, quant à lui, reste figé dans une large partie centrale. C’est sans aucun doute la contradiction économique majeure portée par cette aventure de l’automobile dans la cité. Elle y a offert la vitesse, du moins en regard de la traction animale, et la liberté des trajectoires, du moins en regard des lignes de transport collectif ; mais au bout du compte elle en compromet la fluidité en produisant de la congestion[5].

L’organisation de l’espace urbain tend alors à suivre en apparence des critères de rationalité qui s’inscrivent dans des contraintes de revenu et de temps.

 

Dans ces conditions, l’usage de la moto semble idéal, parfaitement adapté à la ville.

Economiquement, on peut dire que la moto maximise à la fois les gains de temps et d’argent, qui sont les deux ressources rares essentielles. Cette aptitude à engendrer une translation vers le haut des deux ressources économiques essentielles, sans perte relative de l’une envers l’autre lui confère une efficacité, ou même une optimalité économique indiscutable.

Donc il va y avoir de plus en plus d’agents qui, en fonction de leur fonction d’utilité, qui les porte à maximiser leurs revenus, vont considérer l’utilisation de la moto comme étant préférable, c’est d’ailleurs le cas puisque d’après le théorème des préférences révélées (qui veut que quand on roule à moto, cela témoigne de la préférence à rouler à moto, de la même manière que quand on roule en voiture, même coincé dans un embouteillage, on accepte d’en supporter le coût, donc on manifeste aussi par là sa préférence), on constate un net accroissement du public des motos ces dernières années, en particulier depuis que les petites cylindrées sont accessibles au possesseurs du permis voiture, et donc qu’il existe moins de barrières à l’entrée pour le plus grand nombre.

 

La moto est, fonctionnellement, substituable à la voiture. Pour ce qui concerne le transport strictement individuel, elle remplit précisément les mêmes fonctions, avec une efficacité accrue. La fonction d’utilité des individus rationnels, en intégrant dans leurs calculs d’optimalité la motocyclette, doit aboutir à la conclusion d’un bénéfice total en termes tant de coût du temps que de gain d’argent.

En conséquence, il apparaît logique que le marché de la moto connaisse une croissance relative par rapport à la voiture.

 

Et d’ailleurs, en effet, le marché de la moto continue à très bien se porter en France, malgré un léger infléchissement des courbes à partir de fin 1999. En l'an 2000, 179.500 motos ont été immatriculées sur le territoire (contre 192.700 en 1999 et 172.300 en 1998). Le parc total de motos, toutes marques confondues, continue de croître invariablement depuis 1996, et passe en l'an 2000 la barre du million d'unités avec très exactement 1.081.000 motos en circulation (contre 987.000 en 1999 et 878.000 en 1998). Les régions où l'on croise le plus de motards sont sans surprise celles où le taux de population est le plus élevé et celles où le climat est le plus favorable : l'Ile de France tient la dragée haute avec 257.200 motos en circulation, suivie par la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (130.800 motos), Rhône-Alpes (106.000 motos) et le Languedoc-Roussillon (47.800 motos). Pour ce qui concerne les départements, la palme du moins motard revient sans difficultés à la Lozère (1.200 motos), tandis que Paris intra-muros tient largement la tête avec ses 62.700 motos.

 

Ces chiffres nous apparaissent donc comme le prolongement logique de la théorie économique des choix rationnels, en termes de coût du temps particulièrement, puisque les zones les plus peuplées, et donc les plus encombrées, sont aussi les plus peuplées de deux-roues motorisés.


1.2. L’individualisme méthodologique et les bonnes raisons de faire de la moto

 

 

Pourtant, la sociologie individualiste-méthodologique va plus loin et montre qu’il ne s’agit pas simplement de coût d’opportunité et de gain de temps.

Au delà de çà, certains éléments rationnels dépassent la logique économique, on a des bonnes raisons de faire de la moto.

Il s’agira ici de produire une explication compréhensible des décisions individuelles qui sont à l’origine du phénomène étudié, le phénomène motard. L’acteur, dans ce modèle, choisit de pratiquer la moto parce qu’il sait ou croît savoir que c’est son intérêt. Toutefois, son intérêt dépassera désormais le cadre de la stricte comptabilité en temps et argent des économistes.

Il nous faudra détecter quelles sont les bonnes raisons qui font que la perception que l’individu a de son intérêt le porte finalement à choisir la motocyclette comme mode de déplacement principal.

 

Pour le motard, le thème de l’aventure libératrice est plébiscité. Le motard vit en effet sa pratique comme une rupture radicale avec l’ordre quotidien, qui le fait rentrer dans l’ordre de l’évasion, voire de la griserie, de l’ivresse.

Car la moto est aussi une pratique de loisirs, notamment dans la mesure où elle réintroduit, d’une certaine manière, le loisir dans les déplacements quotidiens. Les impressions de survol, l’euphorie domine la pratique, qu’elle soit quotidienne ou de loisirs, puisque les sensations sont toujours là.

On peut toutefois tenter de distinguer plusieurs grandes catégories d’utilisateurs[6], qui pratiquent rationnellement la moto. Que ce soit d’après l’optique économique ou d’après l’optique individualiste méthodologique, nous allons détecter les bonnes raisons, les raisons transsubjectives, reconstruire les motivations individuelles impliquées par le phénomène motard, et essayer de constituer des groupes d’individus partageant des intérêts homogènes dans leur pratique, ayant donc en commun de bonnes raisons transsubjectives qui justifient leur agrégation en groupe statistique.

 

Nous allons distinguer cinq grands types de d’utilisateurs, correspondant chacun à différentes modalités de pratique et donc de motivations.

 

En premier lieu, on trouve ceux dont les motivations sont les plus évidentes, les plus économiques. Nous appellerons ce groupes les « pragmatiques ». Ils forment 30 % des motards, se caractérisent par leur appartenance aux classes d’âge intermédiaires (35-54 ans), sont issus des professions intermédiaires, et résident surtout dans les grande agglomérations. Leur motivation principale est l’ « alliance du pratique et du plaisir » à travers la moto, jugée simplement en tant que moyen de transport, particulièrement pratique pour circuler en ville avec agrément. Leur utilisation est raisonnée plutôt que passionnée. La moto est utilisée comme moyen de transport pour les déplacements habituels, domicile-travail et les déplacements professionnels. La moto est préférée à la voiture pour ce type de trajet, principalement du fait du gain de temps.

A l’inverse, la voiture est préférée pour les déplacements personnels tels que les ballades, les vacances ou les trajets en groupe ou entre amis.

Les critères mis en avant pour l’achat de leur moto rappellent le caractère très pragmatique et très prudent de ce groupe : le prix, le confort, le coût d’entretien, la tenue de route et la maniabilité. L’esthétique intervient peu dans le choix.

En conclusion, on peut dire que c’est un groupe qui apprécie la moto, même si elle est surtout utilisée parce qu’elle permet de se déplacer rapidement en milieu urbain.

 

Le deuxième groupe est constitué de motards occasionnels. C’est le groupe le plus faible au sein de la population. Les 35-44 ans sont plus représentés. De même, il s’agit d’une population plus rurale que la moyenne. Les motards de ce groupe associent la conduite d’une moto à un plaisir, une détente. Ils ne recherchent pas la griserie de la vitesse, mais considèrent malgré tout la conduite d’une moto comme un sport à part entière.

Ils n’ont pas un sentiment d’appartenance fort au « groupe des motards ».

Leur choix d’une moto se base essentiellement sur le prix et la maniabilité de l’engin, et ils accordent moins d’importance au confort, à la ligne, ou à la puissance de la moto.

 

Le troisième groupe concerne les moins impliqués dans la pratique (ou en tout cas dans la réponse au questionnaire), les « désimpliqués », qui forment 18,1 % des motards. C’est le groupe dans lequel les femmes sont le plus représentées (avec 16%). De même pour les individus âgés de 25 à 34 ans et pour les ruraux. Les caractéristiques de ce groupe sont tout d’abord un grand nombre de non réponses, qui traduit peut-être un manque d’implication dans la pratique. A part cela, leurs motivations sont dans la moyenne, excepté à propos d’un fait essentiel : ils ne sont pas d’accord avec le fait que c’est un plaisir. Dans ce groupe, la part des conducteurs de petites cylindrées est supérieure de 15 points à la moyenne, avec une forte surreprésentation des scooters, bref, de tous les véhicules pour lesquels il n’y a pas la barrière à l’entrée du permis de conduire spécifique (permis A), qui demande un investissement personnel de départ important et laisse augurer d’un investissement également plus grand dans la pratique.

 

Un quatrième groupe de motards est composé de ce qu’on pourrait appeler des « hédonistes ». Composant 21 % des motards, ils se caractérisent par une sur-représentation des artisans, commerçants, chefs d’entreprise, et des urbains résidant dans les grandes agglomérations de 100.000 habitants et plus.

La moto n’est pas simplement un moyen de transport, c’est surtout un vecteur de loisir et d’évasion, en même temps qu’un sentiment très fort d’appartenance à un groupe solidaire. Ils présentent d’ailleurs le plus fort taux de participation à un club ou à des rencontres de motards, et manifestent par là leur attachement à la pratique de la moto comme vecteur de camaraderie et de socialisation.

La moto est également vécue comme un sport à part entière, et sa pratique apporte une satisfaction liée d’après les membres de ce groupe à un sentiment de puissance.

La moto y est majoritairement utilisée pour des déplacements ayant une fonction de loisirs : les sorties, distractions ou courses en journée ; les sorties, ballades ou randonnées en week-end ; les déplacements en groupe avec des amis.

Dans le même esprit, la moto est préférée à la voiture pour partir en vacances.

Inversement, la voiture est préférée pour les trajets quotidiens entre le domicile et le lieu de travail. La moto est jugée et utilisée comme moyen de transport secondaire, pour les déplacements de loisirs.

Ils sont davantage tournés vers les grosses cylindrées que la moyenne, et on remarque également plus de possesseurs de motos sportives. La conduite de la moto est radicalement associée au plaisir. Ainsi, les critères mis en avant pour le choix d’une moto sont le confort, la ligne et la puissance, c’est-à-dire des qualités à la fois techniques, de performance et d’esthétique.

 

Le dernier groupe est une affaire de « passionnés ». Constituant 19% des motards, à la fois plus jeunes (25-34 ans) et plus âgés (55 ans et plus) que la moyenne, ils appartiennent à des catégories socio-professionnelles inférieures (employés, ouvriers), et résident en environnement urbain (agglomérations de 100.000 habitants et plus).

C’est dans ce groupe que se rassemblent les individus les plus attachés à la pratique de la moto. La moto est synonyme d’évasion, c’est une pratique valorisante, et la volonté d’appartenance au groupe des motards est très forte. Il y a un fort taux de participation à des clubs ou à des rencontres entre motards.

Ils sont également plus nombreux à vouloir se tenir informés de l’actualité du milieu motard et à lire un journal spécialisé.

Enfin, ils sont presque unanimes (97 %) à affirmer que la moto est un état d’esprit, qui se traduit par un style de vie et la participation à des rencontres entre motards.

La conduite de la moto est associée au plaisir, à la détente, à l’amusement mais aussi à la fatigue (qu’ils vont chercher à affronter, à dépasser), et c‘est aussi un moyen de s’affirmer. Les jeunes de ce groupe jugent toute forme de conduite, motocycliste ou automobile, comme grisante, sportive et pas dangereuse.

Leur attachement à la moto est lié au fait que c’est leur moyen de transport unique ou principal, qui fait l’objet d’une utilisation quotidienne. C’est dans ce groupe qu’on trouve la plus forte part d’individus se passant de voiture. La moto sert pour tous les types de déplacements et elle est également préférée pour tous les types de déplacements.

Les critères d’achat mis en avant principalement sont les performances techniques, le niveau d’équipement, la robustesse et le prix. Toutefois, ils manifestent globalement une sensibilité à l’ensemble des critères de choix, qu’ils soient d’ordre technique, esthétique ou autre.

 

 

On voit bien que l’ensemble de la pratique s’articule autour des loisirs d’un côté et de l’utilisation utilitaire de l’autre.

Toutefois, si, pour ce qui concerne l’utilisation quotidienne, ou à fortiori professionnelle, les gains de temps ou d’argent sont des facteurs décisifs, en matière de loisir, il apparaît plutôt que c’est l’idée inverse, l’idée de consommer ses loisirs d’une manière qui ne tienne pas compte du temps, qui domine. Sorti de l’utilisation quotidienne, le motard, en cherchant l’évasion, va justement chercher à fuir la rareté du temps, de l’argent. Pour les utilisateurs « hédonistes » qui n’utilisent la moto qu’en balade, le coût de l’entretien est considéré comme négligeable. En fait, il est négligeable relativement, c’est-à-dire par rapport au plaisir qu’il procure. L’utilisation de loisirs est faite pour échapper totalement à toute rationalisation strictement comptable.

Le troisième facteur, qui est ignoré par l’économie, et qui est pourtant régulièrement invoqué, est le facteur de socialisation, le fait que la moto apporte des rencontres, parfois des amis, en tout cas, du lien social. Pour beaucoup de motards, le meilleur ami est lui-même motard, ce qui compte évidemment parmi les bonnes raisons transsubjectives les plus fortes de la pratique.


1.3. Les limites de la vision utilitariste

           

 

Si l’analyse des bonnes raisons pouvait suffire à expliquer la pratique, on pourrait s’arrêter là. Toutefois, le motard doit faire avec un certain nombre d’inconvénients, de « mauvaises raisons ».

Objectivement, il existe en premier lieu un barrière à l’entrée institutionnelle, celle du permis de conduire, spécifique à la conduite des motocyclettes, le permis A. Réputé le plus exigeant au monde, ce permis oblige le conducteur à satisfaire à plusieurs examens théoriques ainsi qu’à plusieurs examens pratiques. Contrairement au permis automobile, il y a deux étapes à franchir en plus du code :

- le « plateau », comprenant une série d’épreuves de conduite sur circuit, des questions de mécanique et aussi une série de questions théoriques

- l’examen de conduite, similaire à l’examen du permis voiture, qui consiste en une épreuve de circulation sur route ouverte.

 

Malgré cette formation initiale, le risque routier à moto est beaucoup plus élevé qu’en voiture. Ramené au kilométrage parcouru, il y a en effet 11 fois plus de chances environ, toutes motos confondues, de se tuer au guidon d’une moto que de se tuer au volant d’une voiture.

Les chiffres sont tous largement significatifs : par exemple, lors d’un sinistre impliquant plusieurs véhicules, les motards sont blessés dans 44% des cas tandis que les automobilistes ne le sont que dans 8% des cas.

 

C’est la mauvaise raison de conduire une moto qui est la plus évidente, et dont pourtant la perception est la plus subjective. En effet, la perception du risque varie en fonction des conducteurs, et les plus exposés statistiquement au risque (d’après l’enquête SOFRES), sont les moins enclins à se reconnaître comme des conducteurs dangereux (au moins pour eux-mêmes).

La plupart des hésitations quand au franchissement du cap de l’inscription au permis moto tiennent à ce que la réputation de cette pratique est dangereuse.

 

Par ailleurs, le conducteur d’une moto s’expose beaucoup plus directement aux caprices de l’environnement que celui d’une voiture. Par exemple, s’il pleut, le conducteur de moto est mouillé ou doit recourir à un équipement spécial, ce qui l’oblige à s’arrêter et à se changer. Sa visibilité est amoindrie, car il ne dispose pas d’essuie-glaces. S’il neige, la pratique est impossible.

Le froid, le vent, sont subis de plein fouet et les motards doivent recourir à des protections très conséquentes pour se protéger - notamment des onglées qui est la pathologie la plus fréquente - en hiver.

Le vent, particulièrement le Mistral dans le sud de la France, oblige à conduire penché pour aller en ligne droite, et impose des corrections de trajectoires lors des rafales, qui font l’effet d’un coup de poing sur le casque.

Par ailleurs, les aléas de l’infrastructure ont une influence également plus rude qu’en automobile : les trous et les bosses sur la route perturbent la stabilité de l’engin et imposent de durs chocs à la colonne vertébrale.

 

En outre, si la consommation d’une moto n’est pas très différente de celle d’une voiture, son autonomie est beaucoup plus limitée en raison de la faible taille du réservoir d’essence. Les haltes sont à peu près trois fois plus fréquentes à moto, ce qui lors des trajets au long cours, pénalise le temps de trajet total.

Lors de ce genre de trajet, la fatigue physique ressentie est beaucoup plus grande, car il faut lutter contre la pression du vent, et aussi car une moto ne se mène pas du bout des doigts mais demande une certaine force physique pour être manœuvrée notamment dans les changements de direction. Il faut tirer sur les bras, se déhancher, se retenir lors des freinages.

A part sur les motos qui offrent au conducteur une position de conduite droite, le poids du buste est toujours en partie en appui sur les bras et sur le guidon.

 

Il faut ajouter à cela que la pratique de la moto est souvent salissante. Le passage des vitesses au pied gauche entame le cuir des chaussures, la pollution urbaine tend à encrasser la peau du visage, tandis que le fait d’accrocher la moto avec un antivol dépose souvent du cambouis sur les doigts.

La pratique de la moto est déconseillée si l’on ne porte pas de vêtements protecteurs (cuir, jean au minimum) et peut décourager ceux qui doivent travailler en costume, à fortiori en tailleur. En robe le fait d’enfourcher une moto est impossible.

Enfin, la moto n’aime pas les petits : la plupart des modèles sont taillés pour des conducteurs d’1m70 environ, et découragent ainsi les femmes, qui risquent de ne pouvoir poser les pieds par terre. Par ailleurs, le poids moyen des motos avoisinant les 200 kg, il faut une certaine poigne pour les mouvoir lors des manœuvres de stationnement, par exemple.

 

 

Tous ces facteurs décourageants peuvent en partie contribuer à expliquer le fait que la pratique de la moto n’est pas en progression constante ou exponentielle.

D’ailleurs, les chiffres croissants du marché de la moto ces dernières années s’expliquent en grande partie par l’accès récente des permis automobiles aux motos de petite cylindrée.

 

Il y a donc, sur le marché de la moto, une structure de demande qui est relativement fixe, ce qu’on appelle en économie une niche. Toutefois, des explications purement économiques seraient impuissantes à expliquer ce phénomène qui ne se définit qu’au premier abord comme purement économique.

Il faut donc accepter de concevoir que l’utilité telle qu’elle est définie, restreinte à l’argent et au temps, par la vision purement économiste, ne suffit pas à expliquer le champ des pratiques motocyclistes.

En effet, il est impossible d’intégrer dans une fonction d’utilité les aspirations multiples à acheter une moto. Les variables sont beaucoup plus complexes.

Elle incluent, notamment, des raisons qui sont propres à chacun, des bonnes raisons qui dépendent étroitement de la trajectoire sociale.

Ces bonnes raisons favorisent divers types d’utilisation qui font notamment une place à part, et très importante, au loisir. Dans le cas de la moto, il n’y a toutefois pas d’arbitrage tranché entre loisir et travail qui soit possible. En effet, les deux temps du loisir et du travail s’interpénètrent, à la fois dans la mesure où l’utilisation quotidienne peut aussi être une utilisation de loisirs, et aussi dans la mesure où les utilisateurs pragmatiques peuvent aussi être des utilisateurs hédonistes.

 

Il semble toutefois, et nous allons le voir dans notre prochaine partie, qu’il devient difficile d’expliquer l’existence et au moins la perduration de la pratique motocycliste, à travers uniquement la rationalité cognitive des acteurs singuliers qui composent le groupe.

En effet, nous avons vu qu’il existait beaucoup de « mauvaises raisons » de pratiquer la moto. On pourrait penser que ces mauvaises raisons, comme les bonnes, peuvent faire l’objet d’un arbitrage en termes d’intérêt et de valeur subjectifs.

Toutefois, et c’est là notre objection fondamentale, une grande partie des motards perçoit sa pratique comme risquée, comme demandant à la limite une mise en jeu du corps, de l’intégrité physique. Or il est impossible d’établir de quelconques équivalences ou un quelconque intérêt en valeur, quand il s’agit de la mort. Elle échappe à toute comptabilité en termes de valeur. Etant donné qu’il n’y a pas de réversibilité de la mort, que personne n’a déjà vécu sa mort, personne n’est capable de rationaliser son instinct de conservation et de trancher ce qu’il préfère entre la mort et autre chose.

Postuler le contraire reviendrait à imaginer que le coût du temps pour les motards est tellement fort qu’ils sont prêts à risquer leur vie, mais cela va à l’encontre de l’hypothèse néoclassique et individualiste-méthodologique de la rationalité des acteurs. Un acteur veut maximiser son utilité et son intérêt, et notamment dans le long terme. Le motard est prêt à mourir dans l’instant, pour des satisfactions incertaines.

Les théories individualiste-méthodologique et économique ne nous semblent donc pas entièrement capables d’expliquer les enjeux qui président à la destinée des motards ou du moins, nous ne sommes pas arrivés à épuiser le phénomène motard par ces explications.

En conséquence, nous allons tenter d’avoir recours aux théories de la violence symbolique pour détecter ce qui pourrait, dans le destin social des motards, relever d’un effet d’assignation, c’est-à-dire de déterminations proprement sociologiques pesant sur les motards et les conduisant à la prise de risque et à la violence routière.

 


 

 

 

 

 

2.

LA SIGNIFICATION SYMBOLIQUE DE L’USAGE DE LA MOTO


 

2.1. Utilisation de la moto et théorie traditionnelle de la violence symbolique

 

 

Comprendre la signification sociale de l’usage de la moto, c’est comprendre pourquoi les motards sont prêts à supporter le coût considérable des risques qu’ils prennent dans la pratique motocycliste. Au-delà de l’utilité économique, de l’économie en termes de coût du temps notamment, on peut comprendre la pratique motocycliste comme une pratique d’accumulation de capital symbolique[7].

 

En effet, dans la tradition sociologique[8], la société moderne est vue comme ce qu’on appelle une société de masse[9]. Une société de masse, pour Tocqueville, c’est une société où « à mesure que les hommes deviennent plus semblables, et que le principe de l’égalité pénètre plus paisiblement et plus profondément dans les institutions et dans les mœurs, les règles de l’avancement deviennent plus inflexibles, l’avancement plus lent ; la difficulté de parvenir vite à un certain degré de grandeur s’accroît. Par haine du privilège et par embarras du choix, on en vient à contraindre tous les hommes, quelle que soit leur taille, à passer au travers d’une même filière, et on les soumet tous indistinctement à une multitude de petits exercices préliminaires, au milieu desquels leur jeunesse se perd et leur imagination s’éteint ; de telle sorte qu’ils désespèrent de pouvoir jamais jouir des biens qu’on leur offre ; et, quand ils arrivent enfin à pouvoir faire des choses extraordinaires, ils en ont perdu le goût »[10]. Ce qui caractérise la société de masse, c’est à la fois l’extrême conscience qu’ont les individus de leur singularité et la profonde ressemblance qu’ils ont entre eux. Tocqueville repère dans cette société de masse la contradiction historique qui existe entre une société produisant des individus de plus en plus similaires (socialisation par l’école, la télévision, la mode) qui se vivent pourtant comme des sujets uniques et irremplaçables. Au fur et à mesure que la société moderne se développe, cette contradiction entre haute opinion de sa singularité et l’absence totale de fondement empirique à cette croyance s’intensifie. La société de masse est engendrée par un triple mouvement d’industrialisation, de salarialisation, et d’urbanisation dans lequel le corps social est de plus en plus atomisé, c’est-à-dire constitué d’individus de plus en plus seuls[11]. En effet, au sein de la société de masse, se radicalise le paradigme moderne : dissolution des groupes primaires, désintégration des communautés locales, domination de l’appareil bureaucratique et uniformisation des conditions de vie. Les fonctions de socialisation dans la société de masse se déplacent de la famille, de la classe sociale, de la solidarité collective, qui s’anomisent, vers les médias de masse, la publicité[12]... Le corrélat de cette massification et de l’uniformisation des modes de vie va être l’immense demande de la part des individus d’une personnalité et d’une différenciation (aussi marginale soit-elle). Le marché aura pour fonction de répondre à cette demande en fournissant des produits toujours plus différenciés fictivement. Dans cette société de masse, l’individu a du mal à se repérer. Il ne sait pas quelle est sa valeur sociale puisque cette valeur n’est plus corrélée à son appartenance de classe : « il ignore donc profondément quelle place il convient d’occuper dans cette hiérarchie à moitié détruite, parmi ces classes qui sont assez distinctes pour se haïr et se mépriser, et assez rapprochées pour qu’il soit toujours prêt à les confondre. Il craint de se poser trop haut et surtout d’être rangé trop bas : ce double péril tient constamment son esprit à la gêne et embarrasse sans cesse ses actions comme ces discours »[13].

C’est au sein de cette société de masse que s’inscrivent les usages sociaux de la moto. Le principal élément qui va permettre au motard d’accumuler du capital symbolique (c’est-à-dire du prestige, de l’honneur), c’est justement la pratique de la moto au sein d’une société de masse[14]. Pour comprendre cette signification sociale donnée à la pratique de la moto, il nous faut comprendre en quoi cette pratique est prestigieuse et surtout quel est le sens de ce prestige en société de masse. La sociologie de Veblen va nous permettre d’éclairer cette question.

Veblen, dans la Théorie de la Classe de Loisirs, part de l’opposition fondamentale entre une classe vouée à la reproduction de l’activité économique : travail routinier, répétitif, qui est souvent l’apanage des femmes, et des classes populaires et une classe dite « classe de loisir » qui est en fait la classe dominante, et qui est exemptée du travail routinier, son activité principale étant la chasse, le sport, la religion, les activités intellectuelles. En bref, toutes les activités non nécessaires à la survie physique du groupe. En fait Veblen retrouve la distinction traditionnelle faite par les historiens des sociétés indo-européennes entre les classes qui travaillent, d’une part, et les classes qui prient et qui combattent, d’autre part[15]. C’est donc l’exemption du travail routinier qui est la marque distinctive de tous les membres des classes dominantes. Mais au fur et à mesure du développement économique et de l’accroissement des richesses, la sphère d’activité des individus ne se limitant plus à leur simple tribu ou voisinage, il devient de plus en plus nécessaire de signifier son rang à un milieu plus vaste, on va donc préférer comme signe de distinction non plus le loisir ostentatoire mais la consommation ostentatoire. Dans la société de masse, cette fonction ostentatoire se radicalise. « Dans les sociétés modernes, on fréquente beaucoup où nul ne sait rien de la vie quotidienne de son prochain : théâtre, jardin public, magasin[16], etc. Afin d’en imposer aux observateurs de passage et de préserver sous leur regard la satisfaction qu’on a de soi, il faut tracer la signature de sa puissance pécuniaire en grosses lettres, assez grosse pour qu’on puisse la lire en courant. On comprend donc que la tendance actuelle soit à valoriser la consommation plutôt que le loisir »[17].

Dans l’usage de la moto, il s’agit avant tout de participer à une activité qui échappe à la routine. Dans la société de masse, la vie est routinière (métro-boulot-télé-dodo) mais pas seulement la vie, l’activité économique aussi est routinière. La plupart des motards ont une origine sociale plutôt populaire ou des classes moyennes. Ces gens, dans leur activité professionnelle, sont soumis à la discipline de l’usine (pour les ouvriers) ou au moins à une activité bureaucratique (pour les employés et les cadres moyens) relativement routinière. Le motard va inscrire sa pratique de la moto par opposition à cette routine de vie. Il va s’agir pour le motard de se distinguer de la masse de ses concitoyens dont ils résument la vie à une routine. C’est donc dans une pratique qui brise la routine, le quotidien, la monotonie, la grisaille, que le motard va constituer son identité sociale, en contre-pied de ceux qu’il appelle volontiers les « moutons ». Le motard, en s’inscrivant dans une activité qui brise la routine de la vie, cherche à donner plus de singularité à une existence qui risquerait d’en être dépourvue. Il est exactement dans les préoccupations d’un individu d’une société de masse, obligé comme tout le monde de se singulariser tout en étant dans la croyance que son mode de singularisation, son mode de distinction lui permet d’acquérir plus de prestige qu’un mode de singularisation qui serait moins ostentatoire ou dangereux[18]. D’ailleurs, le pourcentage de motards pratiquant la vitesse (en compétition) habitant dans des villes de plus de 20.000 habitants est de 87%. Cela montre clairement qu’il existe une corrélation entre une pratique symboliquement violente de la moto et le fait d’habiter en milieu urbain. On peut interpréter cela comme étant une volonté de la part des motocyclistes d’échapper à l’anonymat des villes par la pratique de la moto. Plus une société est massifiée, plus l’usage de la moto est fort. Nous vérifions notre hypothèse du lien entre utilisation de la moto et volonté de se distinguer au sein d’une société de masse. En adoptant une pratique aussi ostentatoire que la moto[19], le motard signifie sa non-soumission à la discipline réglée du réseau routier. A tout moment, le motard peut briser la routine de l’embouteillage par un coup d’accélérateur. Il peut signifier sa non-appartenance à la classe des automobilistes passifs, subissant les aléas de la croissance du trafic automobile. C’est d’ailleurs ce que montre bien François Martineau, dans son livre Nous les Motards[20] : « La moto, ce n’est pas seulement un engin de déplacement rapide, c’est toute une victoire symbolique sur l’énervement, la crispation, la lassitude, la stupidité du conducteur rongeant son frein en sommeillant. La voilà la contestation !... Motards d’aujourd’hui, phénomènes contestataires ? Et pourquoi pas, bonnes gens ! Dans la mesure où la voiture est le signe de la routine bourgeoise et de la résignation... Pour échapper au piège, seule la moto est accessible. Parce qu’elle fonce, là où la voiture stagne ! Parce qu’elle se glisse, là où la bagnole reste impuissante ! Parce qu’elle se faufile, là où les autres ne passent pas ».

Il y a donc un décalage structurel entre le motard membre de la « classe des loisirs routière » et les automobilistes membres de la « classe laborieuse routière »[21]. Evidemment, il n’y a aucune corrélation entre appartenance aux classes aisées et le fait de posséder une moto. C’est au contraire l’utilisation de la moto qui va permettre au motard d’accéder à une importance sociale qu’il n’aurait pas dans la vie réelle. En effet, les motards sont souvent d’origine populaire ou moyenne. C’est donc la moto qui leur permet de s’imaginer participer, au moins symboliquement, à ce qu’ils considèrent être la classe dominante, au moins dominante dans la distinction de la masse des automobilistes que constitue l’utilisation de la moto.

 

L’utilisation ostentatoire de la moto serait donc la façon qu’auraient les motards d’accumuler du prestige et de montrer par l’utilisation de leur engin leur aspiration à se distinguer de la masse, et ainsi à se rapprocher tendanciellement de la classe dominante, bien qu’il s’agisse aussi pour eux de se distinguer de cette classe dominante trop embourgeoisée dans son confort et dans sa peur du risque. Il s’agit donc d’une double distinction à la fois d’une distinction par rapport à la masse et par rapport à la bourgeoisie. Le motard, c’est donc celui qui veut cumuler tous les gains, à la fois pratiques et symboliques, et qui se considère comme une espèce de chevalier des temps modernes.

Le chevalier, à l’époque féodale, se distingue à la fois de la masse des paysans mais aussi des aristocrates réellement dominants (les grands féodaux). Il cumule à la fois le gain de la noblesse et à la fois le gain de celui qui mérite réellement le titre de noblesse dans la mesure où il prend des risques dans son combat. Dans cet ordre d’idée, le motard serait l’archétype du membre de la classe de loisirs à l’époque de la société de masse, selon Veblen. En effet, notre motard est obligé de travailler comme tout le monde, mais par sa double distinction il reproduit analogiquement son éloignement à la fois des masses uniquement travailleuses et à la fois de la classe dominante embourgeoisée, tout en s’identifiant à un membre de la classe dominante mais à un membre qui en mériterait la place par les risques qu’il prend dans sa pratique.

Ce double mépris pour les masses et la classe dominante peut s’illustrer par le propos suivant tenu par un motard des classes populaires : « La vitesse me saoule : je chante, je gueule plutôt, je leur dis merde à tous ces foireux... »[22]

Evidemment, tout cela est purement mythologique puisque notre motard est le plus souvent un employé, un ouvrier, un cadre moyen ou un petit commerçant. La moto permet donc à l’individu de masse de mettre en œuvre sa disposition à se croire différent de tous les autres membres de la masse[23]. On remarque d’ailleurs que les caractéristiques utilisées par les motards pour se distinguer trahissent leur origine populaire. Il s’agit de sursignifier cette distinction, comme dirait Veblen, de « tracer la signature de sa puissance [...] en grosses lettres, assez grosses pour qu’on puisse la lire en courant »[24]. En effet, traditionnellement, la classe dominante se caractérise par sa sobriété et son sens de la mesure. En fait, il y a une analogie structurale entre ceux qu’on appelle les nouveaux riches, qui ont toujours tendance à en faire trop pour sursignifier leur réussite sociale, et les motards en quête de l’attention de leurs concitoyens : démonstrations de vitesse, de bruit et de lumière, accoutrements ostentatoires.

 

 

 

2.1.1. L’esprit de compétition

 

 

La caractérisation analogique entre les motards et l’appartenance à une classe de loisirs de masse se manifeste par le très fort esprit de compétition qui règne au sein des motocyclistes. Veblen distingue comme caractéristiques principales de la classe de loisirs son amour de la prouesse, de l’exploit, de la compétition. D’ailleurs, il montre le lien historique qui existe entre appartenance à la classe de loisirs et pratique d’un sport ou tout simplement pratique de la guerre et de toute autre activité non directement liée à la reproduction économique.

Les motards ne se distinguent donc pas seulement de la masse des automobilistes par leur vélocité et leur capacité à échapper à la routine de l’embouteillage mais aussi par l’état d’esprit qui est le leur et qui imprègne toute leur vie en matière de compétition. En société de masse, de nombreuses personnes se satisfont, après une journée de travail routinier et bureaucratique, de loisirs tout aussi routiniers. Le motard se caractérise par le refus de cette vie routinière à la fois dans le travail et dans le loisir. Le motard accepte la routine du travail mais conteste que ses loisirs se résument à une activité rébarbative et sans enjeux. Pour preuve, voici ce que dit un motard à propos du danger et des risques qu’il affronte dans sa pratique : « Mon adversaire, c’est le risque et les dangers qu’il représente ; et pourtant, je le cherche car sans lui, une grande part de mon plaisir disparaît [...]. Mais je m’en protège autant que je peux pour mieux le vaincre... »[25] ou encore « L’espoir de fuite est là, c’est la percée dans la grisaille ; sous nos roues, c’est l’aventure, aussi longtemps que je veux, et je dis merde à la merde »[26]

En fait, on pourrait faire l’hypothèse sociologique que la moto est pour le motard une activité de compensation par rapport au travail particulièrement routinier et rébarbatif auquel il est soumis. Cela semble particulièrement vrai pour les motards ouvriers ou employés. C’est d’ailleurs ce que montre cette réflexion d’un ouvrier : « Dans mon boulot, je suis au rendement : il faut tenir la cadence. Je crève à petit feu. Mais le soir, la bécane, c’est elle qui me regonfle. Je crois que si je ne l’avais pas, je foutrais tout en l’air »[27].

Donc, il s’agit, pour les motards, de se laisser un champ dans lequel ils vont pouvoir exprimer leur esprit de compétition, leur quête de l’exploit, et leur admiration de la prouesse. Dans cet ordre d’idées, la moto peut être considérée en première analyse, comme un sport dans lequel les motards vont pouvoir exprimer une part d’eux-mêmes refoulée dans le monde du travail. Mais ce qui caractérise plus spécifiquement l’utilisation de la moto par rapport aux autres sports, c’est la charge symbolique qui fait de la moto à la fois une pratique sportive mais aussi plus, dans la mesure où l’esprit de compétition va avoir pour enjeu des risques beaucoup plus grands. Comme si le motard accumulait du capital symbolique en mettant sa vie en jeu par des prouesses, les exploits qu’il réalise au cours des compétitions qu’il effectue avec ses congénères.

Evidemment, tous les motards ne font pas de la compétition. Nous avons vu plus haut que de nombreux motards utilisaient leur moto à des fins utilitaires. Mais ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que quand on pose aux motards la question du fait de savoir « Si on leur offrait la possibilité (machine, argent, temps, délassement, entraînement, etc.) de pratiquer la compétition motocycliste ? », 89,5 % répondent par l’affirmative[28].

Cette statistique est particulièrement significative. Elle montre à quel point l’esprit de compétition est inscrit dans l’imaginaire motard, comme un idéal régulateur de leur pratique, comme quelque chose vers laquelle tend toute leur pratique. Dans l’esprit motard, la compétition a une valeur symbolique très forte. Chaque motard se juge, s’évalue en fonction de cet esprit de compétition.  Evidemment, la plupart des motards n’ont ni le temps et surtout pas l’argent de concourir en compétition. Mais, ils jugent toutes leur pratique à l’aune des motards professionnels qui sont des véritables dominants dans le champ[29]. En effet, les motards, même s’ils ne sont pas des compétiteurs professionnels, font de l’esprit de compétition un élément essentiel de leur pratique. Concrètement, cela se traduit dans les bandes de motards, par une constante évaluation de sa pratique par rapport à celle des autres.

La pratique de la « bourre », en particulier, se caractérise par la volonté de tenir une cadence très élevée sur la route, entre motards, celui qui n’est pas capable de suivre étant alors gentiment moqué par ses pairs, et aussi de glorifier celui qui aura su rester intouchable[30] (c’est-à-dire celui qui aura mené le groupe sans se faire dépasser ou qui aura réussi à dépasser le leader). Un autre exemple de l’esprit de compétition qui règne au sein de motards, est donné par la pratique des prouesses, roues arrières et autres figures, ou encore par la prise de risque spectaculaire : celle qui consiste par exemple à frôler les limites de la machine dans un virage devant ses pairs, alors qu’on est déjà en tête du groupe, donc sans viser la performance de vitesse, mais simplement la performance visuelle.

Ce qui constitue donc la valeur du motard à ses propres yeux, ce sont les exploits, que ce soit au niveau acrobatique ou au niveau de la vitesse, qu’il réalise sous le contrôle du groupe de pairs. Même seul, le motard est encore sous le contrôle de son groupe de pairs, par exemple, un motard qui roule seul ne se laissera pas distancer par un autre motard étranger à son groupe. Noblesse oblige, il s’agira pour lui de tenir son rang. Il sera son propre arbitre mais toujours en fonction des normes qu’il aura intériorisées au sein de son groupe de motards.

 

 

 

2.1.2. Effets de snobisme et de démonstration dans l’utilisation de la moto

 

 

Poursuivons l’analogie entre la classe des motards et la classe de loisirs. La classe de loisirs en société moderne, selon Veblen, a abandonné le loisir ostentatoire pour la consommation ostentatoire. En effet, le travail, dans les sociétés bourgeoises, est beaucoup plus valorisé que dans les sociétés aristocratiques. Il n’est plus honteux, pour un membre de la classe dominante, de travailler. Au contraire, aujourd’hui, la classe dominante se caractérise par un surtravail ostentatoire (l’emploi du temps surchargé du cadre supérieur) tandis que les classes populaires sont bien souvent reléguées à un loisir sans valeur dans le chômage, le travail à temps partiel, etc. Il va donc s’agir pour les classes aisées de montrer leur appartenance de classe en consommant des produits coûteux, de marques prestigieuses. En effet, la société de consommation de masse permet à la plupart des individus de s’offrir ce dont ils ont besoin pour vivre. Les modes de différenciation sociaux ne se font plus sur le fait de ne pas avoir accès à un objet de consommation (tout le monde ou presque possède un téléphone, même portable, un magnétoscope, etc.) mais sur le fait de posséder un produit d’une marque chère et prestigieuse bénéficiant éventuellement des derniers progrès technologiques. Il s’agit « de démontrer glorieusement la puissance de son propriétaire »[31].

Ainsi, il s’agit par les biens que l’on possède d’entrer en rivalité avec les autres, la possession de richesses conférant l’honneur, la gloire, valorisant l’existence de celui qui possède dans le regard de ses congénères. Pour Veblen, la vraie concurrence sociologiquement essentielle (donc aussi économiquement déterminante) n’est pas la concurrence qui se trouve sur les marchés du côté de l’offre, mais la concurrence qui nous pousse à vouloir nous attirer l’estime et l’envie de nos semblables. Elle confère gloire et puissance, l’envie d’abaisser autrui, le plaisir d’être admiré et envié, le besoin de s’élever au-dessus des autres à quelque prix que cela puisse être. Ainsi, il va s’agir pour les consommateurs de montrer leurs qualités sociales par la consommation d’articles chers : « mettre en relief sa consommation d’articles de prix, c’est une méthode d’honorabilité pour l’homme de loisirs »[32].

Les motards sont tout à fait dans cette logique honorifique qui traverse à vrai dire toute la société de masse. Mais ce qui est caractéristique des motards, c’est que cette logique est à l’origine de ce qui constitue une valeur essentielle pour ce groupe : l’effet de snobisme de posséder une moto de marque prestigieuse, coûteuse, puissante... La valeur sociale du motard va être directement corrélée à la possession d’une moto de prestige, ce qui est un synonyme de moto coûteuse. Le prestige de la moto se confond avec son prix élevé. C’est particulièrement vrai pour les motos de type « custom » comme les Harley Davidson qui sont des motos à la fois coûteuses et relativement peu performantes. En ce qui concerne les motos de vitesse, la différenciation n’est pas entièrement fictive puisqu’elle se base sur le potentiel de performances. Evidemment, la plupart des motards ne peuvent utiliser ce potentiel que sur circuit[33]. Cela signifie que, dans la vie courante, les motos les plus chères et les plus rapides ne sont pas possédées pour être utilisées (en effet elles seraient tout à fait substituables par des motos moins coûteuses et moins performantes mais tout à fait adaptées à leur utilisation routière) mais pour être montrées et respectées. La moto la plus coûteuse et la plus rapide est donc un objet de consommation honorifique, parce qu’elle est la plus coûteuse et pas parce qu’elle est la plus rapide. Evidemment, les motards utilisent comme alibi le fait que cette moto est potentiellement plus rapide, mais il ne s’agit que d’un alibi certes indispensable (le motard en Harley-Davidson, très coûteuse, sera toujours moins respecté par les amateurs/spectateurs de vitesse) en tout cas pour justifier la domination symbolique des motos les plus chères.

Les marques de cherté sont donc des marques de mérite (puisque celui qui possède la moto chère mérite l’admiration alors même qu’il n’ira jamais plus vite que celui qui possède une moto moins chère) et en même temps des marques de dévalorisation des produits bon marché mais pourtant fonctionnels. Ainsi, plus c’est cher, mieux c’est, même si l’on n'utilise pas le gain réel de qualité que finance le coût plus élevé. Il s’agit d’un attachement magique au produit le plus cher comme étant le produit le meilleur : « nous nous sentons tous de meilleure humeur pour avoir pris notre repas quotidien, avec des couverts d’argent travaillés à la main (d’une valeur artistique souvent douteuse), sur une nappe de grand prix. S’il nous faut en rabattre un peu sur le niveau de bien-être que par habitude nous regardons comme digne, nous ressentons comme une cruelle violation de notre dignité humaine »[34]. C’est donc sur le souci ostentatoire de son être dans le regard d’autrui que va se déployer la volonté des motards de posséder une machine chère. Ajoutons qu’il ne s’agit pas de nier ici l’augmentation réelle de qualité des machines les plus chères mais de montrer que l’augmentation de la qualité de la machine est moins que proportionnelle à l’augmentation du prix de la machine, c’est-à-dire que la qualité est l’alibi, la justification au prix plus élevé. C’est parce que les firmes veulent vendre des motos à un prix plus élevé qu’elles sont obligées de faire suivre d’une manière au moins minimale la qualité, même si cette qualité est le plus souvent marginale, et si l’utilisation des performances supplémentaires n’est pas concrètement réalisable.

 

Nous avons repéré ici la forme fondamentale  que prend la signification de l’existence sociale du motard par rapport à la société de masse dans laquelle il vit : distinction vis-à-vis de la routine automobile, de la routine du travail, de la routine des loisirs dans l’identification à une classe dominante mythologique, celle des chevaliers doublement distingués par rapport à la masse et par rapport aux dominants embourgeoisés. Ce refus de la routine s’exprime par un culte de l’exploit, de la prouesse, un esprit de compétition très développé et l’usage ostentatoire de la moto comme bien de consommation visant à signifier socialement sa valeur. Il s’agit le plus souvent d’une surestimation d’une valeur sociale en réalité peu élevée. Cette typologie aussi robuste soit-elle, reste très grossière. En effet, même si les motards en temps que classe se distinguent par le simple usage de leur moto, il va nous falloir rentrer plus en détail dans les modes de distinction qui existent au sein même du champ de la moto.

Avant cela, il va nous falloir présenter l’histoire du champ de la moto et de sa professionnalisation pour comprendre plus clairement ce que signifie la professionnalisation et l’autonomisation de ce champ, c’est-à-dire comment les dominants du champ imposent leur définition légitime de ce qu’est une pratique motarde légitime.

Ensuite, nous traiterons plus finement des caractéristiques sociologiques qui unissent les différents usagers de la moto.

Pour finir, nous verrons en quoi la pratique motarde se distingue de tout ce qui peut avoir rapport avec la féminité et comment elle s’inscrit dans le cadre d’une signification sociale de la virilité extrêmement conformiste. Ce qui unifiera ces trois études sera leur inspiration bourdieusienne.


2.2. Le champ des motards : distinction et autonomies relatives

 

 

2.2.1. La constitution historique du champ

 

 

2.2.1.1. Invention technique et maturation

 

 

La construction du premier engin à deux roues motorisé date de 1897 et s’inscrit dans la vague des inventions qui suit la deuxième révolution industrielle. Elle est le fait d’inventeurs qui pratiquent une nouvelle forme de loisir studieux dans l’invention et la recherche. Ils vont chercher à utiliser, grâce à la technique, de nouvelles énergies motrices indépendantes de la force motrice traditionnelle, humaine ou animale en particulier.

Déjà réalisée dans le domaine de la machinerie industrielle, cette modernisation de la production d’énergie motrice touche aussi les pratiques de loisirs. C’est donc logiquement la classe de loisirs qui sera le lieu d’invention de la moto et la première à faire l’utilisation du déplacement motorisé et individualisé, que ce soit à travers l’automobile ou la motocyclette.

Avant la phase de maturation technique, les motos sont très peu fiables et seront donc réservées à une élite dans la classe de loisirs, qu’on pourrait caractériser comme une élite entrepreneuriale de loisir. En effet l’aventurier des années folles présente une analogie structurale avec l’entrepreneur capitaliste : il a le goût du risque, la propension à investir, à miser, à travers une certaine dose d’ascèse volontaire, sur une satisfaction incertaine sinon différée. En quête de prouesse et de satisfaction personnelle, la valorisation du motocycliste s’effectue pour partie à travers des sacrifices. Ces sacrifices sont une condition historique et pratique de la pratique motocycliste. Ils constituent une exception claire à la règle économique de la préférence pour le présent, de la même manière, paradoxalement, que les pratiques capitalistes dans ce qu’on pourrait appeler leur esprit originel. L’inconfort des routes est grand à l’époque, et ce sont pourtant seuls les habitués du confort bourgeois qui seront inclinés à pratiquer la mise en jeu de leurs habitudes bourgeoises. Dans une sorte de position de vol social, l’entrepreneur de loisirs - l’aventurier dans le langage commun, concède donc une partie de son confort bourgeois sans rien concéder, bien sûr, de son appartenance de classe : « les exploits individuels et la morale chevaleresque des aristocrates prussiens et des nobles Français passés de Saumur à l’escadrille (…) sont impliqués dans la pratique même du vol qui, comme le suggèrent toutes les métaphores du survol et de la hauteur, est associée à la hauteur sociale et à la hauteur morale, « un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle », comme dit Proust à propos de Stendhal »[35]. La moto est en quelque sorte une nacelle qui autorise un retour distingué aux « sources », au terroir, à la campagne, qui permet de battre le pavé de manière privilégiée. La moto, dans un moindre degré que l’automobile toutefois, autorise la distanciation spectatrice.

Ce privilège paraît pourtant, à première vue, négatif. La moto des origines, nous le répétons, est très peu fiable, elle oblige à des interventions mécaniques fréquentes, à se salir les mains. Les routes sont inconfortables, d’autant plus que les suspensions sont à l’époque inexistantes. L’essentiel est qu’elle a pour elle la distinction, formidable à l’époque, d’être mue de ses propres forces, de constituer un vecteur de puissance fascinant et inaccessible au commun. En cela, elle est un vecteur de valorisation symbolique immédiate : son conducteur peut être fier et c’est l’essentiel. Il passe dans les villages sans même donner l’occasion qu’on lui parle, il va vite. Seule sa volonté est maîtresse : il va où il veut, quand il veut, et peut décider de s’arrêter pour fouler le pavé commun à tous quand il le souhaite. Il se meut uniquement de par sa volonté, commande l’engin comme on ordonne à son propre corps d’obéir. Phénoménologiquement, on pourrait dire que la situation du conducteur de motocyclette se transforme dès lors qu’il décolle les pieds du sol pour se maintenir en équilibre. Il rejoint alors un autre monde : celui du mouvement, de l’asservissement des énergies mortes (fossilisées...) à son profit.

Ce mouvement scientifique se fait par l’accumulation du temps de loisirs studieux au profit de nouveaux seigneurs de la technique, comme peuvent se caractériser les entrepreneurs industriels qui vont réussir à domestiquer, à asservir, de nouvelles formes d’énergie. La substitution de ces formes d’énergie aux formes d’énergie serviles traditionnelles va assurer aux patrons d’industrie une place prépondérante dans la hiérarchie sociale et donc dans le mouvement d’historicité de la société occidentale.

C’est donc naturellement que les innovations technologiques qui sont issues de leurs dispositions et de leurs disponibilités vont pouvoir à l’occasion servir les fins (le loisir distingué) mais aussi les moyens (le travail) du processus global de production.

 

Il va alors s’effectuer, du sommet de la hiérarchie sociale (en termes de loisir innovateur donc distingué) vers les masses, un mouvement de retour et de diffusion en cascade. D’ « apanage de la classe de loisir pour laquelle tout déplacement en moto représentait un véritable voyage et une réelle aventure »[36], l’usage de la moto va se diffuser pour remplacer progressivement les énergies naturelles, musculaires. La moto va devenir un instrument, une force pratique. A partir du moment où la moto est utile, elle ne sera plus réservée à ceux qui pratiquent le loisir. Ceux qui travaillent y auront accès, sa diffusion devient acceptable et souhaitable même, voire surtout, pour ceux qui en détiennent les clés, les brevets, dans la mesure où elle va prouver son utilité pratique et sa productivité. C’est donc très tôt qu’elle fera l’objet de publicité, dès 1913. [ Source Moto-Revue n° ?, p. 122].

Ce mouvement descendant dans la hiérarchie sociale est initié par les professions libérales, qui formeront le terrain d’expérimentation de la moto comme force productive. Docteurs, médecins de campagne confrontés au problème des déplacements quotidiens vont remplacer l’attelage par la moto et contribuer à valider définitivement l’opportunité d’un usage généralisé au sein de l’organisation économique.

Il faut envisager, c’est une curiosité paradoxale, que si la moto s’est d’abord diffusée au sein des professions libérales, c’est qu’elle constituait un instrument de travail en propre, qu’elle touchait le cœur de la pratique professionnelle libérale. D’un patient à l’autre, le médecin est en déplacement professionnel. La moto est donc directement liée à son travail, elle participe intrinsèquement de l’accomplissement de ses tâches et accroît sa productivité. D’instrument de loisir autonome, la moto passe, à travers l’utilisation par les professions libérales dans la première moitié du 20ème siècle, à un double potentiel d’utilisation qu’elle gardera toujours : travail et loisir. A l’époque, la distinction est sociologiquement marquée, entre l’utilisation ludique qui est le fait des « aventuriers » et l’utilisation laborieuse qui est le fait des professions libérales.

Même la contradiction apparente entre l’automobile et l’ascétisme chrétien sera dépassée grâce à la motocyclette, qui fut souvent le premier stade de la motorisation pour les prêtres de l’entre-deux-guerres, même si « ceux qui, l’âge venu ou pour toute autre raison, supportaient moins les intempéries, plaidaient plutôt en faveur des véhicules intermédiaires ou voiturettes que certains constructeurs proposaient alors à la clientèle modeste »[37].

Nous allons voir qu’après la parenthèse historique de la guerre, qui va contribuer à sa manière à favoriser le phénomène motocycliste moderne, l’utilisation de la moto par les masses aura pour effet de réconcilier habilement les deux versants de la pratique, utile et ludique, professionnelle et de loisir.

En effet, lorsque éclate la deuxième guerre mondiale, la plupart des pays européens n’ont pas encore intégré la moto à leur flotte militaire. L’Allemagne va généraliser son usage au cours de la guerre en l’intégrant à l’arsenal du blitzkrieg (guerre éclair) et montrer ainsi que la moto est arrivée à sa phase de maturation technique : elle est désormais fiable, robuste, domesticable pour servir le transport de soldats (et, bientôt, de main d’œuvre) à travers toute l’Europe. Pour l’anecdote, on rappellera en effet qu’alors, « La nouvelle carte militaire, c’est la carte routière. L’état-major français s’en rend compte trop tard, en 1940, lorsque arrivent en trombe dans les plus petits villages les motocyclistes de l’avant-garde allemande, munis de cartes Michelin »[38].

La production de masse peut alors commencer.

 

 

2.2.1.2. L’après-guerre : la moto-outil 

 

 

Les deux-roues représentent après-guerre le moyen de transport individuel motorisé le plus accessible. Ils seront utilisés pour les déplacements de travail, à la campagne comme en ville, par le plus grand nombre des travailleurs masculins.

C’est désormais l’utilisation strictement utilitaire qui sera prédominante dans la société. Les vélos sont remplacés par les vélomoteurs et motocyclettes. Les facteurs, paysans, ouvriers utilisent ce moyen de transport commode et moins cher que l’automobile.

Les petits garagistes fleurissent sur les routes. La moto est désormais un mode de transport prolétarien, de masse. C’est par-là même occasion que son usage se trouvera symboliquement dévalorisé. L’utilisation de la moto est progressivement assimilée par les bourgeois à un mode de transport essentiellement salissant. Abandonné à ceux qui n’ont pas accès à autre chose, la pratique des deux-roues motorisés est dégradée, à la limite dégradante. En effet les dominants préfèrent l’automobile, qui permet de transporter femmes et enfants, protégés de la pluie, du vent et de la crasse, et dont surtout ils peuvent garder le monopole d’utilisation. Le prix de la voiture la réserve de fait à une certaine élite, distinguée par son pouvoir économique.

Les années 1960 voient finalement la démocratisation de l’accès à la voiture et au transport individuel/familial. C’est l’essor de la production de masse pour les Peugeot, Renault, Citroën que nous connaissons tous.

Comme le chante Renaud à propos des Français en général,  au milieu des années 1970[39] :

« En novembre au salon de l’auto

ils vont admirer par milliers

le dernier modèle de chez Peugeot

qu’ils pourront jamais se payer ».

Les classes populaires rêvent alors de la voiture, anciennement réservée aux bourgeois. Il s’agit d’un effet de diffusion pyramidal classique. Le goût des voitures se diffuse comme n’importe quel goût bourgeois[40], avec encore plus de force du fait qu’il s’agit d’un outil technologique. La voiture semble inévitable : elle sert dans toutes les situations de déplacement, tourisme, travail, etc., qu’elles soient individuelles ou familiales, et est désormais accessible financièrement aux masses comme ce fut le cas de la Ford T aux Etats-Unis. L’effet d’imposition symbolique de la voiture joue à plein régime, à travers des vecteurs tels que la publicité. Le consensus du désir est opéré par la voiture, les aspirations sont complètement massifiées.

A propos de l’effet d’imposition symbolique, c’est-à-dire en l’occurrence l’effet qui consiste à impressionner la masse des consommateurs potentiels, on peut consulter la phénoménologie de la Citroën DS que tente Roland Barthes[41]. Il voit dans ce modèle « phare » l’esquisse d’une « sublimation de l’ustensilité » qui remplacerait l’ancien « bestiaire de la puissance » associé aux modèles de luxe. En fait, il semble que la mise en avant du caractère utilitaire des modèles haut de gamme permette d’accentuer la fascination exercée à l’époque (1955) sur les petits-bourgeois. Au fur et à mesure des Trente Glorieuses, le caractère utilitaire se renforcera pour que l’automobile se rende accessible et surtout désirable à la masse. L’objet s’efforce de toujours rester un objet magique, de consommation somptuaire, pendant qu’il flatte les consommateurs simples par ses accessoires accessibles : « le tableau de bord ressemble davantage à l’établi d’une cuisine moderne qu’à la centrale d’une usine »[42]. C’est ainsi que l’automobile s’immisce progressivement dans les foyers, dans l’intimité, dans les consciences. Les modèles de luxe se sont rendus accessibles au plus grand nombre sur le plan symbolique à défaut de l’être sur le plan matériel. Le consommateur n’a plus d’autre choix que de compenser ce manque par l’achat de modèles sans prestige, une Deux Chevaux par exemple, qui est toujours dans une certaine mesure la DS du pauvre.

Le coût de ces modèles est toujours prohibitif pour la plus grande partie de la population dans les années 1960. Cependant la voiture a définitivement acquis son caractère magique : «  l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique »[43].

L’envie suscitée par cette magie va logiquement se reporter sur les modèles qui susciteront la démocratisation de l’automobile dans les années 1960. La petite voiture (les 2  Chevaux, les 4L) rappellera, au moins dans ses composantes utilitaires, les grosses voitures que la majorité de la population n’a pu pendant plusieurs décennies que toucher du regard. L’acquisition des modèles démocratiques va venir à point pour exorciser les envies du peuple, qui ne se pose plus de question quand on lui propose enfin l’automobile à vil prix.

La civilisation est en marche, en route[44]. Le prolétaire, qui ne dispose pas des catégories mentales susceptibles d’éprouver la vulgarité ou le prestige des modèles, se contente de « voitures du peuple » pour remplir des fonctions utilitaires et pour se distinguer au moins de ceux « qui n’en ont pas ». Il se trouve alors prisonnier d’un système d’objets (dont l’automobile semble la clé de voûte), voués à l’obsolescence et à un renouvellement incessant reposant essentiellement sur la différenciation fictive. « La production [industrielle] vit, toute sa logique et sa stratégie s’articulent sur la fragilité et l’obsolescence. Une économie de produits stables et de bons objets est impensable »[45].

 

Dans ce contexte, la moto est obsolète. Pratiquement, symboliquement dépassée. Elle est socialement morte. Personne n’a plus conscience de la moto comme d’un objet désirable. Tout le monde veut avoir droit à une voiture, droit au confort, droit à la sécurité, droit à ce à quoi tout le monde a droit. La publicité revendique à la place du peuple, pour ces nouveaux droits de l’automobiliste.

Les motards se trouvent de fait relégués en marge de l’objet de ce discours de masse. Alors que l’embourgeoisement semble accessible à tous ceux qui, notamment à travers l’automobile, revendiquent désormais l’accès à une « grande classe moyenne », c’est finalement un dur retour aux réalités de la domination sociale, exprimé lors du printemps de mai 1968, qui redonnera une force symbolique à la motocyclette.

La pratique motocycliste est alors en mesure d’inventer un certain lyrisme vindicatif... « La DS a beau prendre sa respiration, gonfler sa suspension, se hausser le col, dans les embouteillages elle n’est pas à la hauteur. Lorsque pare-chocs contre pare-chocs ils s’étouffent dans leur propre opulence, les conducteurs peuvent voir passer d’insaisissables motards à la conduite espiègle. Ces pilotes métamorphosent un espace routier saturé. »[46]

 

 

2.2.1.3. Révolte et révoltés : les blousons noirs

 

 

« Nous sommes les enfants perdus de mai 1968 et les motards émerveillés de mai 1969 ». A cette seconde date correspond la commercialisation de la Honda 750 Four, moto qui sera le fer de lance de la production japonaise de motocyclettes. Moins chères, plus fiables, plus performantes, les nouveaux fleurons du toyotisme vont prendre à contre-pied l’industrie moto européenne, qui s’essoufflait déjà à cause de l’effet de substitution de l’automobile. Petit à petit, les motocyclettes se sont trouvées délaissées du fait du pouvoir de séduction de l’automobile. Rendues inutiles par la capacité de transport des voitures, supérieures tant en capacité qu’en autonomie, le grand public les délaisse.

 Ainsi, à la fin des Trente Glorieuses, c’est toutes les grandes marques françaises qui vont disparaître une à une, tandis qu’en Allemagne et en Angleterre ne subsistera finalement qu’un grand constructeur.

La massification de la société amène lentement mais sûrement à la fin de la motocyclette. En correspondance apparente avec la théorie économique des choix rationnels, les consommateurs se détournent de cet outil désormais obsolète.

Les années 1960, avec l’apparition de la télévision, confortent l’apparition d’une société de masse consensuelle, tournée vers le couple progrès/utilité comme unique forme de salut.

En fait, il semblerait que les années 1960 aient simplement marqué le paroxysme du mouvement de croissance économique des Trente Glorieuses et l’achèvement de la reconstruction. Les temps sont alors à l’euphorie libératrice : école libératrice, désirs individuels exacerbés, inconscients défoulés vont pourtant finalement se heurter à un mur. La crise collective de mai 1968 illustre parfaitement les analyses, à notre avis complémentaires, de Raymond Boudon et de Pierre Bourdieu, développées respectivement dans l’Inégalité des Chances et dans la Reproduction.

Les idéologies libératrices véhiculées à l’époque se révèlent vite mythologiques et ouvrent sur des déceptions : l’école ne joue pas un rôle universel de promotion sociale ; la division sociale du travail et surtout les frontières de classe, présentes sous forme d’habitus inconscients, jouent toujours le rôle de régulateurs sociaux. Cette régulation sociale est aussi un système de hiérarchie qu’il ne suffit pas d’énoncer ou de dénoncer pour le faire disparaître. Il s’ensuit logiquement que les attentes des agents sociaux sont déçues : ceux qui n’ont pas été favorisés ne seront pas forcément promus, et les forces mises en œuvre dans le jeu social, notamment par les étudiants à travers le sacerdoce universitaire, ne trouveront pas de rémunérations symboliques ou économiques suffisantes à leurs yeux. Ce contexte est propice à la naissance et à la diffusion d’un ressentiment général, vite récupéré, transformé en révolte.

Après coup, une fois les révoltes passées, le ressentiment qui les a fait naître demeure. Il ne reste plus qu’à dire « merde à la merde », c’est-à-dire à trouver des échappatoires aux déceptions personnelles. La moto est, à notre avis, un de ces exutoires. Elle est l’instrument de distinction par rapport à ceux qui ont finalement trouvé leur intérêt dans la société de masse, à ceux, en d’autres termes, qui acceptent leur condition. Face à la plupart des agents, désormais convertis à l’automobile, la moto permet de dire sans le dire son insatisfaction, sa frustration. Elle est, dans une certaine mesure, le dernier espoir de reconnaissance des déçus de la société.

En même temps, elle constitue une sorte de chantage terroriste : le bruit, la fureur ostentatoires des mécaniques nues porte en elle la contestation profonde du silence de la masse. Au fond tout aussi silencieuse puisque non verbale, la contestation motarde s’exprime à travers la provocation, le défi et un certain isolement narcissique.

Enfermé dans sa combinaison de cuir, isolé des passants par sa vitesse, le motard se contente de signifier son dégoût de ceux qui se satisfont de s’asseoir sur leurs privilèges, les automobilistes, la masse.

La pratique motocycliste va alors devenir à proprement parler un loisir, c’est-à-dire notamment un instrument visant à signifier un écart, une prise de distance par rapport à la masse laborieuse, au commun des mortels.

Dans cette optique, mai 1968 apparaît comme le fer de lance idéologique de la moto.

Sa pratique s’inscrit dans les mythes libérateurs et individualistes de l’époque. La vitesse, le mouvement, la disponibilité donc aussi, y sont exacerbées.

« Disponibilité et transgression sont les deux piliers de la nouvelle pratique motocycliste. Il faut signifier à la fois la non-participation à l’ordre des besoins et à l’ordre des valeurs traditionnelles - famille, travail. Nier et contredire. Cependant en faisant sauter les interdits de la vieille France, les idéologues du désir n’ont fait que modernisé les discours du capitalisme originel, discours de la bonne nature humaine et de ses désirs légitimes. Cette consommation innocente et transgressive va se déverser dans l’industrie de la moto »[47].

Les motos japonaises sont arrivées pendant les années 1970, fruits mûrs de quatre grands groupes industriels, aux activités diversifiées : Honda, Yamaha, Suzuki et Kawasaki. Ces motos vont accompagner le renouveau de la demande, en offrant aux nouveaux entrants la possibilité d’investir la pratique sans être rompu à la mécanique, et donc de jouir immédiatement de ces nouveaux objets de consommation.

Elles sont orientées vers une nouvelle valeur essentielle : la performance. Ce sont des motos accessibles, standardisées, fiables et qui permettent de rouler vite. Il faut entendre par là que les nouvelles motos permettent de rouler plus vite que la majorité des voitures, et d’atteindre n’importe quelle vitesse plus vite également. Accélération et vitesse de pointe des motos seront désormais toujours supérieures à celles des voitures.

La production japonaise, orientée vers des machines de hautes performances, a donc correspondu à une nouvelle demande, celle de passionnés capables de sacrifier à la fois confort physique et aussi bien sûr, le confort social des trajets réglés de l’automobile qui roulent en files disciplinées. La moto, que la démocratisation de la voiture avait rendu marginale, devient une marque distinctive, un « stigmate » réservé à ceux qui volontairement acceptent de se singulariser, souvent négativement, par leur saleté (« les mains dans le cambouis »), mais aussi positivement, par leur autonomie de déplacement (« la moto tout-terrain »). Ces qualités associées à la pratique motocycliste entraînent le recrutement d’individualistes libertaires et rebelles. Cette mise à l’écart, cette prise de distance, est souvent préfigurée par une contestation des valeurs familiales ; elle est dominée par la prise de risque et surtout par l’idée de la nécessité première du plaisir individuel.

A l’époque, cette marginalité s’associe fatalement avec d’autres signes de déviance. Si l’on prend pour éclairage la théorie de l’étiquetage[48], on comprend mieux pourquoi la pratique de la moto pouvait ou devait s’assortir de la consommation de stupéfiants, de musiques « méchantes » et en particuliers le hard-rock ou « métal » naissant dans les années 1970, et dont l’esthétique sonore (celles des guitares électriques saturées) surdétermine le rapprochement avec la moto, vrombissante elle aussi...

La moto est alors perçue à la limite comme étant une des armes de la guérilla juvénile, menée sans réel but et peut-être aussi contre eux-mêmes, par les jeunes révoltés qui refusent l’embauche durable, fuient vers des zones de moindre concurrence salariale, pratiquent le nomadisme social, tentent de glisser entre les mailles du filet du « monde économique des adultes »[49]. C’est une révolte des faibles sur les forts, qui les amène notamment à préférer les petits objets légers et furtifs, mobiles, aux gros objets de la société du luxe et du confort.

La contestation des jeunes motards des années 1970 est plus manifeste qu’efficace ; on y trouve souvent des stratégies concomitantes de défi de la famille et de refus de quitter le domicile familial pour rester « à l’abri du frigo ». La pratique motocycliste est ainsi au moins autant une contestation familiale sans voix qu’une contestation politique, sans voix elle aussi de toute façon : « la mode du cuir, presque toujours noir et clouté participe à ce vaste chantage, en faisant endosser au motard les stigmates de la souffrance et de la mort »[50].

Au niveau de la lecture macrosociologique, on peut dire que ce déplacement de l’usage de la moto vers un usage de loisirs se manifeste à travers l’investissement du champ par les étudiants. Majoritaires en 1977 avec 24,3 % des pratiquants[51], les étudiants, initiateurs des mouvements contestataires du printemps 1968, mettent un point d’honneur à se distinguer de la masse et refusent les signes traditionnels d’embourgeoisement tels que l’automobile. Ils sont les premiers à pouvoir concevoir leurs pratiques de loisirs dans l’action et le déplacement, le dépaysement, à la limite, le voyage. Eux-mêmes produits ou sous-produits de la classe bourgeoise, ils veulent être sûrs de goûter les prestiges de l’aventure et du risque, de pouvoir compenser leur manque de réussite sociale ou socio-professionnelle par un surcroît de distinction obtenue à travers le risque ou plutôt la manifestation de la prise de risque. Les étudiants motards conduisent leur vie comme ils conduisent sur la route : avec le risque en prime, et avec à la clé la prime symbolique du risque, le respect dû à celui qui affronte la mort ou qui donne les signes de sa défiance par rapport à la nécessité biologique et aux règles de prudence et de survie.

 

Avant de revenir sur la signification différentielle, relative, donc distinctive de la pratique motarde, nous allons continuer notre histoire du champ et aborder comment la subversion affichée dans les années 1970 va céder la place à un anticonformisme beaucoup plus encadré. En effet, le champ va être régulé de manière à permettre que la pratique motocycliste demeure acceptable au sein d’une société qui finalement va s’assagir et retrouver des formes plus consensuelles, tandis que les efforts de distinction et de compétition du groupe des motards vont se replier sur eux-mêmes. Tandis que le champ gagne en autonomie, les luttes de classes se feront de plus en plus à l’intérieur même du champ, laissant définitivement les enjeux socio-politiques et la contestation radicale de côté.

 

 

2.2.2. Les modalités actuelles de la régulation du champ des motards

 

 

2.2.2.1. Transition et massification

 

 

Le choc pétrolier de 1973 et la crise économique qui s’ensuivra vont provoquer une hausse des prix généralisée, et en particulier des prix de l’essence dans un premier temps. C’est un problème qui, évidemment, va toucher les motards dans leur ensemble, puisqu’ils sont tous dépendants de la pompe. Le deuxième contrecoup de la crise que les motards devront tous subir est la hausse, générale elle aussi, des tarifs d’assurance moto dans le milieu des années 1970. En effet, les compagnies d’assurance, qui sont touchées indirectement par la crise, décident de faire des économies en premier sur le dos des motards qui sont faiblement organisés, dominés socialement pour la plupart, et en plus complètement minoritaires par rapport aux automobilistes qui sont la poule aux œufs d’or des assureurs et donc ceux qu’il faut ménager. Les assureurs invoquent, pour justifier la hausse des prix, l’accidentalité élevée des deux-roues ainsi que la grande fréquence des vols.

La crise marque un terme à la période d’euphorie économique des Trente Glorieuses. Les motards se révèlent alors particulièrement victimes dans la mesure où l’objet de leur passion leur coûte de plus en plus cher sans qu’ils puissent rien faire, qu’ils ne peuvent que subir la crise de l’industrie, industrie qui alimente leur passion en produisant les véhicules qui participent pleinement de leur existence.

La conséquence globale est bien sûr une élévation du coût global de la pratique qui aboutira à une sursélection par l’argent. Il faut désormais avoir une certaine assise financière pour pratiquer sereinement la moto. En plus, cette assise financière est de plus en plus difficile à conquérir. Le chômage commence à toucher les jeunes, qui sont les premiers utilisateurs de moto (83 % ont entre 14 et 25 ans en 1977)[52].

Le sentiment de toute-puissance qui animait les jeunes révoltés de mai 1968 commence à s’estomper. Les motards n’échappent pas à la crise de confiance générale et se replient sur des motivations d’ordre matériel : ils vont commencer à se plaindre des taxes sur l’essence, etc. Mais en dehors de ça, la cohérence des fratries motardes devient sporadique, fragile : elle ne se réalise plus vraiment que lorsqu’elles se découvrent une cause commune à défendre, une organisation à mettre en place ou une prise de position contre des « ennemis de la moto ». Sinon, elles ne tiennent que le temps d’une balade.

Paradoxalement, c’est ce degré moindre d’intégration qui va finalement aboutir à la nécessité et donc à la création d’une fédération des motards, institutionnalisant une solidarité organique à l’échelle nationale.

A la fin des années 1970, le gouvernement décide d’appliquer aux motocyclettes le système de la vignette afin de prélever une taxe supplémentaire sur la circulation et de compenser les manques à gagner liés à la crise du pétrole. C’est cette menace financière qui va contribuer à unir les motards sous une bannière commune. S’agissant de menaces financières, le consensus est finalement plus facile à trouver : personne ne veut payer plus, tout le monde veut aussi payer moins. C’est ce consensus qui est incarné par la Fédération française des Motards en Colère, qui voit le jour officiellement en février 1980.

Ce sont donc finalement des préoccupations assez étroites qui vont faire naître un mouvement collectif chez les motards. La vocation de ce mouvement est, à l’origine, de représenter les intérêts des motocyclistes auprès des pouvoirs publics. Leur lutte est d’abord défensive, puisqu’ils vont, avec succès d’ailleurs, se battre contre l’imposition de la vignette. Par la suite, il s’agira encore de dédouaner les motards des frais de péage autoroutiers. C’est seulement plus tardivement que les revendications vont se faire exigeantes, avec par exemple la demande d’ouverture de circuits dans chaque région ou la demande de suppression des glissières de sécurité sur les autoroutes. La fédération demande non seulement une situation d’exception fiscale pour les motards, mais aussi des dépenses supplémentaires. En fait, elle demande essentiellement la prise en compte des motards dans l’aménagement des infrastructures routières, qui amène des dépenses supplémentaires pour l’équipement routier.

 

La vocation revendicative de cette fédération « en colère »  s’alimente grâce à l’esprit corporatif des motards qui se rassemblent avec beaucoup de bonne volonté, notamment suite aux appels à manifester.

 

Cette fédération continue sur sa lancée puisqu’elle a mis en place en 1983 une mutuelle d’assurances spécialisées, la Mutuelle des Motards, grâce à la cotisation de 40.000 membres fondateurs, ainsi qu’une maison d’éditions, les éditions FFMC, qui éditent le mensuel spécialisé le plus lu de la presse française, Moto-Magazine.

La Mutuelle se réclame de l’économie sociale, tandis que la FFMC emploie surtout des bénévoles. Ainsi, on peut dire que c’est bien l’engagement spontané de certains motards qui permet leur existence institutionnelle. Les relais régionaux sont tous assurés par des bénévoles, tandis qu’à Paris il n’y a que quatre salariés de la fédération.

La contestation des motards s’est donc organisée au tournant des années 1980, et au passage elle s’est transformée en revendication.

Le libertarisme s’est transformé en syndicalisme, faute de mieux sans doute.

La colère des motards, dont le propre était sans doute d’être inaudible, veut désormais se faire entendre des pouvoirs publics à travers le mouvement associatif.  Cette compromission, diront certains, va permettre effectivement à une action proprement collective de prendre forme ; toutefois, elle va chercher à tirer sa légitimité d’une action et d’une pensée de plus en plus sécuritaire. Au lieu de chercher uniquement à obtenir plus, elle joue au donnant-donnant à travers des actions de sensibilisation et de prévention. Il faut se poser la question de savoir dans quelle mesure cette orientation est fondée démocratiquement, dans quelle mesure elle est représentative des préoccupations réelles des motards.

A l’époque, la plupart des motards vont arrêter la moto une fois passé le cap statistique des 25 ans[53], soit en raison des obligations militaires, soit en raison du mariage, soit en raison du travail. Nombreux estiment que l’ « âge de la témérité est passé » ; il semble bien que les accidents et la prise de conscience des dangers soit une cause fréquente d’arrêt de la pratique.

Avec la crise pétrolière, la hausse des prix, le chômage, les barrières à l’entrée dans la pratique vont se faire plus sévères pour les jeunes. Il faut ajouter à cela que le port du casque devient obligatoire - entraînant par cette occasion des frais supplémentaires. En outre, le permis de conduire spécifique aux motocyclettes de plus de 125 cm3 est exigé à partir de 1980.

Toutes ces mesures induisent une professionnalisation du champ : n’est plus motard le premier venu qui enfourche une motocyclette, il faut passer le permis, acheter un casque. Aujourd’hui, tout cela est cher, il faut déjà un investissement préliminaire avant l’achat proprement dit de la moto. Le permis est un investissement d’argent, mais aussi, voire surtout, de temps pour les nouveaux motards qui sont pour la plupart déjà rentrés dans la vie active. En effet l’âge moyen des motards aujourd’hui est de 33 ans.

Seuls sont motards ceux qui ont les moyens de payer l’assurance obligatoire, le blouson qui va avec la moto, les gants... et les motards eux-mêmes ont tendance à tirer un certain prestige de l’obtention de ces épreuves pourtant obligées. Ils seront finalement plus prompts à accepter parmi les leurs, parmi leur groupe d‘amis motards, quelqu’un qui pourra justifier du fait d’avoir rempli avec succès les épreuves du permis, réputées « les plus difficiles au monde ».

 

Pour les rebelles des années 1970, désormais promus négativement au rang d’arrière-garde, la culture rebelle est morte. Comme le chante Renaud, motard en son temps, « Mes copains sont tous en cabane

ou à l’armée ou à l’usine

Ils se sont rangés des bécanes

Y a plus d’jeunesse tiens ça m’déprime »[54].

Le renouveau libéral, rigoriste, thatchériste, qui touche d’abord l’Angleterre, berceau industriel de la moto participe du « retour aux réalités ». En 1986, la mort de Coluche, qui se tue à moto, semble avoir marqué d’une croix blanche le mythe du rebelle, décalé, libertaire et contestataire.

 

 

 

2.2.2.2. Luttes internes

 

 

Aujourd’hui, les motards s’emploient plutôt à rendre plus positive, plus blanche, leur image de blousons noirs, c’est-à-dire à dire à afficher des préoccupations plus consensuelles sur la sécurité, etc. Leur distinction commence, elle aussi, à se massifier. A défaut de se distinguer du reste de la société par une révolte et un décalage réels, ils s’emploient à se concurrencer mutuellement, dans une guerre de tous contre tous qui est aussi une guerre de castes, mais à l’intérieur du champ.

Il existe des guerres de clan au sein de motards, dont les armes sont de petites mesquineries, de petites ignorances, bref, de petits snobismes.

 

Par exemple, depuis la loi de 1996 qui autorise les titulaires du permis de conduire automobile à conduire des motos de petite cylindrée (125 cm3) après deux ans de pratique, il y a eu une forte croissance du marché des deux-roues à moteur, ce qui s’est traduit, en milieu urbain principalement, par une recrudescence de ces usagers de petites motocyclettes.

Or entre motards, la coutume veut que l’on se salue mutuellement par un petit geste de la main, index et majeur formant un « V ». Mais les motards font le plus souvent une exception en ce qui concerne ceux qui conduisent des petites cylindrées. Ainsi, le cas d’un motard qui raconte comment, s’il vient à s’arrêter à un feu rouge au voisinage d’une moto de petite cylindrée (scooter ou 125 cm3), il s’efforcera la plupart du temps de ne pas regarder les conducteurs en question dans les yeux. Cela lui évitera de toute façon d’être sollicité pour un salut. Ce faisant, il élimine de fait toute possibilité de communication dans la mesure où son regard ne reconnaît même pas l’existence d’un semblable auprès de lui. Il existe une véritable frontière invisible, sociologiquement une frontière de classe, entre celui qui roule sur deux-roues mais deux-roues puissantes, chères, reconnues en tant que telles, et celui qui roule sur le deux-roues du pauvre, celui qui n’a pas eu le temps de passer son permis, l’argent de s’acheter une grosse moto, etc...

Le plus paradoxal de ces nouveaux habitus classifiants chez les motards est qu’ils effectuent une distinction temporelle entre le moment de la pratique et la vie normale. Ainsi on ne salue pas un piéton qui serait par ailleurs motard, même s’il porte un casque à la main. C’est uniquement le compagnon de route que l’on salue, celui qui pourra apporter l’occasion d’une petite course, d’une petite balade ou d’un petit coup de main tout simplement. Ceci a toujours été le cas.

Par contre, le fait que les possesseurs de petites cylindrées tendent à être ignorés démontre que l’autonomisation du champ ne s’accompagne pas du tout d’une intégration plus égalitaire ou plus universelle. Au contraire, on peut désormais être motard, le jour où on essaie un scooter, on n’est plus reconnu, qu’on soit devant ou derrière, qu’on roule vite ou non, courageusement ou non. Rien à faire, il faut posséder le minimum vital, la grosse cylindrée.

Cette distinction semble perverse dans la mesure où elle a tendance à contaminer l’esprit de plus en plus d’agents, nouveaux entrants dans le champ. Au fur et à mesure de l’évolution du public des motards et de l’individualisation des goûts et des choix de vie, on s’aperçoit même que c’est seulement entre eux que se saluent désormais certains types d’utilisateurs. Par exemple, les possesseurs de motos allemandes, BMW, sont souvent « snobés » et réduits à se saluer entre eux. Les possesseurs de machines sportives, les plus modernes, les plus chères et potentiellement les plus performantes (et aussi les plus risquées), sont les plus sélectifs et ne saluent parfois que ceux qui possèdent la même catégorie de moto qu’eux...

Il faut savoir, de plus, que ces discriminations se retournent volontiers contre les motards. En effet les purs et durs, en ignorant les « petits » motards, qu’ils considèreront comme embourgeoisés, efféminés, agissent inconsciemment par un effet de ressentiment social. Objectivement cela se traduit par le fait que les victimes de cette ignorance tendent à être issus de classes sociales supérieures. Or, on peut, en analysant un phénomène qui a eu lieu à l’occasion de l’accession des automobilistes aux motos de petite cylindrée, se rendre compte, que ces « petits » motards peuvent être des alliés objectifs des « purs ». En effet, toute une catégorie sociale, celle des cadres moyens et supérieurs, et toute une tranche d’âge, celle des plus de trente-cinq ans, ont eu soudain accès aux joies du deux-roues. Les motos, jadis réservées à d’autres, ont été joyeusement enfourchées par des petits patrons, des ingénieurs qui avaient remisé depuis longtemps leurs rêves de « chevauchée sauvage ». C’est alors que ces messieurs ont découvert l’état déplorable de certaines routes, et ils ont regardé d’un tout autre œil les glissières de sécurité, dont les potelets semblent conçus pour décapiter les motards qui chutent. Et ils en ont parlé autour d’eux, à leurs amis. Ce que quelques centaines de milliers de jeunes motards sans relations ni influence n’avaient pu obtenir en trente ans, les quinquagénaires aux bras longs l’ont obtenu très vite : on a refait des routes, posé des jupes aux pieds des barrières. C’est ainsi que, notamment, l’ensemble du boulevard périphérique parisien a vu ses glissières remplacées par un muret de séparation.

Si l’on écoute les agents impliqués dans le champ, on se rend compte que les justifications de ces discriminations tiennent à plusieurs types de discours : le premier concerne la performance. Dans cette optique, on ne salue pas ceux qui ne sauront de toute façon pas être compétitifs. Ce discours s’auto-justifie par le biais d’une compétition imaginaire où les motos pourraient s’affronter selon des critères de performance objectifs. A la limite, ce type d’auto-justification semblerait presque vouloir prétendre à une certaine équité. Seuls sont salués ceux qui sont en mesure de se mesurer.

L’autre type de justification concerne plus particulièrement la discrimination qui s’opère à l’encontre des possesseurs de petite cylindrée. Le « vrai » motard va alors supposer, concernant ces utilisateurs déclassés, que ceux-ci ne méritent pas le respect exprimé dans le salut dans la mesure où le fait de posséder une petite moto est le signe même du fait qu’ils ne souhaitent pas personnellement leur intégration et leur reconnaissance par le groupe des « vrais » motards. Le motard fait en fait comme si le coût d’accès à la pratique était le même pour tous et comme si le fait de rouler sur une « petite » constituait un choix forcément délibéré. Cela semble d’autant plus justifié aux yeux du motard que le fait d’avoir une « grosse » moto constitue souvent pour lui un élément de la pratique aussi important, sinon plus, que le simple fait de rouler sur deux-roues (alors même que les avantages strictement utilitaires de la « petite » et de la « grosse » seraient les mêmes).

Evidemment, ce type de justification ignore les conditions de possibilité qui font que l’accès à la pratique de la moto est plus ou moins difficile selon que l’on dispose d’un capital de départ important, principalement du capital économique.

Les frontières entre les catégories sont très fluctuantes et il faut y voir, la plupart du temps, des conflits entre arrière-garde et avant-garde. Les progrès technologiques, l’évolution des modèles en tout cas, condamnent immanquablement même les plus purs d’entre les durs, à terme. Chaque nouvelle génération entend défendre les conditions de sa pratique personnelle.

L’histoire du champ des motards montre qu’à la fin des années 1960, la pratique était plus unie, plus monolithique, du fait que tout le monde se passionnait pour les nouvelles motos japonaises, en particulier sur un modèle, la Honda 750 Four de 1969 qui a presque fait figure de messie, de sauveur d’une pratique condamnée ou au moins au déclin. Aujourd’hui, avec la division des pratiques et la professionnalisation (donc une certaine banalisation, massification), le motard risque en permanence l’anonymat.

En conséquence, il se produit des phénomènes de repli identitaires. Les motards qui se respectent et communiquent immanquablement sont désormais des amis proches, tout du moins déjà connus, ceux de la « bande », de la fratrie. Le salut motard, dans ce cas, n’est plus qu’un égard formel, une politesse ou peut-être pire ; la marque de disponibilité et de volonté d’entraide que le salut représentait ne serait plus qu’une marque de distinction par rapport aux automobilistes qui sont eux complètement divisés et cloisonnés, massifiés.

L’évolution technologique participe du processus d’individuation et de cloisonnement qui touche toute la société. Indirectement, il touche aussi les motards. Par exemple, le fait que les motos d’aujourd’hui soient plus fiables les empêche de tomber en panne, c’est fort logique. Cela rend l’éventualité de croiser sur le bord de la route un motard en difficulté beaucoup plus rare. La possibilité de se croiser, de sympathiser, de tisser des rapports de dialogue et d’entraide plus directs est donc rendue plus difficile.

Le seul endroit où des motards inconnus peuvent désormais se rencontrer de manière fortuite et dialoguer semble être la pompe à essence. Mais là, pas d’entraide, pas de défi commun : chacun paie avec chacun son argent, puis, logiquement, chacun s’en va.

On en vient alors à se demander quel est le signe de ce salut motard si, et c’est parfois le cas, on est par ailleurs incapable de se parler quand on s’arrête aux mêmes endroits.

 

Aujourd’hui les motards sont donc dans une situation d’anonymat et de division croissante. Chaque innovation technique, chaque nouveau modèle, apporte son lot de déclassés : il arrive souvent un jour où les motards renoncent à racheter des machines neuves, satisfaits qu’ils sont de leurs anciennes. Ils passent alors immanquablement du côté de l’arrière-garde de ceux qui renoncent à posséder une machine clinquante et rutilante, s’exposant par là même au mépris des nouveaux entrants qui ne comprennent pas encore la nécessité de dissocier le plaisir de rouler du plaisir ostentatoire de l’objet. Ceux qui sont entrés dans l’arrière-garde développent alors souvent un ressentiment face à ceux qui persévèrent inlassablement dans l’achat des nouveaux modèles : ils les traitent de « consomotards », arguant notamment du fait que les nouveaux entrants, au moindre embarras mécanique, préfèrent à la limite changer de moto plutôt que de la maintenir.

On pourrait presque faire une analogie structurale entre la situation des amateurs purs et durs (l’arrière-garde), qui sont attachés à une moto particulière, et une sorte de contrat de mariage, avec ses devoirs de fidélité et d’assistance, assistance technique, mécanique en l’occurrence. De l’autre côté, les nouveaux entrants appliquent les principes du libéralisme qui, s’ils s’appliquent au couple à travers la libération sexuelle, n’avaient aucune raison de ne pas s’attaquer au couple homme-machine incarné par le pilote et sa moto. Une fois qu’une moto a passé le cap des 30.000 km, stade auquel certains éléments mécaniques doivent commencer à être changés, les utilisateurs qui en ont les moyens et le désir s’en débarrassent comme de vieux mouchoirs. Ils s’économisent par la même occasion l’embarras du suivi, de l’attention aux divers problèmes d’usure qui pourront survenir, etc. Cette dynamique d’achat les condamne effectivement à rentrer dans un cycle de renouvellements incessants de la moto, des différentes pièces détachées. Ils s’habituent à des motos clinquantes, et le moindre accroc sur la peinture, la moindre bosse sur le carénage les empêche d’en jouir. L’objet doit être parfait, c’est-à-dire lisse, neuf et immédiatement fonctionnel.

 

Certains rassemblements de motards sont le lieu de démonstrations d’essence fétichiste.

Tous les vendredis soir, vers 23H, sur l’esplanade du château de Vincennes, à côté de Paris dans la banlieue est, des motards anonymes se regroupent traditionnellement. C’est l’occasion pour eux de faire des démonstrations d’adresse, le tout sous la surveillance de la police, qui ne tarde jamais à intervenir pour interdire les cabrioles. La principale activité des motards consiste alors à regarder la moto de ses voisins, tantôt avec un regard envieux, tantôt avec un regard dédaigneux, au moins pour la soumettre à son appréciation esthétique. Le fait est que les motos qui sont rassemblées là sont la plupart du temps, d’après l’observation directe, nettoyées, lustrées directement en prévision du soir. Il y a là une sorte d’exhibitionnisme auquel ne participent que ceux qui se donnent la peine d’avoir fait briller leur engin, au prix de certains efforts et de beaucoup de temps. Les autres, l’arrière-garde, préfèrent éviter ceux qui de toutes façons ne les considèreront pas, simplement à cause de l’aspect de leur moto. Ils se trouvent de fait exclus de ces rassemblements pourtant spontanés, théoriquement ouverts, car les dominants du champ monopolisent l’attention. De fait, l’arrière-garde est alors contrainte de se replier sur le groupe des amis connus, de ceux que l’on doit préserver de l’esprit de compétition somptuaire grâce à la force des attachements affectifs, en les dissuadant de changer de moto, en les aidant dans les réparations, etc.

 

Mais il existe une vraie force d’attraction exercée sur les motards, toujours « consomotards » potentiels, toujours exposés à subir l’attirance et donc l’envie de la nouveauté, du renouvellement, du désir sans cesse « réinventé ». Cette force d’attraction est celle du spectacle, du spectacle de la course plus précisément. Lieu de vraie compétition, pure et parfaite, équitable en apparence, lieu d’investissement total dans la pratique, la course motocycliste édicte certaines règles au champ motocycliste. En fait, elle contribue à véhiculer non pas l’esprit de compétition qui anime les courses proprement dites, mais distribue seulement la possibilité de s’approprier symboliquement les signes de cet esprit de compétition, de fair-play si prisé. Au travers des compétitions motocyclistes, la seule appropriation possible du spectateur discipliné est celle qui est donnée par la publicité, par l’offre de produits dérivés sur le marché. C’est ce qui se donne à voir au travers de la vente de modèles de motos « replica », modèle de vente éprouvé depuis le milieu des années 1980, qui propose au consommateur d’acheter directement en magasin des motos destinées au départ, techniquement, à un usage sur piste. Répliques fidèles des motos de compétition, ces engins n’ont de possibilité d’exprimer leurs possibilités techniques, qui sont d’abord des possibilités sportives, que sur la piste des circuits de compétition. 

C’est justement ces motos, « inexploitables » sur la route, comme on le dirait dans le jargon motard, qui font l’objet de la plus grande promotion de la part des constructeurs.

En effet, ces modèles de course ont l’avantage, pour les vendeurs, de se renouveler très rapidement : à la limite, tous les ans, c’est un modèle amélioré qui fait son apparition.

En fait, les modèles sportifs sont mis à jour fréquemment sous prétexte d’intégrer les dernières innovations technologiques, et, ce faisant, de gagner quelques centièmes de secondes de rapidité potentielles lors d’un tour sur circuit. C’est ainsi que, année après année, les motos sportives se suivent et se ressemblent, mais pas tout à fait. Les constructeurs profitent des mises à jour techniques pour opérer des différenciations reconnaissables : les carénages des motos sont légèrement redessinés pour suivre les tendances du design. Cette année, plus rond, la suivante, plus effilé, etc. Comme va la mode vestimentaire, il y a une mode pour les motos, ou plus exactement des tendances stylistiques qui se dessinent les unes par-dessus les autres. Ce processus ne manquent pas de rejeter les modèles précédents dans une sorte d’obsolescence symbolique.

Ces modèles s’usent rapidement, vite démodés, et aussi vite cassés, avec des moteurs très pointus et peu endurants. La mode de ces motos est là pour alimenter et pour réinventer les désirs des consommateurs : très vite leur moto est obsolète, ils auront alors la joie de découvrir que l’événement malheureux (la casse de leur moto par exemple) est en fait une chance d’acheter un nouveau modèle, « amélioré ». Il y a là une compensation au fait que les consommateurs pourraient se sentir lésés de voir leur moto dépérir sans qu’on les console en leur promettant mieux. Il convient toutefois d’analyser dans quoi réside ce « mieux ».

 

Les impressions de redécouverte permanente associée aux nouveaux modèles sont en grande partie entretenues par la presse motocycliste. A l’image de Moto-Magazine[55], le magazine dominant (en termes de diffusion) du champ, les revues motardes mettent l’accent sur les nouveaux modèles, souvent présentés en couverture, et faisant toujours l’objet des articles les plus fouillés. La sauce à laquelle les motos sportives sont servies est assez ressemblante, d’une presse à l’autre : la présentation privée du nouveau modèle a lieu en général dans des contrées ensoleillées, sur un circuit, afin que le journaliste-testeur puisse rapporter ses impressions. Dorlotés par des hôtesses, gavés de petits fours, on peut comprendre que les journalistes se sentent quelque peu redevables vis-à-vis des constructeurs, et présentent ainsi à leur tour les nouveaux modèles sous leur meilleur jour. Toutefois, ce n’est pas seulement par servilité qu’il en est ainsi. La presse moto vit de pouvoir donner envie de lire à ses lecteurs, c’est-à-dire qu’elle se doit d’être aguicheuse, de présenter des images attirantes, des produits nouveaux. Il y a donc une communauté d’intérêts entre les constructeurs et la presse. De surcroît, il existe des liens économiques directs, à travers les pages de publicité que les constructeurs achètent aux magazines, qui font que l’indépendance de la presse moto est toute relative. De toute façon, on pourrait dire que le problème n’est pas là étant donné que les consommateurs-lecteurs tendent à se massifier et à attendre des informations de plus en plus publicitaires, « racoleuses ».

Il est à ce sujet assez révélateur de constater que dans les pages de Moto-Magazine, les auteurs font référence aux lecteurs en tant que « consomotards », en particulier quand il s’agit d’articles sur des accessoires, sur des biens dérivés au sens large, comme les tenues de moto, les sacoches, les nettoyants, etc. Ceci indique bien que la fusion entre consommateur et motard est en passe de se réaliser, au moins dans l’esprit des journalistes qui y ont d’ailleurs intérêt.

Pour en revenir au sujet, il faut donc souligner que les motos sportives, qui se renouvellent le plus rapidement, font donc l’objet de plus d’articles de la part de la presse. Cette presse s’applique à mettre l’accent sur les nouveautés, les différences relatives entre un modèle et son prédécesseur. Le plus souvent, il s’agit d’indications techniques, comme « bras oscillant allégé de 200 g », « nouveau système d’admission d’air forcé », « géométrie remaniée », etc. qui renvoient toutes de manière lointaine à des sensations de conduite. Mais en fait, quand le journaliste aborde ce qui ressort de ses impressions à la conduite, on retombe dans un flou qui cache l’absence de différenciation marquée.

Un magazine avait tenté, il y a quelques années[56], de comparer exceptionnellement un modèle vieux de sept ans avec sa réplique actuelle. Le procédé, sans intention démystificatrice, s’était révélé éloquent : étant donné que le modèle d’époque était demeuré (fait rare au demeurant) en parfait état, les différences se sont avérées minimes : plutôt des différences de confort (bruit, commandes dures, etc.).

 

Il est bien évident que l’évolution des modèles de motos concentre ce que l’on peut appeler des différenciations fictives : destinées à attirer la curiosité ou à justifier la nouveauté, elle ne découle que rarement d’un changement nécessaire. En fait, elles servent, en dernière analyse, à marquer la supériorité symbolique de la nouveauté sur l’ancien. 

Si les motos sportives sont le support privilégié de ces différenciations, c’est parce qu’elles ont, à travers les compétitions, un potentiel de visibilité médiatique rare. D’autre part, elles permettent, à travers les évolutions techniques, utiles il est vrai dans le cadre de la compétition, de justifier la nouveauté - et donc de « déculpabiliser » l’acheteur. Elles s’offrent ainsi, dans une société de consommation, de consomotards, une place privilégiée, dominante, de fait. Se prêtant le mieux à la différenciation fictive, moteur de la consommation, elles ont la préférence des constructeurs/vendeurs qui peuvent les vendre beaucoup plus chères. Leur inaccessibilité et leur rareté redoublent peut-être le désir qu’ont les motards pour ces modèles. En tous cas, elles figurent parmi les motos les plus respectées, voire les plus enviées. A chaque fois qu’ils voient une course de moto à la télévision, c’est une occasion pour les possesseurs de motos sportives de se reconnaître. Le destin des acheteurs de moto est effectivement lié à celui des pilotes professionnels : à chaque victoire, c’est la marque de la moto du vainqueur qui gagne aussi, à travers les ventes qui ne manquent pas d’augmenter.

Du fait de la compétition professionnelle qui entraîne et nécessite un surinvestissement dans les innovations et la performance « pure », les motos sportives mises sur le marché perdent d’année en année un peu plus de leur réalisme[57].

Il est d’autant plus rare de voir leur potentiel exploité sur la route que la moindre rotation franche de la poignée de gaz de ces bolides s’accompagne d’accélérations tout aussi franches. De 0 à 100 km/h en moins de 4 secondes pour la plupart des grosses cylindrées performantes, c’est de quoi vous propulser à des vitesses largement illégales avant que vous ayez eu le temps de jeter un œil sur le compteur de vitesse. Dans les faits, peu de motards se risquent à de telles extrémités. On peut même supposer que plus la moto est chère, plus elle est capable d’aller vite, moins elle est « utilisée » par rapport à son potentiel.

Même les motos routières d’entrée de gamme, celles proposées à moins de 40.000 F, permettent déjà d’atteindre le seuil des 200 km/h. Pour ce qui concerne les sportives, il s’agit de petites fusées que virtuellement personne ne poussera à la limite sur la route. Pourtant, ce sont des modèles répandus, dont les chiffres de vente se situent parmi le trio de tête des ventes de moto sur une année. Ce sont ces motos qui rapportent le plus d’argent aux constructeurs, et bien sûr qui coûtent le plus cher aux utilisateurs.

Un exemple frappant du corporatisme qui entoure ces motos nous est donné par les

rassemblements de motards qui ont lieu lors des courses d’endurance, type 24 Heures du Mans. En effet, lors de cette manifestation annuelle, on peut voir des milliers de motards venir assister à la course, qui, des essais aux 24 heures d’endurance sur la piste, dure le week-end. C’est l’occasion d’un grand rassemblement qui dure de jour en jour. On dort sous la tente, on sort le barbecue, les bières, et on discute autour du feu.

Mais surtout, on peut entendre à travers tout le week-end des bruits de moteur de moto poussés à leur limite, au « rupteur »[58]. Au premier abord, on pourrait penser que ce sont les bruits de la course. Mais non, il s’agit de moteurs en pleines souffrances, poussés pour le simple plaisir d’impressionner la galerie par le niveau de décibels. Sans aucune raison, au point mort, immobiles, les motos sont maltraitées puisque le fait de maintenir le moteur à un régime aussi élevé (souvent sans préchauffage) entraîne des frottements mécaniques maximaux auxquelles les motos qui courent sur la piste ne sont même pas soumises. Le geste du propriétaire de la moto consiste simplement à « essorer » la poignée de gaz pour faire du bruit. Ces manifestations très bruyantes, à la limite du supportable, tant pour le moteur que pour les oreilles, ne manquent pas de déclencher des petits rassemblements, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Attirés par le bruit comme les insectes le sont par la lumière, les spectateurs viennent subir l’insistance du son qui les transperce et qui émane d’une moto réputée véloce, prestigieuse, chère, etc.

La plupart du temps, ceux qui se permettent ces attentats sonores, parfois acclamés, sont en effet les possesseurs de motos clinquantes, qui seront du même coup au centre de toutes les attentions et de tous les regards. En outre, leurs motos disposent de pots d’échappement illégaux, non homologués sur la route, qui font plus de bruit, un bruit plus « authentique » dans la mesure où le conduit d’échappement est libre, il n’est pas entravé par des chicanes qui étouffent le son pour maintenir le niveau de décibels en-deça des limites légales. Avant d’oser solliciter l’attention de cette manière, le motard aura pris soin en général de vérifier que sa moto est parfaitement propre, que l’objet est impeccable, désirable par le commun des motards qui assistent aux courses de vitesse. Ce public est plus particulièrement susceptible, en effet, de subir l’assaut sonore des mécaniques en pleines douleurs avec plaisir ou reconnaissance. Les modèles dont on fait « parler » les moteurs sont en effet les répliques de ceux qui courent dans la compétition officielle, à quelques mètres de là. Toutefois, la compétition n’est pas de la même nature. Alors qu’en compétition, elle demande l’engagement d’une équipe technique, la finesse d’un pilotage, dans le public, il s’agit d’une compétition somptuaire, qui substitue l’étourdissement à l’adrénaline, qui est d’essence spectaculaire quand la course place le pilote en interaction avec son environnement, dans une situation de défi permanent d’une exigence rare.

Parents pauvres des pilotes de course, les spectateurs sont cantonnés, dans leur espace, à la compétition somptuaire qui consiste à faire valoir sa puissance financière, toute relative et toute inférieure d’ailleurs à celles des pilotes qu’ils admirent.

La situation du public des grands prix est visiblement frustrante. A défaut de pouvoir s’exprimer sur la piste, sur le terrain d’expression qui est destiné à leurs motos, ils se contentent d’afficher les signes, visuels ou sonores, de la compétition, et ainsi de participer ou plutôt d’encourager leurs héros par leur présence et leur contribution, à la marque dont ils achètent les motos, aux organisateurs des grands prix (avec le prix, élevé, des tickets d’entrée). La seule compensation dont bénéficient les membres du public est le respect dont ils bénéficient de la part de leurs congénères, les autres motards.

C’est une dimension importante de l’économie symbolique du champ des motards, notamment puisque ce respect qui leur est accordé dépasse le strict cadre des week-ends de grand prix. En effet, il faut prendre en compte le fait que les courses font aussi l’objet d’une diffusion de masse, à la télévision. C’est à cause de la médiatisation que les motards sont portés à adopter les signes de leur participation, même passive, aux formes les plus populaires de compétition. Pour ceux qui ont accès au spectacle de la compétition à travers ce médium, l’analogie est évidente entre les formes adoptées par les motos sportives vendues sur le marché et les motos des grands prix retransmis qui s’impriment sur les rétines téléspectatrices. Comme les grands prix sont visiblement le théâtre de la compétition la plus âpre, la plus risquée ou en tout cas la plus rapide, le prestige des pilotes véritablement impliqués va déteindre, pour partie au moins, sur ceux qui achètent les mêmes motos et qui seront donc supposer en faire le même usage totalement débridé et d’une certaine manière, libéré. Il y a donc dans le comportement des motards épris de motos de vitesse, en particulier dans leurs choix d’achat, une estimation inconsciente de la valeur, du crédit potentiel accordé à l’objet dans lequel ils investissent. En fait, tout se passe comme si ceux qui achètent une moto de vitesse ont avant tout besoin d’être estimés, regardés par le plus grand nombre et que c’est de cette énergie transmise par le regard des autres qu’ils vont alimenter leur propre attachement, finalement narcissique, à l’objet. « Dans la pratique, c’est-à-dire dans un champ particulier, toutes les propriétés incorporées (dispositions) ou objectivées (biens économiques ou culturels) qui sont attachées aux agents ne sont pas toujours simultanément efficientes ; la logique spécifique de chaque champ détermine celles qui ont cours sur ce marché, qui sont pertinentes et efficientes dans le jeu considéré, qui, dans la relation avec ce champ, fonctionnent comme capital spécifique et, par là, comme facteur explicatif des pratiques »[59].

Il s’ensuit que l’habitus qui porte les motards à acheter ces motos est en fait une stratégie visant à obtenir le maximum de gains sociaux ou symboliques, ce qui revient au même dans notre propos sociologique. Leurs dispositions manifeste une espérance de gains de reconnaissance adaptée au milieu dans lequel ils évoluent. Plutôt, elles correspondent à l’idée qu’ils peuvent se faire subjectivement du crédit qu’ils se verront accorder par les autres. Dans cette optique, la retransmission télévisée des grands prix est à la fois un facteur objectif qui porte à la reconnaissance des motos les plus sportives parmi les téléspectateurs, et aussi un instrument subjectif de connaissance, pour celui qui cherche à maximiser son profit dans le champ. C’est alors que l’acheteur retrouve un rôle actif, même si d’ailleurs il en est inconscient. Son comportement prend un sens actif, en tant que stratégie de distinction. Le fait de voir à la télévision un grand prix sera pour lui l’indice de la reconnaissance potentielle de la masse des téléspectateurs.

Idéalement, et dans les conditions d’un système économique parfaitement libéral, c’est-à-dire dans les conditions de la concurrence pure et parfaite, le téléspectateur/consomotard devrait, dans cette optique, être informé du taux d’audience des grands prix pour lui permettre d’affiner ses choix. Cela lui permettrait d’évaluer au plus juste l’impact de sa consommation de loisirs, c’est-à-dire de sa consommation ostentatoire, en fonction de l’impact médiatique, qui ne sera pas l’impact de la télévision en tant que telle[60], mais l’impact des images véhiculées, des images de véhicules en l’occurrence, qui vont dès lors qu’ils sont mis en avant, car la télévision est une scène, subir une transsubstantiation qui les fera immanquablement passer du statut subjectif d’outil au statut d’objet de désir.

On comprend mieux pourquoi, dès lors, les motos des grands prix attirent le regard, aguiche. Elle est d’autant plus attirante qu’elle est connue et donc reconnue. Seul le regard neuf du nouvel entrant dans le champ des motards sait encore s’étonner de ce que l’aura, au sens magique, au sens fort, d’une moto puisse être si grande. En fait, il ne s’agit pas de puissance mécanique, de performances, mais seulement de puissance fantasmée et nourrie du regard des autres.

En France, il existe une loi qui bride toutes les motos à un maximum de 100 chevaux. Dans la pratique, beaucoup de celles qui, à la sortie de l’usine, offrent plus de puissance, sont débridées à peine sorties du concessionnaire. Mais il ne demeure pas moins vrai qu’une partie de ces motos sont achetées telles quelles et conservent leur bridage. Prenons par exemple une moto de 150 chevaux potentiels mais bridée par la réglementation à 100 chevaux. La première est vendue nettement plus chère qu’une moto de 100 chevaux à l’origine et qui n’aura pas eu à subir de bridage réglementaire. On pourrait même supposer que la plus onéreuse sera aussi la moins agile étant donné le surcroît de poids occasionné par la plus grande puissance du moteur d’origine. Eh bien pourtant, il se trouve des acheteurs pour préférer acquérir, en dépit du bon sens le plus évident, la moto la plus chère, bridée. La seule différence « positive » étant alors le logo, R1 (pour 1000 cm3) au lieu de R6 (pour 600 cm3), pour citer des modèles sportifs populaires, que le conducteur pourra arborer. Le motard, c’est aussi « le fait d’un moi ne pouvant avoir le sentiment de se dépasser que s’il se reflète dans l’image que les autres lui offrent de son propre dépassement ».

 

A travers tous ces exemples nous avons donc contribué à prouver que l’achat d’une moto répondait bien souvent à des problématiques de consommation ostentatoire qui demeurent celles de la problématique Veblénienne. Cette consommation pourrait paraître innocente si elle ne posait in fine des problèmes de discrimination entre les différents sous-groupes du champ des motards.

Nous allons désormais nous poser la question de savoir quels sont les principes de distinction qui régissent le fonctionnement du champ par rapport à la société dans son ensemble, quels sont les traits distinctifs qui unissent les motards dans leur ensemble face au reste de la population française.

Etant donné la dispersion du champ à travers les classes, classes sociales ou encore classes d’âge, nous tenterons de cerner les traits distinctifs des motards, « fiers de l’être », à travers une analyse psycho-sociologique mettant en jeu principalement des traits de personnalité individuels transsubjectifs[61].

 

 

 


2.2.3. Psychologie transsubjective, genèse de la volonté d’être motard

 

 

2.2.3.1. Les motards au bal populaire

 

 

« Qui sommes-nous donc, nous les motards ?

Nous roulons de jour comme de nuit

Et qu’il fasse soleil ou bien pluie,

Nous allons confiants au hasard.

Sur nos montures capricieuses,

Nous cherchons un peu d’amitié,

De compréhension silencieuse

Dans un monde où tout est vicié.

 

Quand au loin on voit moto,

Blouson de cuir, luisant et noir,

Le réflexe se fait aussitôt :

Signe de main, appel de phare.

 

Pour nous qui sommes des exilés,

Des fous épris de liberté,

Qu’on soit japonais ou anglais

Une seule chose compte : Motard rester ! »[62]

 

Il nous importe, en tant que sociologue, de démystifier le discours auto-glorificateur des agents pour tenter de cerner ce qui, au départ, est la cause de cette volonté particulière de rouler à moto, avec tout ce que cela implique de marginalité, et de risque.

La question se pose en effet de savoir si le mouvement qui consiste pour un individu à adopter une conduite spécifique et qui tend très souvent à être à l'écart des normes les plus répandues n'est pas sous-tendu, partiellement déterminé, par des effets de domination ou, ce qui revient au même, de trajectoire sociale. La question qui se pose pour le chercheur qui étudie les motards est donc au moins de replacer différentiellement cette pratique au sein des pratiques quotidiennes ou de loisir, en cherchant à faire coïncider les spécificités de la pratique étudiée avec l'histoire sociale des agents qui y sont impliqués.

Le premier axe, le plus général, consiste à partir des traits caractéristiques typiques d’une classe à laquelle appartiennent la majorité de motards, pour essayer de dessiner progressivement un idéal-type de traits individuels ou supra-individuels pouvant correspondre à la pratique de la moto. Par exemple, d’après les résultats d’une enquête récente lors d’un salon parisien dédié à la moto, le cumul des employés et des ouvriers atteint 49% parmi les motards[63], ce qui peut largement justifier que l’on commence par essayer de détecter les traits typiquement populaires qui peuvent être associés à la pratique de la moto.

Pour les individus masculins d’origine populaire, la représentation du monde social[64] s’articule autour de couples d’oppositions entre la virilité et la docilité, la force et la faiblesse, les vrais hommes, les « durs », les « mecs » et les autres, êtres féminins ou efféminés, voués à la soumission et au mépris.  Les motards, comme les autres, vont chercher à manifester le fait qu’ils échappent à la soumission aux normes dominantes en se plaçant du côté « positif » de ces couples d’oppositions. Ainsi, leur refus de la normalité va devoir s’exprimer à travers les cadres de ces couples d’adjectifs, qui sont d’ailleurs eux-mêmes des produits de la culture dominante. En effet, les motards ou futurs motards, pour manifester leur ressentiment à l’égard de la culture dominante qui veut les soumettre mais sans toutefois les reconnaître (c’est le propre du traitement du système scolaire), par exemple, l’argot, dont on a fait la langue populaire par excellence, est en fait le produit du sentiment obscur que la conformité linguistique enferme une forme de reconnaissance et de soumission, propre à faire douter de la virilité des hommes qui lui sacrifient. Tout semble indiquer que, du fait de la prolongation de la scolarité, le personnage du « dur » se constitue aujourd’hui dès l’école, et contre toutes les formes de soumission qu’elle réclame, notamment le fait de devoir parler « correctement »[65]. Quand on envisage statistiquement la matière préférée des motards[66], on constate d’ailleurs que même l’Education Physique et Sportive, qui sert souvent de refuge aux motivations des « mauvais » élèves ne retient pas leur attention[67]. Les motards ont pour habitude de substituer aux rapports de savoirs (qui sont aussi des rapports de force, classés et classants) des rapports de force d’une autre nature, dotés d’une certaine autonomie relative, qui leur permettent de se soustraire au classement scolaire, notamment par le dénigrement anti-intellectualiste. Les motards ne vont pas non plus se risquer à l’évaluation pratiquée lors des cours d’EPS. Leur  réputation de « dur », leur capital de virilité et de force tient souvent à autre chose, qui tient plus de l’attitude, de l’hexis. Il ne faut pas s’étonner dès lors, si les entretiens font apparaître une franche aversion de ces motards envers l’éducation physique scolaire, alors même qu’ils déclarent « aimer le sport ». Dans la même logique, les entretiens mettent en évidence des stratégies d’évitement comme « sécher les cours », « se faire dispenser » ou encore « se faire exclure par le prof en jouant les caïds ». La moto a, dans cette stratégie, des vertus compensatoires évidentes : « Elle me console, tu vois, je suis pas très balèze ! »[68].

On trouve encore dans les chansons de Renaud une description poétique de ce type idéal du marginal façon motocycliste :

« L’était bâti comme un moineau,

Qu’aurait été malade

A la bouche, derrière son mégôt

Y’avait des gros mots en cascade

L’était pas bien gros c ‘t’asticot

Mais c’était une vraie boule de haine

On y filait plein d’noms d’oiseaux

Même ceux qui l’connaissaient qu’à peine

L’appelaient la teigne… »[69].

Les vêtements mêmes du motard permettent, en outre, d’abolir les frontières de classe habituelles, et de pouvoir jouer un personnage, chevaleresque en apparence, donc situé au sein d’une classe sociale imaginaire supérieure dans la conscience collective.

Le déni de la culture dominante et du mode d’inculcation scolaire, de tout le superflu de ces savoirs aux profits essentiellement différés (« jeunesse sacrifiée, avenir assuré »)[70], se manifeste dans l’adhésion à la technologie, qui est la matière préférée des motards. Ce choix témoigne simplement de pragmatisme, et, sociologiquement, de fidélité au milieu d’origine, de repli sur les valeurs familiales (essentiellement paternelles), qui conduisent aussi à une adhésion spontanée à la valeur du progrès technique et au refus de l’idéologie du mépris des techniques. En milieu rural ou ouvrier, la moto, originellement, n’est effectivement pas seulement un gadget, mais aussi toujours en partie, au moins pour la génération des parents, un investissement d’équipement nécessaire.

Les individus issus de milieux populaires et qui sont mal intégrés par l’école sont portés à rejeter les aspects les plus fortement marqués de la culture dominante, les formes de discours les plus tendues du parler académique. Pour ce qui concerne les motards, la constitution d’un argot spécifique tend à prouver qu’il y a un enjeu, tant pour le personnage idéal-typique du « dur » que pour les motards, à afficher un écart distinctif à la norme, aux formes d’expression ordinaires. Dans tous les cas d’argots, la transgression des censures passe par la recherche de l’expressivité, notamment en matière de sexualité. Le jargon motard affiche une expressivité qui est même parfois morbide, avec toutes les expressions qui désignent le fait de faire une chute à moto et qui sont cruellement imagées : « se viander », « s’éclater », « se manger », autant de signifiants qui affichent un défi à la mort. Cette transgression des normes officielles est dirigée, au moins autant, contre les dominés ordinaires, en d’autres termes, les cancres disciplinés, qui se soumettent, que contre les dominants ou, a fortiori, contre la domination en tant que telle. Les motards ne luttent pas forcément contre le principe du classement, scolaire ou autre. Ils cherchent simplement à substituer d’autres formes de critères de jugement et d’auto-jugement aux critères purement scolaires, pour mieux se placer au sein des taxinomies potentielles.

La licence linguistique, la marginalité qui s’assortit à la pratique motarde, font partie, du côté des « durs » de l’école comme du côté des motards, du travail de représentation et de mise en scène qu’ils doivent fournir pour imposer aux autres et à eux-mêmes l’image du « mec », revenu de tout et prêt à tout, qui refuse de céder au sentiment et de sacrifier aux faiblesses de la sensibilité féminine. En cela, la forme distinctive, c‘est-à-dire la différence spécifique par rapport à la norme à laquelle recourent les motards pour s’affirmer, est susceptible en permanence d’être la victime des jugements sociaux, en apparence les plus légitimes, en fait seulement bien-pensants, qui ne peuvent voir dans l’argot ou dans l’expressivité débridée, « vulgaire », des motards, qu’une dégradation systématique des valeurs affectives, morales ou esthétiques. Ils omettent en fait de voir l’essentiel, le fait que l’intention profonde du lexique argotique des motards, de leurs attentats sonores, de leurs prouesses sportives quasi-guerrières, de leur attitude et de leur tenue entièrement chevaleresque, est d’abord une pure affirmation d’aristocratisme populaire[71].

Forme distinguée de la vulgarité, de la culture populaire, le genre motard est le produit d’une recherche de distinction, de domination, mais originellement dominée (à l’école). En cela, la culture motarde se condamne à produire des effets paradoxaux, difficiles à appréhender dans un sens ou dans l’autre.

C’est évidemment chez les hommes et, parmi eux, chez les moins intégrés, actuellement et surtout potentiellement dans l’ordre économique et social que se rencontre le refus le plus marqué de la soumission et de la docilité. La morale de la force y trouve son accomplissement, parfois dans le culte de la violence et de jeux quasi-suicidaires, où s’affirme le rapport à l’avenir de ceux qui n’attendent pas grand chose de l’avenir, ce qui n’est sans doute qu’une manière de faire de nécessité vertu. Le parti pris affiché de cynisme, le refus du sentiment et de la sensibilité, identifiés à une sensiblerie féminine ou efféminée, cette sorte de devoir de dureté, pour soi comme pour les autres, qui conduit aux audaces désespérées d’un aristocratisme désuet, sont une façon de prendre son parti d’un monde sans issue, dominé par la misère et une certaine loi de la jungle, la discrimination et la violence, où la moralité et la sensibilité ne sont de toutes façons d’aucun profit[72].

La morale qui constitue la transgression en devoir impose une résistance affichée aux normes officielles, linguistiques ou autres, qui ne peut être maintenue en permanence qu’au prix d’une tension extraordinaire et, surtout, avec le renfort constant du groupe. Comme le réalisme populaire, qui produit stratégiquement une adaptation des espérances aux chances, cette tension constitue un mécanisme de défense : ceux qui sont contraints de se placer hors la loi[73] pour obtenir des satisfactions que d’autres obtiennent dans les limites de la légalité[74]  subissent de plein fouet le coût de la révolte.

Les valeurs du « milieu » motard constituent l’affirmation d’une identité sociale et culturelle non seulement différente mais opposée, en particulier à tous ceux qui se reconnaissent dans l’antithèse symbolique de la moto : la voiture, signe de tous les conformismes en matière de mobilité routière. La vision rebellée du monde qui s’y exprime représente sans doute la limite vers laquelle tendent les membres masculins des classes populaires dans les échanges internes au groupe des motards, en particulier lors des courses sauvages[75], échanges complètement dominés par les valeurs de force, de virilité et de performance, qui constituent une des manières les plus virulentes de résister aux manières dominantes (notamment tous les principes de précaution) à tout prix.

De la même manière que, pour le commun des classes populaires, les conversations de café, et en particulier les joutes verbales ou encore les surenchères ostentatoires, sont une manière particulièrement efficace de se retrouver dans un espace franc, autonome, libre et ignorant de ce fait les conventions académiques, les rencontres de motard ont pour principe limite essentiel l’ignorance des principes de vigilance imposés par la Sécurité Routière.

Quand des amis motards se réunissent, ce n’est pas seulement pour écumer les routes. Il y a des arrêts obligés, à la pompe à essence, au café, qui ritualisent la pratique. Le but n’est pas seulement de rouler mais bien de participer activement à un divertissement collectif capable de procurer aux participants un sentiment de liberté par rapport aux nécessités ordinaires, de produire une atmosphère d’euphorie sociale à laquelle la griserie de la vitesse ne peut évidemment que contribuer (« La vitesse me saoûle… »[76]). On est là pour s’amuser et faire que les autres s’amusent, et chacun doit, à la mesure de ses moyens, jeter dans l’échange tant ses prouesses de pilotage que ses bons mots (une fois à l’arrêt autour d’un café ou d’une cigarette) et ses plaisanteries. L’essentiel est d’apporter sa contribution à la fête en accordant aux réussites des autres le renforcement de ses rires, de ses exclamations approbatives (« Pas mal ! »). Chaque pause sera l’occasion pour les motards de revenir sur le lot d’événements que ne manque pas d’apporter chaque portion de route parcourue. On rediscute des pièges du parcours, des performances de chacun, untel qui « se traîne », untel autre qui « allume » (le moteur, c’est-à-dire qui fonce). On se remémore les sensations éprouvées, on tente de faire partager ses joies, ses succès (« ça passe ») ou plus rarement, ses déboires (« ça casse »).

Les pratiques qui ont cours parmi les motards, même les plus effrénées, ne donnent les apparences d’un naturel sauvage et débridé que si l’on omet de chercher la dimension collective du phénomène. En fait, les performances qu’effectuent les motards sur la route ne sont ni plus ni moins libres que celles effectuées par les coureurs professionnels. Dans le premier cas simplement, les règles en vigueur sont tacitement admises par le groupe des pairs, tandis que dans le second, elles sont enregistrées de manière juridique par les règlements sportifs. Les prouesses des motards hors-la-loi n’ignorent ni la recherche de l’effet, ni l’attention du public et de ses réactions, ni les stratégies visant à dépasser les autres tout en s’épargnant la chute et en restant toujours en-deça des limites du danger.

Elles sont au-dessus, au-delà des lois plutôt, mais tout en obéissant à leurs propres lois qui font de l’émulation collective la règle première.

Il est presque systématique, par exemple, de préférer attendre un congénère motard entre deux portions de route quand bien même celui-ci s’avère moins rapide sur la moyenne du parcours. La priorité est toujours donnée au groupe.

Le dépassement (de soi ou des autres, ce qui revient au même en dernière analyse), la prouesse, la performance et le sens de la compétition sont pour les motards une manière de sacrifier au culte populaire des signes de la virilité. La rudesse, la force et la grossièreté des langages fleuris, instituées en refus électif du raffinement efféminé, sont une des manières les plus efficaces de lutter contre l’infériorité culturelle dans laquelle se rencontrent tous ceux qui se sentent démunis d’éducation ; c’est le franc-parler populaire contre la rhétorique bourgeoise, ou des oppositions semblables, qui s’expriment peut-être même jusque dans le défi à la mort lancé par les motards.

Cette représentation assigne en effet au masculin la nature de l’homme « dur », avare de confidences, refusant les sentiments et les sensibleries, solide et entier, « tout d’une pièce », franc et fiable, « sur qui on peut compter », etc. Elle est en opposition à la nature féminine, faible, douce, docile, soumise, fragile, changeante, sensible et dépourvue, enfin, de la qualité essentielle que constitue la témérité pour des hommes qui acceptent de mettre en jeu jusqu’à leur sécurité et leurs corps, que ce soit par nécessité dans leur travail ou par jeu et défi dans leur passion.

L’habitus populaire fait une grande place à l’activité physique, qu’il s’agisse de labeur paysan ou ouvrier. En conséquence, les classes populaires sont largement inclinées à porter des jugements de valeur ayant trait et faisant référence au corps et à la singularité –aux qualités- qu’il aura su acquérir, principalement par le travail, comme la musculature ou l’endurance. Encore une manière de faire de nécessité vertu, les exigences de virilité que les classes populaires s’imposent à travers leurs jugements mutuels sont finalement une exigence détournée de travail laborieux. La force comme qualité virile est aussi la force au travail. De la même manière, la mise en jeu du corps fait partie des préréquisits du travail ouvrier (qui compte de loin le plus d’accidents de travail). Ainsi, on peut poser l’hypothèse que, même si la moto ne demande pas une vigueur de tous les instants[77], elle manifeste bien des signes de puissance virile et de maîtrise qui ont toutes les chances de trouver une appréciation positive de la part des classes populaires. « Il suffit en tout cas d’avoir conscience que les variations des pratiques sportives selon les classes tiennent autant aux variations de la perception et de l’appréciation des profits, immédiats ou différés, qu’elles sont censées procurer qu’aux variations des coûts économiques, culturels, et aussi, si l’on peut dire, corporels (risque, etc.), pour comprendre dans ses grandes lignes la distribution des pratiques entre les classes et les fractions de classe. Tout se passe comme si la probabilité de pratiquer les différents sports dépendait, dans les limites définies par le capital économique (et culturel) et le temps libre, de la perception et de l’appréciation des profits et des coûts intrinsèques et extrinsèques de chacune des pratiques en fonction des dispositions de l’habitus, et, plus précisément, des rapports au corps propre qui en est une dimension. Le rapport instrumental au corps propre que les classes populaires expriment dans toutes les pratiques ayant le corps pour objet ou enjeu, régime alimentaire ou soins de beauté, rapport à la maladie ou soins de santé, se manifeste aussi dans le choix de sports demandant un grand investissement d’efforts, de peine ou même de souffrance (comme la boxe) et exigeant parfois une mise en jeu du corps lui-même (comme la moto, le parachutisme, toutes les formes d’acrobatie et, dans une certaine mesure, tous les sports de combat). »[78]

 

Au-delà de cette perspective, on peut se demander quelles sont les raisons qui exigent de l’individu en passe de devenir motard qu’il franchisse la frontière[79].

Malgré les contre-vérités produites régulièrement par la presse moto, il faut savoir que la pratique motocycliste est très largement masculine[80]. Quand elle ne l’est pas, la représentation féminine est le plus souvent le fait de conjointes de motards. Pourtant, et ce depuis les années 1970 et la libéralisation formelle et juridique de la division du travail entre les sexes, la presse ne manque pas d’enregistrer des évolutions fictives : « la moto chez les filles est en expansion », « elles ont su se faire admettre dans le milieu motard ». Par ailleurs, la presse est friande d’articles concernant les motardes impliquées en compétition, ou encore celles qui voyagent, telle « Anne-France Dautheville […] : seule femme parmi une centaine de motards, elle va rallier le Pakistan ». Le caractère exceptionnel de ces aventures féminines semble attirer l’œil du journaliste, simplement par sa rareté, son pittoresque. Par contre, ce qui est moins évident, c’est que la presse se sent presque toujours tenue d’ajouter que ces événements sont des signes avant coureurs d’une égalité grandissante, d’une intégration des femmes, bref, dès qu’il s’agit de femmes, il faut s’empresser de préciser que c’est le signe que nous nous dirigeons en chœur, presque main dans la main, vers le meilleur des mondes et la fraternité sans frontière. En fait, l’essentiel de ces déclarations sont, au mieux, des encouragements, au pire, des alibis qui ne visent qu’à rassurer les motards sur leur bon droit à pratiquer un loisir qui est en fait exclusivement destinée ou orientée vers des valeurs de virilité. A travers les exemples féminins, rares, les motards soucieux de bons principes peuvent se rassurer sur l’accessibilité formelle, théorique, de la moto à la gent féminine. En fait, il faudrait savoir s’il existe effectivement une volonté de la part des hommes à ce que les femmes participent aux aventures motocyclistes.

Si l’on considère qu’il existe un sens de la distinction chez les motards, on peut penser, que, de la même manière que l’accès des femmes à certaines professions peut-être un signe ou un facteur de déclassement, l’accès des femmes à la moto rendrait la pratique moins rare, moins exclusive et de ce fait moins prestigieuse, au moins bien sûr sous le rapport de la virilité. « Dans l’accroissement de la part des femmes s’exprime tout le devenir d’une profession, et en particulier la dévaluation absolue ou relative qui peut résulter des transformations de la nature et de l’organisation du travail lui-même »[81].

Pour ce qui concerne les motards, l’accès des femmes au sein de certaines bandes serait immanquablement perçu comme le signe d’un relâchement du niveau d’exigence. Les prophéties bien-pensantes des journalistes, n’engagent qu’eux-mêmes, et encore : quand il s’agit d’inclure effectivement une motarde, potentiellement moins téméraire, donc plus lente, dans une bande, les réticentes apparaissent forcément. La femme risque de compromettre par son « instinct de conservation[82] » l’émulation du groupe qui repose sur la témérité comme valeur première ; elle est un facteur de perturbation, on pourrait même dire un facteur d’anomie, dans la mesure où l’exaltation de la virilité repose essentiellement sur des démonstrations de force ostentatoires et qui trouvent seulement dans les autres motards masculins de la bande un public encourageant. Ces démonstrations sont faites pour conjurer les situations d’infériorité sociale dans laquelle les motards peuvent se sentir eux-mêmes et, étant donné qu’elles prennent souvent les femmes pour repoussoir, (car il faut toujours « en avoir dans le froc », « y aller aux couilles »[83], quand on est un « vrai » motard), une grande partie de l’humour et des performances mises en œuvre risquerait de laisser de marbre, de déclencher l’indifférence, au mieux l’attendrissement, au pire, l’hostilité, des femmes et ainsi de générer un malaise inacceptable dans une situation ludique destinée avant tout à rassurer tous les membres du groupe sur leur potentiel de virilité et partant, de séduction.

L’attendrissement, « l’atermoiement » des femmes risquerait en fait de dévoiler le fait essentiel que les poses et les postures de bravade (par exemple à l’égard de l’autorité et en particulier de la police sur les routes) peuvent coexister avec un conformisme profond pour tout ce qui touche aux hiérarchies instituées, notamment mais pas seulement entre les sexes ; et que la dureté ostentatoire qu’impose le respect motard n’exclut nullement une certaine nostalgie de la solidarité, voire de l’affection, mais, à la fois comblée et réprimée par les échanges hautement censurés de la bande, et qui  s’exprime ou se trahit dans les moments d’abandon[84].

 

 

 

2.2.3.2. Les motards au bal des célibataires

 

 

L’homme se doit d’afficher les dehors de la virilité. Ces signes, qui, pour le motard, sont le blouson de cuir, la taille et le poids de leur « engin », fonctionnent comme autant de signes extérieurs de richesse symbolique par rapport aux femmes : ils expriment ce dont la femme est dépourvue et ce qu’elle est donc particulièrement susceptible d’envier. Ainsi, une moto n’est pas un scooter : ses centaines de kilos font voir l’homme à la peine lors des manœuvres, elle est salissante pour les mains, le casque décoiffe et rend les cheveux poisseux, etc. Autant de stigmates qui s’associent très difficilement, dans l’imaginaire commun, avec l’image de la femme. Un sondage[85] qui propose divers qualificatifs au sujet de la femme motarde telle qu’on se l’imagine fait apparaître en tête « Indépendante », « Aventurière » et enfin, « Masculine ». La femme risquerait donc effectivement de perdre une part de son identité sociale, la part féminine, en s’adonnant à la pratique de la moto. La femme « masculine » qu’elle devient aux yeux des autres fait d’elle une non-femme, qui est susceptible de perturber la représentation que les motards se doivent de se faire d’eux-mêmes. La possibilité d’être confrontés à des femmes motardes, qui tiennent toujours, par des stratégies égalitaristes en fait mal venues, à se faire reconnaître par les hommes en adoptant leurs postures, est un facteur d’angoisse potentielle pour les hommes : «  Ne croyez pas, vous motards, que nous sommes de vieilles grognons (…). Vous n’imaginez donc pas que des tas de nanas peinent pour se payer la monture de leur rêve ? Et que bien souvent, comme les motards, il faut qu’elles attendent plusieurs années, et enfin quand elles ont leur bête elles ne s’en servent pas comme des objets-frime, mais comme de vraies motardes : rouler par tous les temps, partager la vie des motards, faire toutes les concentres, aller aux G.P. et n’ayant pas peur de mettre leurs mains dans le cambouis. Croyez-nous, les motardes pures, ça existe. »[86]

On comprend mieux pourquoi, dès lors, le pourcentage de motardes reste marginal. Non seulement la femme motarde empêche l’homme motard de se sentir vrai-homme, c’est à dire homme masculin par opposition à la femme féminine, mais en outre elle s’expose à être considérée comme non-femme, c’est à dire femme masculine par opposition à la femme féminine. Tandis que la femme est toujours prisonnière de son genre sexuel, qu’elle reste toujours essentiellement une femme, l’homme est appelé à prouver sa virilité et sa masculinité, il est un homme en tant qu’il est une anti-femme, qu’il sait manifester son action, sa hauteur, sa constance (par opposition à la passivité et à la versatilité féminines).

 Il est en devoir de signifier par une sorte de performance le fait qu’il se distingue toujours de la femme. Les défis de toute nature, sportifs ou autres, et en particulier ceux qui impliquent des risques, sont destinés à assurer au groupe son exclusivité, c’est-à-dire l’accès exclusif à des personnes prêtes à se sacrifier pour le groupe et notamment, en dernière analyse pour la possession de la femme. La virilité parfaite en tant qu’idéal impossible laisse aux hommes le perpétuel sentiment d’une fragilité de leur point d’honneur masculin. Ils cherchent toujours plus de virilité contre la vulnérabilité de la femme et de ses qualités associées à la faiblesse, comme dans le body-building par exemple ou les pratiques forcenées des sports produisant les signes visibles de la masculinité. La virilité est particulièrement exigeante devant les autres, dans les situations de groupe qui l’exaltent et qui trouvent du courage dans la forme de lâcheté qu’est la conformation aux pratiques du groupe.

En fait, l’homme risque en permanence de devenir femme s’il se relâche. Au contraire, les femmes ont, à la limite, leur faiblesse pour vertu, avec par exemple la qualité essentielle que constitue pour elles (ou plutôt pour les hommes) la douceur. Elles ont pour seule obligation l’attente, telles autant de Pénélope, et le devoir de valider l’efficacité des démonstrations viriles en accordant plus de crédit et de reconnaissance aux plus masculins, aux plus aventuriers, aux plus fous, aux plus orgueilleux sous le rapport du point d’honneur masculin. Elles appliquent en fait la valorisation de ce qui leur est rare, inaccessible, à la manière, caricaturale, de Groucho Marx quand il plaisante : « Qu’est-ce qu’un club dont je ne suis pas exclu ? ».

Ce faisant, en reconnaissant les modes de distinction proprement masculins et virils, même ceux qui les cantonnent à un rôle social dominé, les femmes encouragent les hommes à adopter les modalités d’existence du personnage « dur ».

La virilité ne peut alors s’exprimer, la plupart du temps, que dans la violence envers les autres, dans le fait d’être intransigeant, violent : la reconnaissance de la virilité suprême se trouve dans les manifestations de domination. « La virilité, on le voit, est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord en soi-même. »[87] Cette peur du féminin est intériorisée par les motards qui s’appliquent, même entre eux, par un effet d’inertie de leur habitus viril, à manifester ostensiblement leur distinction masculine.

On peut en effet parler d’habitus précoce et préconditionnant la pratique motocycliste dans la mesure où la disposition à adopter durablement la moto comme mode de déplacement suppose l’acceptation d’un certain nombre d’enjeux symboliques, souvent de nature guerrière, agonistique, voire cynégétique envers les femmes.

Les jeux socialement assignés aux enfants mâles (dont la forme par excellence est la guerre) et les rites qui instituent leur position dominante les préparent doublement aux jeux sociaux d’adultes, jeux pour la domination d’hommes-enfants que sont les hommes.

A l’opposé, les femmes, du fait qu’elles ont le privilège négatif de n’être pas dupes, pas « touchées » par ces jeux, s’en trouvent soit cantonnées à une simple solidarité affective soit à une distance totale, ce qui équivaut dans les deux cas, pour les hommes, à des attitudes de frivolité ou d’incapacité. Pour ce qui concerne la moto, il est donc logique qu’elles ne pratiquent pas dans la mesure où leur ambition est accordée à leurs possibilités ou même seulement à ce qu’on attend d’elles : les femmes vont « développer des incompétences » et se sentir incapables de faire ce qu’elles ne sont pas censées savoir-faire, sans même essayer.

Au bout du compte, soit les femmes voient d’un regard lucide les simples exaltations obsessionnelles du moi que composent en général les luttes des hommes qui ne cherchent heureusement, dans le cas de la moto, que la démonstration plutôt que la victoire absolue, soit elles ne participent à ces jeux de pouvoir que par l’intermédiaire de leurs hommes, par procuration, à défaut d’avoir à la fois l’habitus et la possibilité de se mettre en avant.

On comprend que la figure typique de la motarde est en fait celle de la passagère, agrippée derrière son homme[88]. En montant à l’arrière d’une moto, la passagère fait état de son adhésion aux valeurs du jeu, elle se transforme en spectatrice parfaite. Telle un téléspectateur immergé dans l’action d’un sport grâce à une caméra embarquée, elle se donne à vivre des émotions intenses, mais sur le mode passif, et en acceptant de remettre son destin dans les mains d’un autre, le pilote, qui tient dès lors la responsabilité d’une vie dans chacune de ses deux mains.

Les jambes repliées, crispées autour de la selle, secouée par la suspension arrière (réglée plus dure que l’avant), en proie au froid, au vent frontal qui applique une pression constante sur les muscles cervicaux, souvent ne disposant pas des mêmes équipements (blouson de cuir, gants spéciaux), la passagère passive court autant de risques mais sans engranger les mêmes profits symboliques, qu’ils soient d’auto-satisfaction ou de reconnaissance. Ce n’est pas elle qui est aux commandes, elle prend les risques sans les calculer, elle n’a que le mérite d’exister derrière et aucune des qualités de réflexe ou de précision associés au pilotage n’est exigée d’elle. Son seul mérite est son sacrifice, son dévouement, qui est voué à être reconnu seulement par le pilote, et non par les pairs.

De ce fait, les passagères sont la plupart du temps exclues des balades entre motards[89], tandis qu’elles sont appréciées quand il s’agit d’accompagner un conducteur solitaire.

De deux côtés bien distincts, il y a, de l’un, les balades entre copains, avec chacun sa moto, qui sont l’occasion de petites courses, et de l’autre, la balade à deux sur une moto qui est plutôt l’occasion de se rapprocher d’une fille ou de profiter d’une vie de couple établie.  Dans le premier cas, il s’agit avant tout d’activités agonistiques, tandis que dans le deuxième cas, il s’agit d’activités cynégétiques. Il s’agit donc de deux activités essentiellement guerrières qui visent, d’un côté le prestige auprès des pairs, de l’autre, le prestige auprès de la femme. Si la femme est de toute façon portée à reconnaître la pertinence des critères de prestige que les hommes s’appliquent entre eux, par le simple fait d’une part qu’elle se sent jugée en fonction de ces critères (qui la plupart du temps d’ailleurs la placent du mauvais côté des couples de valeurs[90]), il n’en demeure pas moins que le bon motard saura, lors des balades « en amoureux », éviter à celle qu’il appelle, entre amis, le « sac de sable », les pires brusqueries ou les plus âpres peurs. Il en va, bien sûr, de la réussite de l’opération de séduction.

 

De l’avis même de certains motards, la moto a vocation à être un « piège à minettes ». Cette vocation de la motocyclette est présente, au moins à l’état fantasmatique, dans la conscience collective des motards. L’objet est de nature phallique, et par là même une distinction positive, par rapport et pour les femmes. En effet, la virilité comme expression de l’honneur masculin est liée d’abord à la virilité physique et donc au phallus qui « concentre tous les fantasmes collectifs de la puissance fécondante »[91] et dont la moto peut apparaître comme une extension[92].

« Je suis sur ma machine, une « meuf » est assise à l’envers sur le réservoir, on fait l’amour et plus j’accélère plus elle tombe sur moi plus elle s’agrippe et plus c’est bon, et ça dure très longtemps »[93]. Ce rêve exprime, parmi de nombreux autres, un fantasme de puissance sexuelle qui s’associe facilement à la pratique de la moto.

Rêvé plutôt qu’exprimé, fantasmé plutôt que réalisé, la traduction de l’inconscient motard semble corrélée au fait que la tendance statistique fasse état d’un taux de célibat particulièrement élevé parmi les plus assidus des motards[94], s’agissant en tout cas du mariage institutionnel et légal. Les justifications avancées dans l’enquête font état de situations sociales défavorables : « la plupart de motards sont des jeunes de moins de 25 ans, leur catégorie socio-professionnelle est encore relativement modeste, la plupart vivent chez leurs parents, beaucoup sont étudiants et ne disposent pas d’une assise sociale suffisante pour convoler en justes noces »[95].

De l’autre côté, on sait que les femmes aspirent presque toujours, statistiquement, ou au moins traditionnellement, à se marier de bas en haut dans la hiérarchie sociale. On pense en particulier au fait que plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus les femmes aspirent à se marier avec un homme de grande taille, manifestant par là ce qu’elles pensent être un signe de pouvoir efficace[96]. Ce fait doit être confondu avec une autre donnée, qui prend alors une allure inquiétante : la taille moyenne des motards qui pratiquent la vitesse sur circuit serait de 171 cm, pour un poids de 66 kg, soit une taille inférieure à la moyenne nationale (située à 173 cm, mais cependant plus élevée chez les jeunes). Il apparaît donc que la distorsion entre les attentes sociales des femmes que les motards sont prédisposés à rencontrer de par leurs origines sociales communes, et ce que ces motards sont en mesure de faire valoir sur le marché des échanges sexuels est problématique. Les commentaires ironiques abondent d’ailleurs, en tout cas de la part des autres motards, qui en viendraient presque à trahir la solidarité du groupe : « Piloter les plus grosses machines leur permet sans doute dans une sorte de logique compensatoire de faire oublier leurs petits biceps »[97]. On peut faire l’hypothèse que, pour certains motards d’origine populaire mais en décalage social par rapport à leurs pères (ou leurs pairs), la moto est une stratégie de compensation. Par exemple, un fils employé de père ouvrier n’aura pas, du fait des contraintes physiques de son travail, la même corpulence, la même carrure. En termes proprement sociologiques, on pourrait parler de translation du capital économique vers le capital culturel, translation vécue comme une rupture, qui fait qu’en l’espace d’une génération on peut se trouver séparé de ses parents par une distance d’habitus, de manières, de milieu. Entre, par exemple, un père ouvrier et un fils maquettiste, c’est à dire entre un père qui va utiliser sa force, et un fils qui utilisera plutôt son adresse, une certaine distance, et, par là, une certaine incompréhension risque d’apparaître, avec du côté du fils à la fois l’admiration et la déférence obligées envers le père et, d’un autre côté, une certaine gêne vis-à-vis du milieu d’origine, qu’on a quitté, ou une certaine honte, honte d’être extrait d’un milieu auquel l’application de certains principes de vision (dominants), ceux du pouvoir, ceux de l’école, ceux du patron particulièrement, porte à déprécier, tandis que la force théorique (capital culturel) profite de la reconnaissance qui lui revient de droit en société capitaliste.

Ces effets intergénérationnels entraînent des décalages, des ruptures structurelles entre générations, et sont par là même des facteurs d’anomie, de confrontation entre plusieurs systèmes de valeurs. A l’échelle individuelle, il faut pour le motard compenser, c’est-à-dire, en termes de don et de contre-don, qu’il lui faut rendre à son groupe, à sa famille en l’occurrence, ce qu’il a acquis au travers de sa progression sociale, c’est-à-dire la capacité à dépasser ses pairs et dont il sait forcément qu’il leur doit quelque part cette possibilité (avec par exemple les sacrifices des parents pour les études des enfants).

Malheureusement, il y a plus que du simple argent, de la simple monnaie comptable (et donc remboursable) qui sépare les mondes professionnels. La division du travail sociale engage des habitus, et par là, des valeurs, des catégories de représentation, qui font que les décalages entre groupes sociaux sont quelque part irrémédiables, qu’il y a des frontières invisibles qui séparent les différents acteurs du monde sociale en classes.

La moto permet peut-être de regagner une partie de la virilité perdue du père.

Sans requérir les conditionnements et les dispositions propres à l’hexis populaire, elle permet d’afficher ostensiblement les signes de la virilité : épaules carrées sous le blouson de cuir, attitude chevaleresque, etc. contribuent à renvoyer l’image de la virilité, théoriquement libérée de la nécessité du labeur. Les références implicites au risque, de souffrance, de mort, contenues dans l’imaginaire motard, et les références à la souffrance réelle (morsure du froid, de la pluie, du vent) sont là pour rendre indiscutables les signes de la virilité, de l’endurance à la peine, reconquises.

On trouve un exemple approprié de ces conduites de rachat et de ré-appropriation symboliques dans le passage suivant des Mythologies[98] : « Et de même que le vin devient pour bon nombre d’intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et conjurent par le sang et la pulpe molle, la sécheresse stérile dont sans cesse on les accuse ».

 

 

Mais en fait, même en dehors des rêves, on trouve des déclarations lucides de la part des motards les plus concernés : « Sur la moto, il n’y a plus de petits ni de grands »[99].

D’après certains critères, qui ne sont pas seulement sociaux, certains hommes peuvent se trouver défavorisés. Pour ce qui concerne la taille, par exemple, l’arbitraire est total. Ainsi, même si les mariages tendent toujours à se faire entre familles équivalentes du point de vue économique, les aspirations des femmes tendent à surestimer les qualités attendues du mari potentiel (et donc en particulier, pour les femmes issues des classes populaires, les signes physiques de virilité comme la taille ou la corpulence). Ces attentes de virilité se rencontrent de plus en plus à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale, mais aussi, plus précisément, quand on va du capital culturel (les titres scolaires) vers le capital économique (la propriété), puisque la force brute y est plus nécessaire que la force intellectuelle. En d’autres termes, la distance à la nécessité de la force brute, biologiquement et surtout symboliquement masculine, se fait plus grande à mesure qu’on passe de l’exécution à la direction, du corps à l’esprit, de l’ouvrier à l’intellectuel.

 Il se produit, de ce fait, des  décalages structurels qui entraînent fatalement des incertitudes quant au mariage, des situations de précarité affective, grossièrement cernées par le cadre statistique des « célibataires ».

 

« Je fais une virée en ville, la journée a été bonne, je ramène quatre nanas sur ma selle, bonne récolte ! Je prends le chemin du retour tout guilleret. A chaque feu rouge j’accélère comme une bête pour les impressionner, manque de pot j’en perds une à chaque fois, j’arrive chez les potes tout bredouille ! »[100].

 

58,5 % des motards sont mal à l’aise dans les soirées, bals, dancings, etc.

Les causes invoquées : «  bagarres et saoûleries, milieu prétentieux, sentiment d’être rejeté, mal aimé, fausse libération, déteste la foule, horreur des bêcheuses, etc. ».

Avec la moto, 38,3% des motards espère consciemment prendre une « certaine importance auprès des filles et se valoriser ».

Enfin, 57,7% des motards déclare que la moto leur a « amené des copines ».

« Le motard projette dans sa moto des images de virilité, puissance, noblesse, courage (…), qualités qu’il fait  siennes et dont il estime qu’elles le représentent ».[101]

 

Ces statistiques vérifient donc notre hypothèse théorique générale, et nous insisterons sur le fait que la moto peut constituer un pouvoir d’attraction sur les autres, sur les femmes, un pouvoir social, un investissement symbolique de nature à engranger des profits sociaux, un capital symbolique convertible pour partie en capital social. Toutefois, on n’aurait pas dit grand chose si on s’arrêtait à ce point de l’analyse. En effet, tous les objets intègrent ou sont pénétrés de symbolique. Ce qu’il faut déchiffrer, c’est pourquoi la symbolique de virilité associée à la moto se trouve sollicitée, appropriée par certaines personnes, pourquoi donc ce sont certaines personnes et pas d’autres qui font leur la symbolique de la moto, et aussi comment le fait que la pratique soit investie par ces personnes influe en retour sur la symbolique.

Le taux statistique de célibataires parmi les motards est une des données les plus fortes, avec presque 90 %. Quand on sait que par ailleurs, les revenus des pratiquants sont modestes pour la plupart[102], on peut se demander si, la moto étant considérée comme un instrument de pouvoir, il ne faut pas relier ces éléments. C’est ce que nous allons tenter.

On sait que depuis que le libéralisme sexuel s’étend dans la société, l’incertitude en matière affective s’étend à mesure. Comme le dit prosaïquement Michel Houellebecq en faisant l’analyse de l’extension du libéralisme à toutes les sphères sociales : « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. »[103]

Le phénomène motard tel que nous l’analysons est né à la fin des années 1960, et correspond donc effectivement à la période d’extension du libéralisme au domaine sexuel. On peut donc admettre, que les motards, comme les autres membres de la société, doivent satisfaire aux exigences du système de valeur en vigueur pour accéder à la consommation sexuelle. Dans cette optique, posséder une moto est un signe de richesse parmi d’autres, un atout de séduction dont il faut essayer de saisir la logique propre. On attend d’elle qu’elle puisse signifier le pouvoir de son détenteur, pouvoir qui aujourd’hui ne va plus de soi, ne dépend plus de la naissance et des arrangements familiaux, n’est plus assuré par la filiation, par le milieu, par le rang. L’incertitude règne.

Le célibat, dans l’ancien système, pré-libéral, était vécue comme soumission à la règle. Il se trouvait alors, par exemple, comme le démontre Bourdieu[104], que des cadets soient célibataires du fait de la préséance des aînés. Aujourd’hui, le célibat frappe au hasard, ou tout du moins en fonction de déterminismes structurels qui échappent aux consciences. Avant, le célibat était anomalie normale, aujourd’hui, il constitue un dérèglement du système : c’est l’anomie.

Ainsi, pendant les années 1960, le relâchement de l’autorité paternelle, l’ouverture des jeunes, et en particulier des motards, qui affichent une propension à la contestation et à la rébellion, ont ôté à la famille son rôle d’intermédiaire actif dans la conclusion des mariages. Par suite, la recherche d’un partenaire est laissée à l’instigation des individus. Dans l’ancien système on pouvait à la limite se dispenser de séduire. Aujourd’hui tout a changé, les jeunes sont fiers de leur individualité et se trouveraient de ce fait tout à fait ridicules si on les mariait. A un système d’échanges matrimoniaux dominé par la règle collective, a fait place un système régi par la logique de la compétition individuelle. Dans ce contexte, le jeune issu des classes populaires est tout spécialement désarmé. L'appartenance à une « bande » de copains masculins et dont les signes de virilité font partie des critères électifs fait perdurer la séparation entre les gentes masculines et féminines, instituées très tôt par la société, par exemple au niveau des goûts et des préoccupations, la petite voiture pour les uns, la poupée pour les autres.

Etant donnée cette « ligne de démarcation mystique », pour reprendre le mot de Virginia Woolf, instituée entre les sexes, la moindre approche d’un garçon envers une fille est de grande conséquence parce qu’elle rompt brusquement le rapport d’ignorance et d’évitement réciproques.

Les femmes, plus portées à rechercher des partenaires sexuels dominants dans la hiérarchie sociale, notamment du fait de leur domination précoce au sein de la famille qui les porte à s’illusionner sur des espoirs d’arrachement à leur servitude, sont toujours tentées d’ignorer leurs pairs afin de rester disponible pour un hypothétique prince charmant, charmant peut-être, prince avant tout, aristocrate de la séduction.

Si, à l’époque, c’était l’urbanité qui était pour les paysannes le principal critère de choix (conscient ou non), il en va différemment aujourd’hui mais par une simple translation. Le motard, qui affiche des signes très « primaires » de virilité, et notamment sa saleté, risque en permanence l’assimilation aux classes laborieuses, même s’il entend contrecarrer cette assimilation en en faisant un atout, à travers ce qu’on pourrait appeler un certain sens chevaleresque, c’est-à-dire l’habileté à convertir les signes de force en signe de distinction, à faire de la saleté une témérité, de la témérité un courage.

Particulièrement attentives et sensibles, du fait de leur éducation, aux gestes et aux attitudes, aux vêtements et à l’ensemble de la tenue, promptes à conclure de l’apparence extérieure à la personnalité profonde, les femmes, plus ouvertes aux idéaux dominants[105], jugent les hommes des classes populaires selon des critères étrangers : estimés selon cet étalon, ils sont dépourvus de valeur.

Le motard cherche à compenser cette dépréciation, structurelle, en donnant à sa crasse une dimension de prestige indiscutable : après tout, il s’expose à un risque identifiable supérieur à tous les autres risques légaux… la mortalité routière est la plus grande pour les jeunes (15-25 ans), quelle que soit la catégorie de véhicules… pour les motards, ce n’est même pas la peine d’en parler.

L’application des principes de vision dominants, que ce soit, dans le cas du motard, ceux du père ouvrier qui valorise les signes de force laborieuse, ou celui des femmes qui cherchent la distinction intellectuelle, bourgeoise, conduit les motards à intérioriser l’image de lui-même que forment les autres. Il vient à percevoir son corps comme corps marqué par un défaut, même s’il ne s’agit à l’origine que de jugements stéréotypés. En particulier, il s’inquiète de ne pouvoir afficher des muscles saillants, formés lors de l’exercice inlassable du travail physique, portant directement la trace des attitudes et des activités associées à la vie ouvrière. Par suite, il est embarrassé de son corps, et dans son corps.

Cette conscience malheureuse de son corps, qui l’entraîne à s’en désolidariser (affectivement), qui l’incline à une attitude introvertie, racine de la timidité et de la gaucherie, lui interdit la danse (voir plus haut statistique sur la fréquentation des bals), et les attitudes simples et naturelles en présence des filles. Les motards ne sont pas à l’aise en présence des filles, à la limite, le choix de la moto comme pratique de loisirs leur assure de tenir les filles à distance, sans qu’ils aient à vivre cet éloignement comme une incapacité de leur part, mais au contraire en leur permettant de vivre cet éloignement comme une distance élective. Ce qu’ils ignorent ou feignent d’ignorer, c’est que la moto leur permet de renverser la distance (c’est-à-dire de faire de la mise à distance par les filles une mise à distance des filles) qu’ils ont envers les filles, et dont ils ont d’abord souffert avant leur entrée dans le champ (étant adolescents), en une valeur positive, distinctive. Ils décident de se créer un monde inaccessible au féminin, le champ des motards, et qui devra leur assurer des profits symboliques positifs, en premier lieu de la part de leurs pairs, du jugement masculin, puis éventuellement, en fin de compte, de la part même des femmes qui à leur tour se sentiront éventuellement flattées de rencontrer quelqu’un qui s’est voulu inaccessible en s’enfermant dans une « bande ». A la manière du prêtre, l’entrée dans le champ motard peut-être vue comme un engagement sacerdotal. Il existe des cas de motards qui sont se sont engagés dans la pratique à la suite d’une rupture sentimentale. Il en existe de nombreux autres qui abandonnent la moto à la suite d’un mariage[106]. Entre les deux moments, certains resteront célibataires, inaccessibles aux femmes, et, par la même occasion, auront tenté d’acquérir une rareté relative et un prestige sur le marché des échanges sexuels[107], la part de capital symbolique qui leur manquait peut-être jusque là. Ils donnent, schématiquement, l’occasion aux femmes de constater quel est le parti le plus téméraire, le plus fougueux, le meilleur parti sous certains rapports, etc.

Embarrassé de son corps, le motard est gêné et maladroit dans toutes les situations qui exigent que l’on donne son corps en spectacle. Donner son corps en spectacle, comme dans la danse, suppose que l’on accepte de s’extérioriser et que l’on ait une conscience satisfaite de l’image de soi que l’on livre à autrui. Rouler à moto, c’est avoir le visage entièrement caché sous un casque, la corpulence masquée par les cuirs rigides des habits spécifiques[108], près du corps mais épais, seyants mais imposants. « J’avais l’impression d’être blottie contre un corps super ferme et ça m’avait bluffée »[109], rapporte une passagère.

De façon générale, l’exclusion du genre féminin du champ motard se manifeste aussi par le fait que les sentiments ne sont pas choses dont il est bienséant de parler entre motards. En effet, les préoccupations d’ordre affectif sont justement perçues comme étant par trop féminines, quand bien même elles affectent, elles éprouvent directement certains hommes. Cela fait partie de leur impératif d’honneur de ne pas céder à la sensiblerie, chacun mettant sa fierté et son point d’honneur à dissimuler le désespoir latent de sa situation de célibataire, puisant sans doute dans des espoirs futurs incertains les ressources de résignation qui sont indispensables pour supporter une existence temporairement privée d’équilibre sexuel.

« Je suis en pleine course, mes freins lâchent, mais plus fort que moi tu meurs ! Et je termine la course sans frein. Me voilà si célèbre que les femmes me lâchent plus les bottes. Je les ignore, chacun son tour »[110]. Tout le drame de la relation d’exclusion réciproque entre les sexes, dont la souffrance est d’abord déniée par le motard, se transforme en ressentiment. Je les ignore, chacun son tour. Le risque psychologique vécu par le motard, c’est d’abord celui-ci, celui de l’exclusion mutuelle, de la haine de soi, retournée finalement contre l’autre.

La pratique motocycliste conduit, pour les plus rebelles, à des conduites assimilables à une menace terroriste sur l’ordre public : les attentats sonores des pots d’échappement libres[111], les grands excès de vitesse en ville, sont autant de manifestations du ressentiment vis-à-vis de l’autorité légitime, du « bourgeois »[112] et de son confort auquel, à défaut de pouvoir accéder, on va attenter.

 

 

Au-delà des théories et des explications faisant une place centrale à la domination symbolique, il faut essayer de comprendre la signification sociale que revêt l’existence du motard. Il s’agit de cerner comment l’action collective des motards fait sens, sens collectif à leur action, et quels sont plus particulièrement les invariants de la pratique prise dans ce sens collectif. Il existe des valeurs fédératrices pour les motards, quelles sont-elles ?

Il faut chercher quels sont les facteurs internes de cohésion du groupe, qui, même s’il se constitue toujours par rapport à d’autres groupes sociaux, ne peut pas se passer d’une certaine autonomie et de valeurs appropriées et vécues en propre. 

Les théories de la violence symbolique ne permettent pas d’expliquer le vécu phénoménologique de l’expérience du motard (qui ne vit pas du tout sa domination comme une domination).

Nous allons tenter cette explication en nous appuyant, dans un premier temps, sur une analogie entre communauté des motards et communauté religieuse, retraçant les frontières du sacré et du profane dans la cosmologie motarde.

 


 

 

 

 

3.

LES FACTEURS DE COHESION SOCIALE AU SEIN DU GROUPE

 


3.1. La compétition comme forme d’intégration et de socialisation de la communauté motarde

 

 

 

Nos analyses des usages sociaux de la moto ont particulièrement souligné la violence symbolique inhérente à ce champ social. Pourtant, n’importe quel observateur remarque à quel point l’esprit de compétition est l’essence de la communauté motarde. Une aporie des sociologies de la domination (sociologies vébleniennes et bourdieusiennes), c’est l’incapacité qu’elles ont à penser la cohésion d’un groupe aussi traversé par la violence symbolique. En effet, du point de vue phénoménologique du vécu des motards, la domination symbolique n’est pas aussi radicalement violente que peuvent l’entendre Veblen ou Bourdieu. Les motards possédant les motos les moins coûteuses, les plus vieilles, les moins rapides ou tout simplement, n’aspirant pas au mode de vie compétitif des dominants du champ ne se sentent pas (en tout cas la plupart du temps) en porte à faux vis-à-vis des motards les plus motards (selon les normes du champ). En fait, les motards dominés sont pleins d’admiration par rapport aux motards dominants. Ils sont joyeux de leur joie, admiratifs de leurs succès, comme dit Adam Smith dans la Théorie des Sentiments Moraux, c’est la sympathie et non l’envie et la jalousie qui régule les relations entre les motards. La sympathie pour Smith, c’est la participation du pauvre au bonheur du riche, par identification. Le pauvre considère qu’en admirant le riche, en reconnaissant sa supériorité symbolique (par rapport aux règles instituées), il participe un tant soit peu à sa réussite. Il pense quasi-magiquement que cette réussite rejaillira sur lui sous une forme ou une autre. C’est de cette façon que dans la communauté motarde, la compétition devient un facteur de cohésion sociale très fort. Un peu de la même façon que la concurrence marchande, dans la Richesse des Nations de Adam Smith.

Albert Hirshman, dans Des Passions et des Intérêts, montre comment, au 17ème siècle, s’est substitué, au sein de la classe dominante des pays occidentaux, l’amour du commerce à l’amour de la guerre. C’est-à-dire la compétition non-violente, la concurrence économique, à la compétition violente. Hirshman montre clairement comment la cohésion sociale des sociétés occidentales s’est refondée sur des rapports commerciaux et concurrentiels alors qu’elle se fondait auparavant sur des rapports violents et autoritaires au sein de la société féodale. La diminution de la violence et la policisation des mœurs qui a été corrélative du développement du commerce[113] a permis de créer une nouvelle cohésion sociale au sein des sociétés occidentales autour des valeurs marchandes. C’est donc, comme le montrent Smith et Hirshman, les valeurs de compétition, de concurrence policée, réglée par le commerce, qui sont les facteurs principaux de la cohésion des sociétés modernes.

Pour ce qui est des motards, nous sommes dans la même configuration. Comme Simmel le montre dans son étude sur le conflit[114], la concurrence peut-être une forme de synthèse et de cohésion sociale très forte. Et c’est justement la concurrence qui s’exprime dans la communauté des motards comme esprit de compétition qui est le principal facteur de cohésion du groupe des motards. « Il y a tout de même cet effet de socialisation ; elle oblige le concurrent, qui voit qu’il a un rival - et qui bien souvent ne serait pas un concurrent sans cela, à aller au devant et à se rapprocher de celui qu’on cherche à séduire, à se lier à lui, à étudier ses forces et ses faiblesses et à s’y adapter, à chercher toutes les passerelles qui pourraient relier sa propre personne et son propre travail au sien ou à les établir »[115]. C’est donc par le biais de la concurrence que les motards rentrent en interaction avec leurs congénères, c’est la concurrence qui les pousse à s’intéresser aux autres motards. C’est parce qu’ils sont en compétition avec les autres motards qu’ils s’intéressent à la puissance de leur moto, à la configuration de leur équipement. Il faut qu’ils étudient les forces et les faiblesses de leurs concurrents pour pouvoir tout mettre en œuvre pour les dépasser.

C’est cette forme d’intégration sociale par la compétition qui fait que les motards s’intéressent énormément, et probablement plus que s’ils n’étaient pas en compétition, à leurs pairs. On n’arriverait pas à créer une cohésion aussi forte, un esprit de groupe aussi prégnant, un intérêt cognitif aussi élevé s’il ne s’agissait pas de dépasser son compétiteur.

Ce que Simmel remarque très finement, c’est à quel point, dans ce qu’on appellera plus tard une société de masse, les individus sont seuls et indifférents aux autres, tout préoccupés qu’ils sont par leurs affaires personnelles. Pour recréer du lien social dans cette société anomisée, pour faire que les individus s’intéressent à nouveau les uns aux autres, pour les sortir de l’anonymat, il va leur falloir un intérêt cognitif très brutal et très violent : « depuis que la solidarité étroite et naïve des organisations primitives et sociales a cédé la place à la décentralisation, qui fut le résultat immédiat de l’élargissement quantitatif des cercles, il semble que les efforts des hommes pour les autres, l’adaptation des uns aux autres, ne sont possibles en effet qu’au prix de la concurrence, c’est-à-dire en luttant à la fois pour éliminer un rival et pour séduire un troisième homme [...]. A voir la taille et l’individualisation de la société, il semble que bon nombre d’intérêts, qui maintiennent finalement la cohésion du cercle de chaînon en chaînon, ne sont vivants que si la lutte concurrentielle est assez désespérée et assez violente pour les imposer au sujet »[116]. Ainsi il est clair que la brutalité (du moins aux yeux des non-initiés) que peut prendre la compétition entre les motards, les risques qu’ils peuvent prendre au détriment de leur intégrité physique, peut s’expliquer par l’anonymat croissant auquel sont soumis la plupart des gens. Pour recréer des liens forts, pour permettre aux uns de s’intéresser aux autres, il faut que les enjeux soient forts. C’est pourquoi les motards semblent parfois, dans leur compétition, aussi agressifs. Il s’agit en fait d’un appel désespéré au regard de l’autre qui devient de plus en plus difficile de capter dans une société de masse qui s’individualise et s’anomise.

Il s’agit donc pour le motard, par le biais de la concurrence, par seulement d’exploiter symboliquement l’autre ni même de le dominer, comme on pourrait le croire si on en restait au niveau des sociologies de la domination, mais plus simplement et peut-être plus fondamentalement, d’exister pour l’autre, d’exister par l’autre. En bref, de vaincre une solitude de plus en plus étouffante. Cette existence par l’autre ne pouvant plus passer que par une compétition féroce, mais souvent malgré tout vécue sur le mode ludique, pour sortir chacun de la cuirasse caractérielle de sa personnalité de masse. « Mais dans le bilan social, tous les aspects négatifs de la concurrence ne viennent qu’après l’immense force de synthèse que représente le fait que dans la société, la concurrence reste malgré tout une concurrence pour l’homme, une lutte pour plaire et pour rendre service, pour obtenir des concessions et des sacrifices de toutes sortes... »[117]. Il s’agit bien en effet dans la compétition d’un appel à l’autre, d’un appel au regard de l’autre pour donner un sens à son existence sociale.

Si la signification de l’existence sociale passe chez les motards par des formes brutales de compétition, c’est que les motards sont les enfants d’une société où le manque qu’on a de l’autre ne peut plus que s’exprimer par l’agressivité. En effet, comme le montre Simmel, les individus se pensent tellement comme des individus singuliers, différenciés, autonomisés qu’il est difficile pour eux de sortir de l’isolement dans lequel la société de masse les a relégués. Sortir de l’isolement ne peut alors plus passer que par des formes brutales et agressives d’une compétition où la vie devient le principal enjeu.

On comprend donc, au-delà des sociologies de la domination, la signification sociale, pour les motards, de la compétition. La compétition, c’est ce qui constitue en propre le principe d’intégration à la communauté motarde. Si 89% des motards aspire idéalement à la compétition, ce n’est pas seulement par identification aux dominants du champ. C’est aussi parce que la compétition est le mode de socialisation de cette communauté, tout comme la coopération et l’amour peuvent être les modes de socialisation de la micro-société que constitue le couple[118]. D’ailleurs, Simmel note que la compétition parvient « d’innombrables fois, à réaliser ce dont seul l’amour est capable à part elle : repérer les désirs les plus intimes d’une autre personne, avant même qu’elle en soit consciente »[119].

Ainsi dans le monde des motards, la cohésion que permet la compétition fait passer entre les motards une multitude d’affects, des affects qui souvent, on l’a vu, se substituent à une relation amoureuse sociologiquement dans la norme. Pour les motards, la compétition, le culte de l’exploit, l’amour de la prouesse, constituent le totem, au sens primitif du terme, qui permet l’unification du groupe. Le totem, dans les cultures primitives, est le symbole magique autour duquel s’articule la cohésion du groupe. Le totem, c’est l’horizon cognitif commun à tous les membres du groupe. C’est ce que tous les membres du groupe partagent les uns avec les autres. Et c’est le fait que tous les membres du groupe partagent le même totem, cognitivement la même chose, qui fait qu’ils partagent les mêmes croyances, la même vision du monde. Et c’est cette même vision du monde, ces mêmes croyances qu’ils renforcent par leur activité cultuelle et par l’ensemble de leurs activités sociales. De même les motards partagent en commun l’amour de la compétition, leur principal sujet de discussion, leur principal mode d’appartenance et d’auto constitution de leur groupe se constitue autour de la valeur partagée de la compétition. La compétition, c’est le totem sans lequel le groupe se disperserait, sans lequel le groupe n’aurait aucune existence sociale, sans lequel tous les motards reviendraient à l’anomie fondamentale qui était la leur avant d’entrer dans ce groupe qui donne un sens à leur existence.


3.2. La communauté de croyance des motards

 

 

3.2.1. L’application de la sociologie de la religion au phénomène motard

 

 

 

Les profanes, par opposition aux pratiquants de la moto, considèrent quand on les interroge, à 93%, qu’ « il existe une vraie solidarité parmi les motards »[120]. Cela montre clairement, qu’aux yeux du grand public les motards semblent être une communauté relativement unifiée. En effet, les automobilistes sont habitués à voir les motards se saluer, à se donner des signes de reconnaissance mutuelle, à les voir converser entre eux même s’ils sont inconnus sur les aires d’autoroute ou dans les stations-service.

Qu’en est-il réellement ? Les motards constituent-ils une communauté aussi forte que semble le penser le sens commun ? Nous venons juste de voir comment la concurrence pouvait être considérée comme un facteur de cohésion et d’intégration du groupe des motards. Mais il nous faut aller plus loin et montrer comment la compétition constitue une véritable communauté de croyance parmi les motards. Nous avons commencé à le faire en analysant la compétition comme totem. Poursuivons notre étude en montrant les analogies existantes entre la pratique de la moto et la pratique d’une religion et comment cette pratique induit une cohésion très forte au sein du groupe des motards et le constitue comme une quasi-communauté de croyants.

En effet, si on considère, comme les sociologues classiques (Durkheim, Weber, Tocqueville, Fustel de Coulanges, etc.) que le phénomène religieux est un élément essentiel d’expression de la signification sociale de l’existence humaine, comme le pense Robert Nisbet[121] et pas seulement comme le pensent les philosophes des lumières, Marx et Veblen à leur suite, une idéologie mystificatrice, alors, on peut peut-être envisager la pratique de la moto comme une forme d’expression de la religiosité à l’ère du désenchantement du monde. D’ailleurs, la vision de la religion qu’a Durkheim nous permet de comprendre le phénomène motard comme un phénomène ayant un lien avec les phénomènes religieux. En effet Durkheim considère la religion comme l’expression sacralisée de l’autorité morale du groupe. Il ne résume pas la religion à la religion transcendante telle que nous la connaissons à notre époque. Pour lui, la religion peut être aussi immanente, présente sous la forme de coutumes sans soumission expresse à une autorité transcendante. D’ailleurs, on pourra faire l’hypothèse d’un quasi-effet de substitution entre la religion traditionnelle et la pratique motarde, puisque 78,1% des motards ne pratiquent aucune religion[122]. On peut donc comprendre la pratique motarde comme une forme de recherche du sacré à l’ère du désenchantement du monde.

 

 

 

 

3.2.2. Le sacré motard et le profane commun

 

 

« La vie se déroule dans l’obscurité et c’est les motos qui guident les humains »[123].

 

 

On peut caractériser cette communauté de croyants, tout d’abord comme le fait Durkheim dans les Formes Elémentaires de la Vie Religieuse[124], par la distinction fondamentale entre le sacré et le profane : « la religiosité diffuse dans les choses et qui les soustrayait à toute appropriation profane a été reportée au moyen de rites déterminés, soit au seuil de la maison, soit à la périphérie du champ, et y a constitué ainsi, comme une ceinture de sainteté, comme un remblai sacré, qui a protégé le domaine contre tout empiètement étranger. Ceux-là seuls pouvaient franchir cette zone et pénétrer dans l’îlot qui avait été religieusement isolé du reste, qui avait accompli les rites »[125] .

Ce qui manifeste analogiquement la distinction sacré/profane dans la vie du motard, c’est par exemple le propos suivant d’un motard : « Quand on fait de la moto, on passe à autre chose, on vit les choses sur un autre mode, le mode de la concentration principalement »[126], ou encore : « [A moto,] je deviens vraiment moi-même, je vis à fond, je suis à la fois grisé et profondément lucide »[127]. Il s’agit donc pour le motard, et on retrouve ici les analyses de Veblen, de quitter une vie profane routinière, habituelle, conformiste, pour une vie ayant plus de valeur. Dire qu’elles revêtent un caractère sacré serait un peu exagéré dans la société laïque d’aujourd’hui même si, comme nous allons le voir, l’analogie religieuse nous permet de décrire la communauté motarde de façon particulièrement pertinente.

L’activité motocycliste va donc revêtir une importance considérable dans la vie du motard : « L’aventure motocycliste est la recherche d’une plus grande intensité, le franchissement d’un degré vers la plénitude de la vie »[128]. L’entrée dans la vie motarde, pour ceux évidemment pour qui l’usage de la moto a une signification existentielle, représente l’adhésion à un certain nombre de croyances, à un certain nombre de valeurs et à la mise en œuvre de certaines pratiques qui le rattache à la communauté motarde. C’est d’ailleurs ce que Durkheim dit à propos des membres d’une même église : « Les croyances proprement religieuses sont toujours communes [...]. Elles ne sont pas seulement admises à titre individuel par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et elles en font l’unité. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres par cela qu’ils ont une foi commune. Une société dont les membres sont unis parce qu’ils se représentent de la même manière le monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu’ils traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques, c’est ce qu’on appelle une église »[129]. La croyance fondamentale qui unit les motards, nous l’avons vu plus haut avec Simmel, c’est la croyance dans les valeurs de la compétition, dans les valeurs de l’accumulation de capital symbolique dans le champ motard, en d’autres termes. Bien évidemment, la communauté motarde ne se caractérise pas par son très fort degré de centralisation. On ne peut donc pas parler d’une église au sens de l’église catholique mais tout de même d’une église au sens de communauté de croyants fondée sur un partage de significations, de normes. Ce partage s’effectue au sein de bandes qui se réunissent plusieurs fois par semaine, pour des raids, des balades, des courses, dont l’objet principal sera le partage de la passion motarde. Le lieu de culte est souvent aussi un magasin ou un garage où n’importe quel motard peut être sûr de trouver à tout moment un « coreligionnaire » pour partager avec lui sa passion. Concrètement, cela se traduit par une fraternité qui va se soi autour de la moto, par l’émergence d’une fratrie élective autour de laquelle se constituent les croyances fondamentales : évidemment le rite du passage du permis de conduire (qui est plus une entrée dans le champ plutôt qu’une entrée dans la communauté des motards) mais surtout le passage de la première chute, considéré tacitement comme un baptême du feu, comme le partage par le groupe de la souffrance initiatique de celui qui chute. Le soutien moral, amical, financier, médical à celui qui chute permet de resserrer les liens du groupe et vise à défendre le groupe face à l’hostilité extérieure. Cela permet une affirmation constante de la solidarité de groupe, le partage symbolique des joies et des malheurs du groupe qui prennent une toute autre dimension quand ils sont partagés collectivement : une dimension religieuse. En effet comme le montre Durkheim dans son ouvrage, la religion c’est la manifestation de l’existence du groupe à ses membres, manifestation qui redouble la puissance d’exister des membres du groupes . Cette fraternité de groupe s’exprime dans la pratique motarde qui par sa configuration ne sépare pas les hommes par des vitres ou des portières. Il est plus facile de rouler en bande, côte à côte, et ainsi de partager la route et les aventures. Chacun y a sa part d’aventure et de responsabilité, à l’inverse des passagers : « Le contact d’homme à homme est direct. L’alchimie des regards certifie cette connivence spontanée »[130].

Cette connivence spontanée, c’est le partage des croyances fondamentales que chacun des motards actualise et réaffirme dans sa participation au groupe des motards. La communauté motarde ne tire son existence que d’une pratique régulière de la moto, tout comme une religion tire son existence et sa signification existentielle d’une pratique constante et régulière. Concrètement, cela se traduit par le partage des expériences motardes : « pourquoi vont-ils rouler des heures sur une route parfois cruelle, sous la pluie ou sous un soleil torride ? Pourquoi vont-ils dépenser de l’argent, dormir à la dure, souvent sous une toile de tente ? Pour rien. Ou plutôt si : pour la joie de se retrouver entre eux, pour se raconter leurs exploits et leurs difficultés »[131]. Par le fait que le motard peut s’ouvrir à ses camarades (il existe un vrai esprit de camaraderie au sein de la communauté motarde) : « Là (avec les motards), je peux me confier, mes idées et mes soucis (...). Ailleurs j’ai pas droit à la parole : mon patron m’engueule, et mes parents rigolent ou me donnent tort... »[132]. Le motard retrouve dans sa communauté un sentiment de bien-être, d’appartenance, un sentiment de délassement, un sentiment qui lui permet de « communier » avec ses « coreligionnaires ».

La communauté motarde se caractérise comme toutes les autres religions par des moments festifs de rassemblement massifs. Les jours de fête : « ce qui occupe la pensée, ce sont les croyances communes, les traditions communes, les souvenirs des grands ancêtres, l’idéal collectif dont ils sont l’incarnation, en un mot ce sont des choses sociales. La parcelle d’être social que chacun porte en soi participe nécessairement de cette rénovation collective. L’âme individuelle se régénère, elle aussi, en se retrempant à la source même dont elle tient la vie ; par la suite, elle se sent plus forte, plus maîtresse d’elle-même, moins dépendante des nécessités physiques »[133]. Les motards ont eux aussi leurs jours extraordinaires où ils se rassemblent en communauté, la plupart du temps dans le cadre de grand prix, d’épreuves sportives ou de concentrations motardes comme le Bol d’Or, l’Enduro du Touquet, ou la concentration des Eléphants en Autriche. Par exemple, dans le cadre des grands prix, la quasi-totalité des spectateurs sont des motards. En fait, il y a une très forte fermeture du champ sur lui-même dans la plupart des spectacles sportifs, le public est un public de masse. Ici, dans le cadre des motards, il s’agit de rester entre soi au sein de la communauté des croyants. D’ailleurs, dans le cadre des grands prix d’endurance (type 24 Heures du Mans), le spectacle n’est pas fondamental, il s’agit surtout de planter sa tente et de se rassembler entre soi autour de merguez et de Kronenbourg, de discuter bien évidemment de moto et de participer à la compétition somptuaire de la plus belle des motos. Un autre exemple, celui du rassemblement des Eléphants, qui réunit chaque année, au cœur de l’hiver et de la neige, dans les montagnes du Tyrol autrichien, les plus persévérants des motards. Cela montre la disposition ascétique de la croyance motarde (concentration, rejet de la frime trop ostentatoire...) (« Endurer pour rien, seulement pour trouver la chaleur »).

 

Durkheim souligne aussi un aspect essentiel du phénomène religieux : « Le culte négatif est un système fondé sur des rites spéciaux. Il ne prescrit pas au fidèle d’accomplir des prestations effectives, mais se borne à lui interdire certaines façons d’agir. Ils prennent donc tous la forme de l’interdit ou du tabou [...]. Jamais l’homme n’a conçu que ses devoirs envers les forces religieuses puissent se réduire à une simple abstention de tout commerce, il a toujours considéré qu’il soutenait avec elle des rapports positifs et bilatéraux qu’un ensemble de pratiques rituelles a pour fonction de régler et d’organiser. A ce système de rites nous donnons le nom de culte positif »[134].

La croyance motarde se caractérise ainsi comme toute religion par les injonctions, positives ou négatives, qui font partie des normes en vigueur dans le groupe. Par exemple, la compétition est régulée par un code relativement strict qu’on ne peut transgresser sans recevoir des sanctions. Il s’agit avant tout pour les motards de respecter un principe de sécurité altruiste : ne pas mettre en péril la marche des autres motards du groupe, c’est-à-dire ne pas prendre le risque d’avoir à se rabattre sur un autre véhicule, ne pas freiner brutalement devant un pair, etc. Le motard est essentiellement libre de mettre sa vie en jeu, voire en péril, mais doit respecter celle des autres. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres d’une analogie qu’on peut faire avec un culte négatif, destiné à canaliser les pulsions dans le respect des normes : « Je suis peut-être très agressif, je me défoule comme je peux et en tout cas, c’est ma peau que je risque, et ça, ça ne regarde que moi »[135].

Pour ce qui est du culte positif, les injonctions sont, elles aussi, nombreuses. Par exemple toutes les règles du code de la route qui ne nuisent pas à la liberté du motard, comme l’allumage des codes en plein jour, si elles ne sont pas suivies, feront l’objet d’un rappel à l’ordre toujours efficace mais néanmoins amical. Un autre signe de la forte intégration du groupe relative au culte positif réside dans certaines règles de solidarité informelles : un motard en panne sur le bord de la route doit pouvoir compter sur l’aide de ses « coreligionnaires » pour s’arrêter.

Maintenant nous allons montrer à quel point la communauté motarde a un lien privilégié avec l’univers religieux puisque nous allons mettre en évidence le lien qui existe au sein de la communauté des motards entre les motards et la mort, leur relation à l’altérité radicale, le fait qu’ils côtoient la mort de près toujours au sein d’une communauté qui les intègre. 

 


 

3.3. Radicalisation de l’analogie entre religion et moto

 

 

 

Pour comprendre la spécificité de la signification de l’existence motarde, il nous faut comprendre, au-delà de toute rationalité utilitariste (science économique, sociologie individualiste méthodologique) et au-delà de toute prétention à l’accumulation de capital symbolique (sociologie bourdieusienne ou veblénienne), la place qu’occupe la mort dans le mode de vie motard. 

 

Il faut savoir avant de pousser plus loin l’analyse, qu’objectivement, statistiquement, la part de risque encourue par les acteurs du monde motard, est, relativement, très importante. Prenons l’exemple des dominants du champ, ceux qui sont les plus impliqués dans la pratique aussi (avec une moyenne de 7100 km parcourus dans une année)[136], c’est-à-dire les conducteurs de machines sportives.

Pour une période d’un an (juillet 1995, juin 1996), il y eut dans cette catégorie d’usagers, 165 tués sur la route, pour un parc de 100.700 véhicules. En un an, il y a donc, statistiquement, un peu plus d’1 chance sur 610 d’être tué par le simple fait de posséder une machine sportive. Voilà pour ce qui concerne le risque absolu.

Le risque relatif, lui, est bien plus éloquent. Comme on l’a vu, le fait d’être motard relève d’une stratégie de distinction par rapport à l’automobile. Cette distinction trouve une matérialisation objective dans le donné statistique. Les indicateurs expriment la plus grande différence quant au risque subi par les deux groupes. Il faut voir dans cette information le signe le plus manifeste et le plus objectif de la séparation entre les deux groupes, dont la frontière tend manifestement à s’établir sur cette barrière invisible.

Si le risque relatif des motocyclettes est quatre fois plus élevé que celui des véhicules de tourisme en ne tenant compte que du nombre de véhicules immatriculés, il est plus de 11 fois plus élevé quand on intègre également le nombre de kilomètres parcourus[137].

Il faut recouper cette information avec une statistique plus fine, qui cette fois concerne précisément la catégorie d’usagers la plus à risque : les conducteurs de machines sportives risquent 2,6 fois plus d’être tué, au kilomètre parcouru, que le conducteur de moto moyen.

En conséquence, on peut déduire que pour cette catégorie spécifique, mais parfaitement objectivable, il existe un risque mortel qui est 11 x 2,6 = 28,6 fois plus grand.

Pour chaque kilomètre qu’il parcourt au guidon d’une moto sportive, un Français court 28,6 fois plus de chance de trouver la mort qu’un automobiliste. C’est un résultat solide, objectif, autour duquel s’articulent les différentes pratiques. Nous allons maintenant tenter de réconcilier la vérité de ce donné objectif avec les expériences subjectives de ceux qui la vivent, de faire coïncider cette règle du jeu structurelle avec les faits éprouvés et de restituer ainsi aux motards passionnés le sens de leurs actes.

 

Les motards vivent dans une familiarité avec la mort, elle est une réalité omniprésente de leur pratique. Il nous faudra comprendre, à notre époque où on donne autant de place et d’importance à la sécurité, au confort, au souci de soi, pourquoi les motards semblent être en totale contradiction avec ces valeurs actuelles. Il nous faut en effet repérer, et c’est ce qu’a fait Norbert Elias dans la Civilisation des Mœurs, qu’un élément fondamental de la culture actuelle, c’est le rejet de la cruauté, de la mort, de la brutalité. C’est parce que la dynamique de l’occident est une dynamique de contrôle des pulsions, d’intériorisation des normes, et de rejet des formes les plus crues de l’existence biologique que la mort est de plus en plus marginalisée dans notre culture. Pour comprendre l’articulation qui existe entre cette forclusion[138] de la mort et cette passion du risque mortel qu’ont les motards, nous allons utiliser l’œuvre de Jean Baudrillard.

 

Baudrillard considère que la vie humaine ne se caractérise pas fondamentalement par la recherche du profit, par la volonté d’accumulation du capital symbolique, par la volonté de sauvegarder sa vie. Au contraire, il existe chez l’homme une tendance à vouloir se perdre et à vouloir s’anéantir. En fait, il s’agit pour Baudrillard de radicaliser l’hypothèse de Freud[139] de la pulsion de mort (tout en en refusant le caractère naturel).

En effet,  il s’agit pour Baudrillard de repérer ce qu’il y a de social dans cette volonté qu’a l’homme d’être autre chose que lui-même[140]. Cette volonté d’être autre chose que lui-même, c’est ce que Baudrillard appelle le principe d’altérité[141]. Ce principe d’altérité se caractérise par ce qu’on peut appeler la « solitude du coureur de fond », c’est-à-dire la volonté qu’il y a en chaque homme de renoncer à la victoire, de s’arrêter juste avant la ligne d’arrivée et de laisser passer ses concurrents, et d’exprimer par là « le manque par quoi on manque aux autres et à soi-même et les autres nous manquent »[142], c’est-à-dire, plutôt que le besoin d’écraser l’autre, un certain besoin de réciprocité.

 

Aujourd’hui, plus personne ne prend délibérément un risque certain de mourir, car nous sommes trop attachés à notre moi. Il ne viendrait à l’idée de quasiment personne de mettre sa vie en jeu dans un but précis. Mais dans ce paradis artificiel que constitue notre société, la mort forclose resurgit dans le suicide, c’est à dire chez tous ceux qui décident de défier le système en portant atteinte au principe sacré de la sacralité de leur identité. En effet par le suicide, l’individu juge la société et la condamne, il affirme clairement le fait que la société n’est pas adaptée à lui (alors qu’il est un produit de cette société), il met en évidence la déficience profonde d’un monde social discriminatoire, qui distribue désormais le droit à la vie non par l’intermédiaire de la peine de mort, mais en faisant intérioriser la peine de mort à travers les suicides qui sont en fait une auto-condamnation de l’individu.

Toute résistance au système social est par nature suicidaire, et atteint le système en plein cœur. Suicidaire est  l’action des Palestiniens ou des Noirs qui brûlent leurs propres quartiers, suicidaire la conduite névrotique (drogues...), suicidaire les pratiques politiques dont l’objectif est de faire surgir la répression (terrorisme), suicidaire la résistance à la sécurité, dont les motards offrent une illustration éloquente. Simplement, ils se suicident négativement, presque à leur insu, et offrent une résistance au système qui tient plus de la rébellion que de la révolution. Ils risquent leurs vies sans but précis, dans des accidents mortels, qui surviennent, dans 40% des cas, par le fait exclusif du conducteur. Dans la perspective sociologique, si plus d’un tiers des motards trouvent et affrontent la mort seul, cela justifie un rapprochement avec le concept du suicide négatif, déni par l’acteur social de son droit à la sécurité physique, et donc suicide implicite, inconscient[143].

Tout se passe comme si toute la négativité du désir qui ne  peut se résoudre dans la chaîne des besoins et des satisfactions dirigées du système de valeurs dominant, passe dans la somatisation incontrôlable (fatigue, déprimes, conduites auto–destructrices : drogues, alcools, cigarettes, suicide) ou dans l’acting out de la violence (délinquance, terrorisme).

Ce que de modestes motards qui ne respectent pas les normes de sécurité veulent sauver, c’est une parcelle de contrôle sur leur propre vie. De la manière que des ouvriers refusent souvent d’appliquer des nouvelles normes de sécurité dans les ateliers, les motards veulent sauver une parcelle de contrôle sur leur propre vie, fût-ce à leurs frais, fût-ce au prix d’un surcroît d’ « exploitation » (puisque, dans le cas des ouvriers au moins, ils produisent plus et plus vite). « L’industrialisme, en développant le travail dit parcellaire, détermine chez l’ouvrier le besoin d’une activité qui lui restitue […], le sentiment de tenir une unité d’opérations, une initiative, une indépendance, une responsabilité »[144].

Ces individus ne sont pas rationnels, mais ils combattent à leur manière, et ils savent que l’exploitation économique est moins grave que cette « part maudite », cette parcelle maudite qu’il ne faut surtout pas se laisser arracher, cette part de défi symbolique, qui est en même temps défi de sécurité et défi à sa propre vie. Ce témoignage est concluant : « Dans mon boulot, je suis au rendement, il faut tenir la cadence. Je crève à petit feu. Mais le soir, la bécane, c’est elle qui me regonfle. Je crois que si je ne l’avais pas, je foutrais tout en l’air »[145]. L’ouvrier qui crève à petit feu vit sa mort lente au quotidien. Il lui faut redevenir l’acteur de sa propre vie, qui inclut aussi sa propre mort. L’ouvrier préfère jouer sa vie plutôt que sa survie, il réintroduit dans son existence un enjeu fondamental.

 

Il s’agit en fait pour Baudrillard d’expliquer une multitude de conduites sociologiques, difficilement explicables rationnellement : l’autodestruction par la drogue, le non-respect des consignes de sécurité par les travailleurs, la dépression, le suicide, le terrorisme. Il s’agit de montrer qu’en l’homme, il existe une part de négativité que n’arrive pas à cacher l’exigence officielle de réussite.

Il semble que d’un point de vue baudrillardien, il existe en l’homme un désir de se perdre, et c’est ce désir de se perdre qui est forclos dans la société actuelle par l’hygiénisme, le sécuritarisme, l’individualisme. Il ne s’agit pas pour Baudrillard de prétendre qu’il existe chez l’homme un désir de suicide. Il s’agit plutôt de comprendre, que puisque dans la société occidentale la mort est forclose (par opposition aux sociétés primitives ou la mort est assumée et acceptée par le culte des ancêtres, le cannibalisme, l’intégration des morts au groupe…), elle doit, selon Baudrillard, réapparaître nécessairement (puisqu’elle constitue un élément fondamental de l’être social) de façon d’autant plus violente qu’elle est réprimée de façon violente. On retrouve ici l’analogie qu’on avait vue chez Simmel, entre le fait que la concurrence nécessaire à unir des individus est d’autant plus brutale que ces individus sont isolés et anomiques. Ici, du point de vue de Baudrillard, la mort est tellement forclose, il est tellement honteux de parler de la mort, d’intégrer la mort dans sa vie, voire même d’être mort (on n’a plus le droit d’être mort), que la mort ne peut réapparaître que de la façon violente par laquelle elle se manifeste dans les risques que prennent les motards et dans l’accident de moto.

 

Mais cet habitus motard qui flirte avec la mort ne s’inscrit pas dans le cadre d’une individualité héroïque qui se dresserait contre le système. Si le motard risque sa vie, met sa vie en jeu, c’est parce qu’il appartient à une communauté dans laquelle on valorise cette mise en jeu. Les valeurs de compétition du groupe amènent le conducteur à tenter en permanence le dépassement, à tenter, donc, de dépasser les autres et soi-même, d’aller toujours plus vite, toujours plus loin, parfois donc jusqu’au-delà de sa route. Qu’y a-t-il derrière la route, il y a le fossé, le ravin, l’abîme : la mort. C’est ce qui attend celui qui « se loupe au freinage » ; au freinage, il s’est raté, il est passé à côté de son moi, se louper, c’est s’oublier, se manquer, oublier toutes les consignes de sécurité, de prudence, se perdre dans l’euphorie du dépassement, du vol des esprits.[146]

 

Nous pourrions dire, d’un point de vue baudrillardien, que la spécificité de la communauté motarde, réside dans le fait que c’est l’une des rares communautés de nos jours à intégrer au sein de toute son existence la place de la mort. S’il existe une telle solidarité entre les motards, s’il existe autant d’affects qui passent entre eux, au-delà de l’anonymat et de l’anomie de la société de masse, c’est parce que les motards partagent ce qui fonde toute communauté sociale, l’altérité radicale de la mort. En effet, pour Baudrillard, l’identité individuelle, tout comme l’identité sociale, est un mythe, tout est autre chose que soi, donc tout se fonde dans l’altérité. C’est ce que savaient les primitifs, puisqu’ils fondaient la cohésion de leur communauté sur les ancêtres, sur les dieux, sur autre chose qu’eux-mêmes. Le système capitaliste se fonde sur sa propre capacité d’accumulation, la société occidentale fonde sa culture sur son humanisme dont elle pense être l’origine. Chaque individu dans notre culture étant sommé de compter avant tout sur lui-même (idéologie de la réussite sociale ou de la méritocratie), il n’y a plus de prise en compte de l’autre, du fait que rien ni personne n’est plus égal à soi-même, que nous sommes dans le règne de la différenciation et de l’indifférence. La communauté des motards, elle, au contraire, se fonde dans la prise en compte de l’altérité radicale de la mort.

Si les motards sont les motards, c’est parce que leur communauté se fonde sur autre chose qu’elle-même. Au-delà des conversations, tournant toujours autour des motos, de la volonté d’acquérir prestige et réputation, il faut voir dans la communauté motarde, une communauté qui vit avec la possibilité de la mort, qui intègre la possibilité de la mort et qui se constitue au travers de cette intégration. On pourrait faire l’hypothèse que ce qui motive profondément les motards, dans leur appartenance à cette communauté, c’est le fait que cette communauté permette de façon sociale d’intégrer la négativité humaine. Il s’agit pour les motards de remettre leur vie en jeu, et pas de remettre leur vie en jeu pour l’amour de remettre leur vie en jeu, mais de le faire pour la signification sociale qu’a cette remise en jeu de leur vie. « C’est le fait d’un moi ne pouvant avoir le sentiment de se dépasser que s’il se reflète dans l’image que les autres lui offrent de son propre dépassement »[147], le fait du manque par lequel on manque aux autres et par lequel les autres nous manquent.

 

La mortalité est le point commun de tous les vivants. La mort est le premier totem de l’animal politique, c’est une valeur que chacun possède en son for propre, tout en étant universellement partagée. Tout le monde possède le germe de la mort en soi sans en priver personne. C’est un événement qui échappe complètement à la propriété privée, à la spéculation, en cela qu’elle est l’ultime possibilité du don de soi, de l’événement qui échappe totalement aux principes d’équivalence, inexpiable et inéchangeable.

Elle constitue un horizon indépassable, ainsi, savoir jouer avec la mort, comme le font les motards, c’est déjà savoir mourir, donc la garantie d’une puissance d’exister et d’une joie de vivre supérieurs. L’enjeu est de pouvoir goûter, comme dit un motard, la « plénitude de la vie »[148] et ce malgré le processus de désenchantement total qui frappe le monde occidental.

Il faut relire Max Weber à ce sujet : « Parce que la vie individuelle du civilisé est plongée dans le progrès et dans l’infini et que, selon son sens immanent, une telle vie ne devrait jamais avoir de fin. En effet, il y a toujours possibilité d’un nouveau progrès pour qui vit dans le progrès. Aucun de ceux qui meurent ne parvient jamais au sommet, puisque celui-ci est situé dans l’infini. Abraham ou les paysans d’autrefois sont morts vieux et comblés par la vie parce qu’ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce que celle-ci leur avait apporté au déclin de leurs jours tout le sens qu’elle pouvait leur offrir, et qu’il ne subsistait aucune énigme qu’ils auraient voulu encore résoudre. Ils pouvaient donc se dire satisfaits de la vie. L’homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d’une civilisation qui s’enrichit continuellement de pensée, de savoir et de problèmes, peut se sentir las de la vie et non comblé par elle… C’est pourquoi la mort est à ses yeux un événement qui n’a pas de sens, la vie du civilisé comme tel n’en a pas non plus, puisque du fait de sa progressivité dénuée de signification, elle fait également de la vie un événement sans signification »[149].

Il y a un paradoxe de la rationalité moderne sur la mort. Concevoir celle-ci comme naturelle, simplement biologique, constitue le signe même des Lumières et de la Raison, mais entre en contradiction avec les principes de la rationalité – valeurs individuelles, progrès illimité de la science, maîtrise de la nature en toutes choses. Alors que l’accident, et la mort, sont absurdes et le demeureront. Ainsi, la culture moderne, rationaliste, contient le germe de sa paranoïa collective : la peur de mourir. Dans ce contexte, l’accident est une persécution, une résistance absurde et méchante d’une nature qui échappe toujours à la loi des hommes, en fin de compte.

La mort de vieillesse, autrefois attendue, prévue, faisant sens pour la collectivité traditionnelle, d’Abraham à nos grands-pères, n’en a plus du tout aujourd’hui. A l’inverse, la mort violente, accidentelle, aléatoire, en a tant pour nous : elle est la seule qui défraie la chronique, qui fascine, qui touche l’imagination. Toute la passion se réfugie dans la mort violente, qui seule manifeste quelque chose comme le sacrifice, c’est-à-dire un événement qui fasse sens pour tout le groupe. C’est seulement à partir du moment où la mort redevient un défi à la nature qu’elle exige une réponse collective. D’où la fascination intense, et profondément collective, de la mort sur la route. Technique, non naturelle, donc voulue (par la victime elle-même éventuellement, comme dans le cas des accidents de moto qui sont toujours à la limite des suicides négatifs), donc de nouveau intéressante, car la mort voulue, consciemment ou non, a un sens.

« En traversant la petite commune résidentielle d’Opio, Coluche engagea sa moto dans un virage, à la hauteur d’un camping caravaning, le Caravan Inn. A cet instant précis, un semi-remorque de 38 tonnes était en train de manœuvrer dans l’entrée du camping, bouchant complètement la petite départementale. Coluche ne put rien faire pour éviter le choc. La moto percuta l’avant du semi-remorque. Le choc fut très violent car le casque que portait Coluche éclata en heurtant le phare avant droit du camion. Le comédien fut tué sur le coup.

Les premiers témoignages recueillis par les gendarmes semblent montrer que le comédien roulait à très grande vitesse. Plusieurs automobilistes auraient confirmé qu’ils avaient été doublés par cette grosse moto noire qui roulait à une vitesse

« impressionnante », propos confirmés par le chauffeur du semi-remorque. « Il roulait tellement vite qu’il n’a pu voir mon camion qu’au dernier moment. Il n’a même pas eu le temps de freiner, car il n’y a aucune trace de freinage sur la route », déclarait le chauffeur du camion. »[150]

 

La mort n’a de sens que donnée et reçue, c’est-à-dire socialisée d’une manière ou d’une autre. Dans notre culture au contraire, tout est fait pour qu’elle n’advienne jamais à personne du fait de quelqu’un d’autre, mais seulement de la nature, comme l’échéance impersonnelle de la mort biologique. Nous vivons notre mort comme fatalité inscrite dans notre corps, mais parce que nous ne savons plus l’inscrire dans un rituel symbolique d’échange. Coluche, en tant que personnage médiatique, met en scène, à travers son accident, un drame social : sa mort est comme son dernier one-man-show, qui se donne à vivre pour le plus grand nombre. Des larmes seront versées, des consciences troublées, d’autres réjouies peut-être, mais le drame se joue, se joue de cette mort pour en faire finalement un germe de vie sociale, un totem sur lequel s’articule un échange symbolique.

 

Le motard, qui risque toujours l’accident, met aussi en scène un drame social. Au premier rang de ce drame se trouvent ses « corréligionaires », les autres motards, qui vivent toujours à travers les accidents des autres la possibilité, la virtualité d’un accident qui les frapperait personnellement. Le sentiment de fragilité accru, la solidarité du groupe se trouve continûment renforcée. Loin de conduire à l’accident, la conscience du risque est une conscience exacerbée de la vie, par antithèse de la conscience de mort.

Il semble que l’on puisse tenter une analogie entre la pratique de la moto et une forme de communauté sacrificielle. Il existe en effet un usage anthropologique de la moto, sacrificiel, mais pas au sens péjoratif du terme. Sans chercher la mort physique, la mort réelle, les motards l’utilisent dans une sorte de jeu de chevalerie, donc de jeu avec la mort, au moins avec la symbolique de la mort. Ils ne cherchent pas directement la mort de l’autre, ni la leur propre, mais elle est toujours en jeu ; ils en usent avec virtuosité.

Pour le motard, c’est le groupe qui édicte collectivement les valeurs sacrificielles, vécues de manière individuelle sur le mode chevaleresque, noblesse oblige.

Le motard, en mettant sa vie en jeu, individuellement, donne un sens à son existence, socialement. La risque de mort est son apport initial, sa mise de départ, dans le jeu social.

L’unité de la communauté motarde passe toujours par autrui, et par l’altérité, et par la mort. Il y a bien ici une communauté religieuse telle que la décrit Durkheim : toute est dans l’autre, c’est pour prouver à l’autre sa valeur, pour exister dans son regard que le motard prend des risques. C’est une passion collective, un échange symbolique et non une violence symbolique. En effet, la domination et le monopole du pouvoir sont relativement absents des fratries motardes : quand elles circulent en cortège, la première place circule elle aussi, et c’est alternativement que chaque motard ouvre la route. Cette absence de monopole d’un « leader » est fondamentale ; le don et le contre-don peuvent fonder l’économie des pratiques motardes.

La cohésion du groupe repose sur l’échange symbolique du prestige. Cette circulation du prestige, pour se faire, ne doit pas s’arrêter sur une personne. Le motard devra échanger aussi avec la mort, ignorer la peur, trouver et retrouver le vertige : seule cette surenchère permanente (aller toujours plus vite) peut permettre à la circulation symbolique de perdurer (comme le montre Marcel Mauss dans l’Essai sur le don).

 

Dans la communauté motarde, pour faire circuler la vie du groupe, il faut être prêt à cet échange sacrificiel de sa vie.

Volontaire ou non, la mise en jeu du corps est toujours un facteur de cohésion très forte. C’est le cas des unités militaires, confrontés symboliquement voire pratiquement au risque de mort, qui entretient une solidarité stricte et efficace. L’analogie ne s’arrête pas là, puisque, dans la même logique que celle qui prévaut à un moindre degré parmi les motards, les comportements des soldats tendent aussi à rentrer dans la typologie du suicide altruiste. En outre, là aussi, il y a circulation du charisme, car même le plus incapable, le plus faible, connaît toujours un instant la gloire parfaite. Cet instant, c’est l’instant de sa mort. Si la catégorie du suicide altruiste recouvre le sacrifice du soldat qui court au-devant d’une mort certaine pour sauver son régiment, elle contient aussi celle du martyr qui meurt pour sa foi. Le martyr, c’est le motard, sa foi, sa passion, c’est le risque, qui est aussi, heureusement, le risque de sortir de l’anomie sociale, comme si le suicide altruiste, habituellement le fait d’un excès de règles, venait contrebalancer, équilibrer, l’anomie sociale d’une jeunesse soustraite aux valeurs traditionnelles, déstructurée, désenchantée.

 

C’est parce qu’on est dans une société anomique que la lutte contre l’anomie passe par une mise en jeu de sa vie, par un suicide négatif. Le suicide altruiste, toutefois, est peut-être favorisé, déterminé, par l’excès de régulation interne au champ.

En outre, il se trouve aussi un excès de régulation externe, qui est le fait de toutes les règles répressives du Code de la route.

Ce corpus de règles favorise, avec l’aide de toutes les incitations médiatiques, de la publicité des associations de prévention routière, du discours gouvernemental, « officiel », la propagation, dans le sens commun, d’une paranoïa collective, d’un véritable pathos de la sécurité[151]. (« Bouclez-là », dit un ancien slogan publicitaire sur la ceinture de sécurité.)

Pour Baudrillard, ce pathos suscite directement une pulsion, une passion du risque, à travers un contre-transfert négatif. Dans cette optique, le risque est perçu comme le versant négatif de la sécurité. En termes d’échange symbolique, la prise de risque est la manière autonome de rendre, d’évacuer, de guérir du pathos de sécurité. Sans passer nécessairement par la prise de conscience individuelle, l’hyper-conscience collective de la sécurité amène à des contreparties symboliques négatives, des prises de risques, des comportements auto-meurtriers, qui mèneront au dysfonctionnement de la sécurité. La règle anthropologique du contre-don doit s’appliquer, l’usager de la route, par la multiplication des mesures de sécurité (notamment l’ « amélioration » des infrastructures) se sent défié d’exploiter les possibilités de la route, de la même manière que la sécurité « active », les ABS et autres ESP[152] des voitures, etc. l’amènent à retarder d’autant que possible ses freinages, et en tout cas – les études le prouvent – pas à plus de prudence (mesurée à la vitesse).

La violence faite par la machine par l’homme, le fait qu’elle le prive petit à petit de sa marge de manœuvre (qui est aussi une marge de risque), tend toujours à être contrebalancée par une violence de l’homme envers la machine. Ainsi, il y a une règle du jeu qui est celle de l’échange, de l’équivalence, et qui peut être meurtrière.

Si les systèmes de sécurité incitent en fait à rouler toujours plus vite, cela vient de la règle du jeu symbolique, qui veut que, comme le disait Caillois, « dans toute technique existe la possibilité d’aller à la limite exponentielle d’un objet quelconque »[153]. Ainsi, il apparaît complètement naïf ou vaguement pieux de vouloir limiter la vitesse en nous donnant des véhicules qui roulent à 280 km/h. Il n’y a pas de raison de ne pas aller à 280 km/h, de ne pas exploiter la possibilité qui nous est donnée. Sinon, nous risquons autre chose que le risque, qui est peut-être plus grave : la mélancolie, les passions tristes comme disait Spinoza, qui viennent de l’incapacité à exploiter notre puissance d’exister.

« Plus je vieillis moins j’ai des réflexes et plus les motos vont vite. Je ne suis pas impressionné par la vitesse. Dès que ma moto est à fond je me sens bien, parqu’après quand tu sais ce qu’elle peut faire c’est toi qui la conduis. Tant que tu n’es pas allé à fond c’est elle qui décide »[154]. La manifestation est typique d’un échange symbolique avec l’objet, avec la machine ; le conducteur est tantôt servi par la technique, tantôt à son service.

Les mesures de préservation, de conservation, de protection, etc. constituent toujours un trop, dans la mesure où il faut les rendre, puisque la règle du jeu symbolique est toujours celle du don et du contre-don. Ces stratégies négatives ne sont pas fondamentalement dramatiques, elles sacrifient à une sorte de Destin, de transcendance imaginaire (celle du groupe des motards en fait), mais qui soit du côté des usagers, et non de l’Etat, de l’extérieur, qui impose ses règles, toujours trop généreuses dans la répression… En fait, le conducteur se retrouve de plus en plus « sécurisé à mort »[155], sécurisé, mais, jusqu’à en mourir, jusqu’à n’avoir d’autre choix que d’éluder finalement cette forme de sécurité à travers une stratégie de la fatalité.

« Pour les tout-petits jusqu’à deux mois, l’idéal est le lit-nacelle avec filet anti-éjection »[156]. « Ainsi de la sécurité automobile. Momifié dans son serre-tête, ses ceintures, ses attributs de la sécurité, ficelé dans le mythe de la sécurité, le conducteur n’est plus qu’un cadavre, enfermé dans une autre mort, non mythique celle-là : neutre et objective comme la technique, silencieuse et artisanale. Rivé à sa machine, encloué sur elle, il ne court plus le risque de mourir, puisqu’il est déjà mort. Là est le secret de la sécurité, comme du bifteck sous cellophane, vous entourer d’un sarcophage pour vous empêcher de mourir. »[157].

Notre compulsion obsessionnelle de sécurité nous confronte à un problème infiniment triste : elle peut s’interpréter comme une gigantesque ascèse collective, et, plus précisément, comme une anticipation de la mort dans la vie même. « De protection en protection, de défense en défense, à travers toutes les juridictions, les institutions, les dispositifs matériels modernes, la vie n’est plus qu’une morne comptabilité défensive »[158].

Il se produit naturellement, au sein de la communauté des motards, des phénomènes de résistance à l’invasion des techniques de sécurité. Tel ce motard qui arbore, sur sa plaque d’immatriculation, ce message de propagande défensive : « L’ABS, c’est pour les gonzesses ! », les motards en général, refusent la sécurité, active comme passive.

L’ABS, par exemple, qui tend à se développer sur de plus en plus de modèles, ôte une partie de la dimension fondamentale du pilotage : c’est l’exigence, et, par là, la concentration, la passion, qui sont menacées directement par la sécurité « active » qui agit en lieu et place du conducteur.

Les motards se sont toujours prononcés majoritairement contre l’obligation des dispositifs de sécurité, comme le port du casque obligatoire[159]. Pourquoi ? Pour Baudrillard, on peut relier cette résistance à la sécurité à celle qu’ont opposée historiquement partout les groupes traditionnels aux progrès sociaux « rationnels » : vaccination, médecine, sécurité du travail, éducation scolaire, hygiène, régulation des naissances, etc. ont été imposés progressivement, et par des renversements symboliques, voire par la violence, qui font que le discours dominant peut maintenant faire état de besoins « naturels », éternels, spontanés de sécurité, alors que ces manifestations sont en fait situées et datées. Partout on veut imposer la loi normalisatrice universelle de l’instinct de conservation. Les motards les premiers sont là, malgré tout, pour attester qu’il existe des individus prêts à se battre, non pas pour le droit à la sécurité, mais pour le droit à prendre des risques. Avant même de goûter à la pratique, ils doivent se battre contre l’autorité familiale, et contre toutes les préventions qui existent dans le sens commun à l’encontre des motards, « inconscients », « machos », « agressifs », etc[160], dont justement la famille et plus particulièrement les mères sont les dépositaires.

 

Les enjeux fondamentaux pour le champ motard sont doubles ; premièrement, il s’agit, tout simplement, d’un principe de plaisir à sauvegarder : « Une dernière espèce de jeux rassemble ceux qui reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas il s’agit d’accéder à une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie(...). Pour donner à cette sorte de sensations l’intensité et la brutalité capables d’étourdir les organismes adultes, on a du inventer des machineries puissantes. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on ait dû attendre l’âge industriel pour voir le vertige devenir véritablement une catégorie de jeu »[161].

L’autre enjeu est philosophico-politique : il s’agit de s’accrocher à la maîtrise de son devenir, de refuser que des systèmes de transport intelligents le soient à la place des conducteurs, et de garder l’autonomie propre à assurer au champ des motards une cohésion et une solidarité devenues rares.

Pour combien de temps encore, les motards seront-ils les derniers inconnus qui se saluent ?

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CONCLUSION

Les accidents de motos entrent pour une large part dans la mortalité, ou la morbidité, des jeunes générations. Le communiqué ministériel du 22 mai 2002 fait état d’une hausse significative.

« Le nombre de tués diminue pour la plupart des catégories d’usagers sauf pour les motocyclistes (1 011 en 2001, 886 en 2000, soit + 14,1 %) ». Par ailleurs, toutes catégories d’usagers de la route confondues, le nombre de morts sur la route a augmenté de 1% en 2001.

En 1997, le nouveau ministre des Transports, communiste, Jean-Claude Gayssot, justifiait un nouvel arsenal de mesures répressives (avec en particulier le délit de grande vitesse) par un objectif ambitieux : réduire de moitié le nombre de morts sur les routes en cinq ans.

Face à ce bilan, la Fédération française des Motards en Colère « accuse les gouvernements, celui-ci et les précédents, qui réagissent à l’insécurité routière essentiellement par la répression ».

 

« On a souvent noté, non sans raison, que la conduite d’une machine complexe, docile, puissante par un maître solitaire et omnipotent (ou qui se croit tel) libère souvent chez lui des tendances agressives qu’il est, dans la vie quotidienne, contraint de refouler. Freud a bien vu que notre civilisation est protégée par une mince couche d’habitudes « policées ». Leur fragilité explique la métamorphose que subit le caractère de beaucoup d’individus lorsqu’ils se mettent au volant, « vous ne les reconnaissez plus ! » En exaltant le sentiment de la puissance, en réveillant l’instinct d’agressivité, la « situation automobile » accentue chez eux le déséquilibre affectif et fait craquer le vernis : des tendances primitives, des pulsions refoulées ou endormies réapparaissent. Sans cette régression, bien des aspects de la culture automobile et de sa pathologie - tensions, violence dans l’injure, rixes, homicides - seraient incompréhensibles. »[162]

La vitesse renvoie à un sentiment de frustration, une rage rentrée qui se déverse sur la route. La route est un monde de surcompensation. Le sentiment d’impuissance que l’individu éprouve dans son existence, dans son métier ou dans ses relations avec les autres ne sollicite guère une volonté de solidarité ou une civilité dans les comportements routiers. La route est l’occasion de prendre une revanche symbolique sur le sort. En outre, la satisfaction attachée aux manières habituelles de conduire, la sociabilité qui les entoure, leur place dans le sentiment d’identité du sujet, le soulagement qu’elles apportent sur le plan psychologique, etc., concourent d’emblée à la disqualification de discours de prévention trop éloignés de la signification de ces comportements pour les acteurs.

 

Le vertige est une constante des conduites à risque des jeunes. La poursuite du vertige est le fil conducteurs d’une série d’activités physiques et sportives qui connaissent un net engouement social depuis les années quatre-vingt[163]. Ces entreprises impliquent une relation imaginaire et réelle, en un mot, symbolique, au risque. Elles témoignent d’un affrontement symbolique à la mort qui leur donne une force, voire une valeur d’épreuve personnelle propre à relancer le goût pour la vie : vitesse, glisse, quête de sensations intenses sont des formes ludiques de relation au monde où l’acteur atteint un déséquilibre propre à créer le désordre provisoire des coordonnées sensorielles qui permettent de s’orienter au fil du quotidien.

Dans sa frange la plus radicale, c’est-à-dire celle des conduites à risque des jeunes, la fascination du vertige est un jeu avec l’existence dont l’intensité se paie parfois par la chute, l’accident, la collision ou l’overdose.

Au-delà des conduites à risque que les deux-roues favorisent, se dégage la dominante du vertige et de son contrôle grâce à la dextérité et la valeur du pilote. Le vertige est contenu au plus proche de soi, à la limite de l’abîme, dans une proximité physique. Cette habileté engendre une jubilation dont les motocyclistes parlent avec bonheur : sentir l’air devenu palpable autour de soi dans étourdissement général des sens, frissonner du sentiment de contrôle de la puissance formidable des moteurs, etc. « L’accélération favorise une relation frontale au monde sur le mode de la maîtrise »[164]. On remplace les limites de sens que la société ne donne plus par une quête de limite physique. Un contrat symbolique est passé avec la mort pour se garantir d’exister.

La jouissance de la moto est aussi celle de l’appartenance à un groupe, celui des motards, qui propose au jeune une intégration à part entière à travers un ensemble de signes et de rituels dont l’enjeu est une solidarité sans défaut. Les concentrations lors des manifestations sportives comme celles du Bol d’Or ou des 24 Heures du Mans, montrent la puissance affective de ce groupe et sa position ambivalente au sein du lien social. Certains lieux sont alors le théâtre de joutes spectaculaires qui se renouvellent de ville en ville, d’année en année, et deviennent des rites de consommation du risque sous le regard de milliers de spectateurs. Ceux-ci donnent, s’échangent, un sentiment de puissance qui permet de vivre avec intensité, d’arracher à la mort le trophée de la jubilation.

Les risques pris à moto ne sont qu’un chapitre du débat intense d’une partie de la jeunesse contemporaine avec le monde pour savoir si survivre vaut ou non la peine. En affrontant symboliquement la mort il s’agit de tester sa légitimité personnelle à vivre. Si la société est incapable d’orienter l’existence, de lui conférer une valeur suffisante et incontestable, il reste et restera toujours à interroger la mort dans un rite ordalique. Par sa survie ou la démonstration de sa compétence, le motard demande à la mort jusqu’où il peut encore aller. Le fait de survivre lui octroie un sentiment exaltant de sa valeur personnelle. Le motard fabrique du sens, il invente son sacré personnel, il construit son récit d’existence avec l’impression d’en être enfin l’acteur sans que nul ne puisse lui contester sa souveraineté.

 

Un autre problème qui guette les motards est la perte de l’échange symbolique au sein du groupe. En effet, beaucoup des motards eux-mêmes regrettent la solidarité qui régnait dans le champ à ses débuts, dans les années 1970. A l’époque, la pratique était plus monolithique, aujourd’hui, elle se disperse en différentes fractions de classes, parfois concurrentes dans l’accumulation de prestige. Les frontières entre ces catégories sont très fluctuantes et souvent naissent des conflits entre arrière et avant-garde. Chaque nouvelle génération entend défendre les conditions de sa pratique personnelle (moto-verte d’un côté, vitesse de l’autre, par exemple). Ainsi, les possesseurs de motos récentes ignorent les autres, etc. D’autre part, la technicisation et la spécialisation des différentes catégories de motos (moto de route, moto tout-terrain), qui n’existaient pas il y a 30 ans, ont tendance à cloisonner encore plus les catégories d’usagers.

De ce fait, les bandes de motards tendent à se perdre, au profit de micro-groupes d’amis repliés.

La solidarité universelle des motards est plus que jamais formelle – on a parfois l’impression que le salut entre motards a tendance à n’en être plus que l’ultime manifestation nostalgique.

Par ailleurs, maintenant que la culture rebelle a cessé de se manifester clairement (notamment au travers de personnalités comme Coluche, Renaud, ou encore tous les groupes punk du début des années 1980), les motards ne se réclament plus de ce modèle qu’était le « blouson noir ». Au contraire, il ne leur reste, pour acquérir une légitimité sociale, qu’à viser la banalisation, l’intégration sociale à la masse, puisque les pairs motards ne sont plus assez unifiés pour leur conférer à eux seuls la reconnaissance symbolique suffisante, auto-suffisante.

Par ailleurs, comme Becker le démontre très clairement dans Outsiders[165], le stigmate symbolique qui pèse sur les motards ou sur toute autre catégorie sociale marginale va jouer le rôle de prophétie auto-réalisante qui va amener le « déviant » à se rapprocher de ses pairs puis à adopter leurs attitudes, bref, à s'impliquer de plus en plus dans la déviance. L'étiquetage (opéré par les tenants de la légitimité) opère donc une marginalisation, volontaire ou non, et accroît la différenciation entre "normaux" et "anormaux". Ce qui nous intéresse, c’est que ce processus accroît finalement la force du lien social au sein de la minorité et encourage la solidarité mécanique, le loyalisme, etc.

Aujourd’hui, si l’on en croît un sondage récent[166], intitulé « Adieu rebelles ! », les Français ne perçoivent plus que faiblement le motard comme un marginal. Symboliquement, il ne se situe plus clairement du côté de la négativité, des parias.

Cela a pour conséquence théorique l’affaiblissement du lien social, la perte d’une solidarité efficace et destinée à protéger le motard contre la dépréciation symbolique dont il était en permanence susceptible d’être victime il n’y a pas si longtemps encore.

L’éclosion de la fratrie élective des motards était peut-être, surtout dans le contexte des années 1970, avant tout, une manière de défendre le groupe face à l’hostilité extérieure à travers une affirmation constante de solidarité.

Aujourd’hui, ce facteur important, qui participait de l’échange symbolique en tant qu’il contribuait à accroître ce besoin social fondamental par quoi on manque aux autres et les autres nous manquent, s’affaiblit.

Beaucoup de motards cherchent désormais à compenser cette perte en adoptant les codes de domination de la société de masse. C’est alors, à qui aura la plus grosse moto, la plus chère, la plus puissante, à qui sera le propriétaire privé et exclusif du signe d’importance sociale le plus prestigieux et le plus ostentatoire à travers son objet, sa moto devenue pur signe (de prestige au sein du code, des taxinomies de prestige social). Les valeurs internes au champ, qui font de la prise de risque sacrificielle un défi permanent, tendent à céder, devant la répression sécuritaire, devant l’anomisation du groupe, aux valeurs de masse, valeurs bourgeoises, qui font désormais que la saleté, l’endurance, la passion du risque, sont méprisées. L’enjeu devient simplement d’afficher une belle moto, proprette et bien lustrée, qui brille de tous ses feux, peut-être, mais plus de ses phares.

Le problème des modalités de ce type de compétition, somptuaire, d’ostentation, est que le prestige est attaché aux motos elles-mêmes, objets désormais immobiles, destinés ou plutôt rivés au regard. Il n’y a plus de circulation possible (au sens propre comme figuré) du prestige au sein du groupe, puisque le possesseur de la moto, sur qui rejaillit le prestige de posséder un bel engin, est lié à ce dernier de manière juridique, définitive, par la propriété privée.

Loin des mythes originels du centaure, de communion avec la machine, d’oubli de soi, qui pouvaient fonder la communauté, il n’y a plus de défi permanent. Chacun exhibe sa machine, chacun son tour, comme dans un marché aux enchères ou mieux, une sorte de compétition canine. Les marques, les modèles, les cylindrées, s’affichent comme autant de pedigrees. Et après ? Chacun rentre chez soi. L’ivresse est désormais absente de la pratique des plus légalistes, des plus normaux (au sens de la norme bourgeoise), parmi les motards.

Le prestige a donc tendance à être monopolisé, au sein du groupe, par les dominants, constitués de l’avant-garde massifiée des « consomotards » qui achètent les places de prestige, de salut social, à la seule force de leur porte-monnaie (ou bien souvent, de leur crédit bancaire).

On passe alors, et on suit dans cette analyse  Jean Baudrillard, d’un système d’échange symbolique à un système de valeur d’échange-signe, attribuant des places de prestige définitives en fonction de l’arbitraire total d’apparences et de formes fixées dans les motos, objets morts que n’animent même plus les moteurs puisque la carrosserie fonde désormais l’essentiel de leur valeur.

Le prestige ne circulant plus, la valeur des uns constitue la dépréciation des autres (puisque bien sûr, la valeur sociale conférée aux apparences est parfaitement relative, relationnelle).

La publicité diffuse ces valeurs de masse, les motards s’y raccrochent. Le slogan fait la moto, et le conducteur à sa suite, puissante, agile, comme une femme que l’on possède et exhibe pour afficher son statut social, comme une voiture, comme n’importe quel objet de consommation. La consommation ostentatoire se fait dans le simulacre, la simulation du risque. Il suffit désormais d’avoir une belle moto : autant de dissuasions de la mise en jeu du corps (dont on a vu qu’elle pouvait être le germe d’échanges sociaux intenses), puisque rouler vite, chuter, est toujours susceptible d’écorcher les peintures, les chromes, le vernis social.

Les nouveaux rapports entre les motards sont de type dissuasif : l’accumulation de signes de substitue aux pratiques effectives.

 

Pour recréer un espace de liberté propice à l’expression de l’échange symbolique parmi les motards, on peut raisonnablement envisager que des circuits de motos soient aménagés dans chaque région pour accueillir les motards désireux de se défier.

En effet, la seule infrastructure réellement étudiée pour les deux-roues motorisés est le circuit[167]. La pratique de la moto sur circuit, sans remettre en cause fondamentalement l'autonomie du champ ni ses valeurs (de défi, etc.), permet de diminuer objectivement et considérablement les risques encourus par les motards.

 

 

A contre-courant des idées encourageant la pratique telle que la conçoivent les acteurs du champ, les politiques de répression ou de dissuasion du risque routier semblent totalement ignorantes du fait que le risque constitue peut-être le ciment social de la communauté des motards. Ce qui apparaît évident au regard de l’analyse sociologique est en permanence dénié par les politiques de sécurité. Pourtant, un élargissement de l’analyse pourrait aussi démontrer que si l’on veut – politiquement – s’engager dans une telle action publique, il faut être conscient que l’éradication à terme d’une violence routière risque de modifier une économie générale du risque, comme l’anti-tabagisme et l’hygiénisme provoquent des pathologies de compensation. Ne doit-on pas se demander si la satisfaction de ces échanges symboliques n’assure pas une régulation indirecte de la violence collective, l’accroissement de la violence routière pouvant aller de pair avec une régression des morts par terrorisme (Allemagne, Italie, Espagne) ou sur les stades ? Les pays qui sont parvenus à diminuer les dangers de la circulation automobile ne connaissent-ils pas des pics de violence dans d’autres registres de comportement ? La Suède, qui a le plus fort taux de suicide d’Europe, est le pays où les politiques de sécurité routière sont les plus avancées[168]. Aux Etats-Unis, où la mortalité est faible en rapport au nombre de kilomètres parcourus, la violence sociale est considérable.

Quelle est la marge de manœuvre de la sécurisation de la conduite routière ? La tendance  viser un risque zéro est-elle vraiment sensée ? Rien n’oblige à combattre l’imaginaire du risque et de la mort routière, qui procurent finalement des bénéfices secondaires (aux constructeurs, aux assurances, à l’Etat), mais si l’on en fait une fin, le seul moyen ne serait-il pas orwellien ? Peut-on réellement y parvenir sans une dose de totalitarisme ? Les sociétés qui ont réfréné et aseptisé la conduite à tout prix ne sont-elles pas en partie totalitaires (USA, pays nordiques) bien que la mort y ressurgisse sous d’autres formes ? La question ultime ne serait-elle pas celle du choix entre liberté et totalitarisme, entre sécurité et risque de mort, c’est-à-dire entre fatalité et destin ?


GLOSSAIRE

(en collaboration avec M. Nayaradou)

 

 

 

Altérité :

L’altérité s’oppose à l’identité. C’est-à-dire que c’est tout ce qui est tout autre chose que le moi. L’altérité peut-être radicale, c’est-à-dire s’il s’agit de quelque chose de tellement autre que cette chose est indicible, non conceptualisable, qu’on ne sait rien d’elle, y compris l’étendue de notre méconnaissance. La mort, c’est pour l’être humain l’altérité radicale. Le principe d’altérité est important parce que c’est lui qui nous fonde. En effet nous sommes toujours autre chose que nous-mêmes, notre identité est un mythe, c’est le mythe de notre culture. Rien ne vient de nous tout vient de l’Autre. C’est pour remettre en cause leur identité, c’est-à-dire ce à quoi le système les condamne (à être eux-mêmes) que les motards redécouvrent l’altérité en faisant circuler la mort. Ce qui fonde l’unité du groupe ce n’est pas la compétition somptuaire de savoir qui aura la plus belle moto ; c’est plutôt le défi généralisé de mettre sa vie en jeu, de refaire circuler l’altérité. La fondation du groupe dans l’altérité étant son meilleur atout de survie, le pouvoir unificateur de la confrontation collective avec la mort est un fort facteur de cohésion.

 

Anomie :

Le concept d’anomie forgé par Durkheim est un des plus importants de la théorie sociologique. Il caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, sapées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d’autres.

(Elle se caractérise par l’absence de frein aux passions, par du dégoût ou de la déception face à des ambitions déçues. Les jeunes criminels des classes populaires souffrent de ce mal sociologique qu’est l’anomie : ils aspirent à rouler en voiture chère, etc. Ces aspirations sont entretenues par la publicité, les médias, les valeurs dominantes de réussite économique…pourtant la réalité sociologique, c’est qu’ils sont condamnés par leur origine sociale à un statut de petit salarié, payé au SMIC. Ce divorce entre des aspirations trop grandes par rapport à une réalité très médiocre les pousse à satisfaire leurs aspirations de manière illégale. C’est l’anomie qui les pousse au crime, ils préfèrent transgresser les normes sociales (vols, parfois meurtre…) plutôt que renoncer à leurs aspirations irréalistes. Deux solutions existent, le passage à l’acte, donc le crime, ou le refoulement, qui se transforme en tristesse profonde. L’individu anomique n’est pas forcément criminel. L’individu anomique est quelqu’un qui tout simplement n’est pas où il est comme un poisson dans l’eau, quelqu’un qui ne maîtrise pas les règles, qui n’a pas été suffisamment  bien dressé par le système social pour y adhérer. Dernier exemple : les clochards sont des individus anomiques, ils n’obéissent plus aux règles de la société. Ils ne se lavent plus, ils ne suivent pas les règles de l’hygiène, car ils n’ont plus le désir de plaire aux autres, leurs aspirations ayant été réduites à néant par un système de concurrence impitoyable, ils n’aspirent même plus au minimum : ne pas puer. Si les chômeurs ont peur de l’inactivité, ce n’est pas car ils aspirent à l’esclavage en tant que salarié, c’est tout simplement car dans l’oisiveté on se dérègle vite : on se lève de plus en plus tard, on mange à  n’importe quelle heure, ce qui devient vite un facteur de désocialisation, dans la mesure ou ce mode de vie n’est plus compatible à une recherche active d’emploi. L’absence de règles du clochard ou du chômeur se transforme vite en misère. Car être réglé, régulé, c’est partager la vie du groupe ; être anomique c’est en être exclu. Le pire pour un être social comme l’homme c’est l’exclusion du groupe, et l’anomie c’est le premier pas vers l’exclusion.)

 

Autonomie :

La notion d’autonomie est reliée à celle de champ. Un champ peut être dit autonome ou hétéronome. Cette hétéronomie ou cette autonomie est toujours relative. Un champ c’est un milieu social : le milieu des scientifiques, des commerçants, des informaticiens, des assureurs, des motards. Chaque milieu social à des règles spécifiques, des valeurs qui lui sont propres et qui ne se retrouvent pas dans les autres milieux. Par exemple, dans le milieu des professeurs on valorise la culture, le savoir, dans le milieu des sportifs, les prouesses, les records, dans le milieu des affaires, le maximum de profit. Chaque milieu obéit à des règles implicites que ses membres ont forgées durant son histoire. La spécificité des règles d’un champ, c’est ce qui garantit son autonomie relative par rapport au reste de la société. Par exemple dans le milieu des écrivains, la règle du succès n’est pas donné par le nombre de livres vendus, mais par le fait que le livre est reconnu par les autres écrivains comme un bon livre. C’est ce qui fait par exemple considérer Paul-Loup Sulitzer comme un écrivain médiocre par les autres écrivains, malgré le fait qu’il vende énormément de livres. Ce n’est pas le succès économique et commercial qui fait d’un écrivain un écrivain reconnu comme tel par ses pairs. Ce n’est pas le goût du public (qui aime Sulitzer) qui fera de lui un grand écrivain. Cela signifie que le champ littéraire ne se laisse pas dicter ses règles, ses normes d’évaluation par des valeurs extérieures à lui, entre autre des valeurs de réussite commerciale, il est autonome car il a ses propres critères d’évaluation pour considérer un écrivain comme un grand écrivain (entre autre l’originalité). Le champ des motards est-il autonome ? Il semble que son autonomie décroisse car il se laisse imposer des normes qui viennent de milieux qui lui sont extérieurs entre autre des normes imposées par  les constructeurs, les médias motards, la sécurité étatique... C’est-à-dire toutes les instances normatives qui parlent au nom des motards, soit disant pour leur bien, mais qui imposent leur logique propre (logique économique et marketing pour les constructeurs, logique du culte de la nouveauté et de la soumission aux constructeurs pour les médias et logique sécuritaire de l’Etat) aux motards. Le champ perd donc toute son autonomie. Tout comme par exemple le champ littéraire qui lui aussi est de plus en plus soumis à la loi du marché. La perte de l’autonomie d’un champ c’est la perte de son originalité et de ce qui fait de la société un lieu de diversité. L’hétéronomie du champ motard c’est la transformation des motards, en consommateur soumis par les constructeurs, et en bon petit mouton par la sécurité routière.

 

Capital :

En sociologie, ce sont toutes les ressources (pas seulement économiques) que l’on peut mobiliser pour acquérir de la reconnaissance et du prestige. En sociologie on part du postulat que les individus n’ont pas d’existence propre, ils n’existent que dans le regard des autres. Or dans notre culture la relation aux autres est médiatisée par le fait de vouloir détenir plus de prestige que son voisin, le fait d’être reconnu comme étant plus important que lui : pour cela il faut disposer et accumuler le plus de capital possible, ce qui sera un facteur essentiel d’acquisition du prestige. Il existe plusieurs type de capital :

Capital économique :

C’est le premier qui vient à l’esprit, et pourtant il n’est pas le plus important du point de vue sociologique. Pour simplifier le capital économique, c’est tout le patrimoine économique, la richesse qu’il peut mobiliser pour se faire valoir. En gros c’est l’argent. Souvent le capital économique se traduit par une consommation ostentatoire : des produits de marque chers.

Capital culturel :

En gros c’est la culture, il peut être mesuré par le niveau de diplôme, le fait de posséder des objets d’art, ou d’avoir des connaissances d'autodidacte. Il ne s’agit pas seulement d’acquisition scolaire : le capital culturel se mesure aussi par l’aisance que l’on a dans son rapport à la culture, son vocabulaire plus ou moins châtié, sa politesse. On peut être riche en capital économique et pauvre en capital culturel (ignare) : par exemple les petits commerçants ou les nouveaux riches, ou encore un exemple plus grossier : les américains.  

Capital social :

Il s’agit tout d’abord du réseau d’amis, de connaissances (d’amis d’amis…) dont on dispose. Mais l’essentiel n’est pas  la quantité du réseau, mais plutôt sa qualité. En effet un ouvrier dispose souvent de beaucoup d’amis, mais qui sont ouvriers comme lui, ce qui ne permet pas de disposer d’un réseau puissant. Un réseau puissant c’est un réseau capable de mobiliser des ressources rares au service d’un de ses membres : passe-droit, proposition d’emplois, opportunités, et divers privilèges comme par exemple la capacité à faire sauter un P.V.. Donc un réseau puissant est un réseau constitué d’hommes d’influence. Disposer d’un gros capital social c’est disposer d’un réseau constitué d’individus socialement puissants et mobilisables rapidement.

Capital symbolique :

Rassemble les trois sortes de capital : il s’agit d’acquérir du prestige en accumulant du capital symbolique sous trois formes : économique, culturel et social. Ce n’est pas seulement l’addition des trois formes de capital. En fait, le capital symbolique correspond globalement au prestige, à l’honneur, à la réputation, à la respectabilité de l’individu concerné.

 

Catégorie de pensée :

Façon de voir les choses. Lunette qui permet de voir le monde sous un certain angle. Les catégories de pensée des professeurs ne sont pas les mêmes que les catégories de pensée des hommes d’affaires. Ils ne perçoivent pas du tout le monde de la même manière ; ils sont disposés (par leur habitus) à le voir différemment. Certaines catégories de pensée rendent certaines choses pensables et d’autres impensables.

 

Champ :

Voir autonomie et professionnalisation. Un champ c’est un milieu (milieux sportifs, des motards, des médecins…), un sous-secteur de la société, régi en partie par ses propres règles, en partie par les règles de la société qui l’entoure. Le champ des motards, il faut en fait le voir comme un champ d'énergies apportées par tous ceux qui ont un rapport avec la moto : le champ, c'est tous les utilisateurs de motos et leur contribution à l'univers de la moto. Si on veut le définir de manière stricte, on peut dire par exemple tous ceux qui ont le permis A, mais ça pourrait être aussi ceux qui possèdent une moto, etc. Dans le langage courant, on pourrait dire le "milieu" de la moto. Le champ est un concept de sociologie qui se rapporte au champ de forces (de la physique). On emploie le mot champ pour signifier que, au sein des différents univers sociaux, en l'occurrence celui des utilisateurs de moto, il y a des luttes de pouvoir (comme dans un champ de forces gravitationnel avec plusieurs champs de gravitation en "concurrence"). En général, il y a les dominants d’un champ qui sont en concurrence avec les nouveaux entrants (dominés) dans le champ.

 

Classe :

Il s’agit de distinguer les individus selon leur origine de classe. Les classes sociales sont une réalité sociologique essentielle qui n’est pas souvent perçue comme telle par les agents. Ce qui est dit vulgaire, pas terrible, dégoûtant, mal fréquenté est souvent une référence implicite à l’origine populaire ou dominée de l’objet ou du comportement. Ce qui est dit bon, correct, excellent, parfait est souvent une référence à l’origine bourgeoise ou dominante de l’objet et du comportement. Ici nous ne distinguons que d’une façon grossière une classe dominante et une classe dominée. L’analyse en termes de classe se doit évidemment d’être plus fine, même si la distinction vulgaire/raffiné montre à quel point la notion de classe peut-être productive dans ses aspects les plus simples.

 

Distinction :

Elément essentiel de l’organisation sociale. De nombreux comportements ont pour origine une volonté de se distinguer de la masse, du vulgaire, du commun. Les dominants en particulier ont une forte volonté de distinction par opposition aux dominés. La distinction est souvent ce qui permet de donner sens à la vie de certaines personnes : car si exister, c’est être perçu, alors la distinction est la meilleure façon d’être aperçu.

 

Dominants :

Les dominants, comme leur nom l’indique, dominent le champ dans lequel ils sont. Ils sont admirés par les dominés du champ. Par exemple, Bill Gates, dominant du monde des affaires et du champ informatique est admiré par tous les petits informaticiens et par tous les petits capitalistes qui souhaitent devenir l’homme le plus riche du monde. Au niveau macrosocial (plus seulement au niveau des différents champs) les dominants sont ceux qui disposent de beaucoup des différentes sortes de capitaux : ils sont riches en capitaux et pas seulement en argent. Mais certains peuvent être plus riches en certaines sortes de capitaux qu’en d’autres : les grands patrons sont plus riches en capital économique qu’en capital culturel, les professeurs d’université c’est le contraire. Les professions libérales (médecins, avocats…) sont aussi riches en capital culturel qu’en capital économique.  Mais ce qui caractérise les dominants, c’est qu’ils possèdent de façon beaucoup plus abondante toutes sortes de richesses sociales (donc pas seulement de l’argent, mais aussi de la culture, des relations…) alors que les dominés en sont beaucoup plus démunis. Les dominants sont admirés par les dominés qui veulent leur ressembler, c’est particulièrement frappant avec les stars adulées par leurs fans qui les imitent. Dans le champ de la moto, un type de dominants sont les motards qui vivent de la compétition. Ils disposent de toutes les richesses dont peuvent rêver des motards : motos les plus récentes, possibilité illimitée d’accès aux circuits, admiré de tous, gagnant sa vie de la moto… 

On peut dessiner plusieurs sortes de pôles de domination dans le champ, comme la presse moto, voire la Sécurité routière, ou encore les pilotes de course, qui imposent des normes à l'ensemble du champ, du milieu, mais de l'extérieur. Pour reprendre des exemples concrets, si Valentino Rossi adopte telle décoration sur sa moto, on va voir des replicas sur les routes avec la même peinture (je renvoie à la CBR 600 FS Rossi replica, en test sur Moto et Motards n°46 p. 46, moto "très spéciale qui ferait envie à Valentino Rossi en personne", d’ailleurs n°46 lui aussi). Ainsi, Valentino Rossi (et les entreprises qui sont derrière lui) a le pouvoir d'influencer les goûts des acheteurs de manière considérable, et jusqu’à la mise en page des journaux de moto. Il accumule dans le champ un pouvoir concret, il est donc en position de dominant. Pourtant, ce n'est pas forcément un "vrai" motard puisque la plupart des pilotes ne roulent pas sur la route. Dans certaine tradition sociologique, on considère que les motards n'ont pas à se laisser imposer des normes par des gens qui ne sont pas eux-mêmes motards. Dans cette optique, il y a donc une domination, un arbitraire, un déséquilibre de pouvoir, qui porte les motards à reconnaître, voire à aduler, quelqu'un qui n'est pas vraiment des leurs ou qui est à la limite du champ comme les pilotes de course.

 

Echange symbolique :

Dans notre définition du capital, nous avions dit que le but de l’homme était le fait d’accumuler des honneurs et du prestige, les rapports entre les hommes se résumant à des rapports de concurrence. Dans l’échange symbolique il n’y a pas de monopolisation par une classe dominante, ou par un individu, du prestige à  son profit. Il y a plutôt circulation du prestige qui passe de l’un à l’autre. Dans l’échange symbolique chacun existe dans le regard de l’autre mais pour autre chose que pour le dominer. La reconnaissance mutuelle, par laquelle chacun se reconnaît dans un autre qu’il reconnaît comme un autre lui-même et qui le reconnaît aussi comme tel, peut donner aux motards le pouvoir de rivaliser victorieusement avec toutes les consécrations que l’on demande d’ordinaire aux institutions et aux rites de la société bourgeoise.

 

Habitus :

L’habitus c’est tout simplement la disposition, la tendance, la propension. Par exemple, vous vous promenez en ville, vous voyez un musée, tout le monde n’a pas la même probabilité d’entrée dans ce musée. Pour certaines personnes cette probabilité est quasi-nulle. Ces gens n’ont aucune prédisposition à entrer dans un musée. Passé ce cap, parmi ceux qui y sont entrés, certains n’ont aucune prédisposition pour s’y plaire… Certains enfants ont des dispositions pour réussir à l’école, il n’y a aucun don là-dedans, il s’agit simplement du fait que leur habitus est conforme à ce que demande le système scolaire : une certaine docilité, une certaine bonne volonté. Les enfants qui s’intéressent à l’école sont ceux qui sont disposés à s’y intéresser. La propension à faire ou à ne pas faire quelque chose est déterminée par l’histoire de l’individu, son origine sociale, et notamment son environnement familial.

L’habitus désigne en fait à la fois l’ensemble des habitudes de vie acquises par l’individu au cours de son histoire et la manière dont ces habitudes vont le pousser à agir dans le futur.

 

Hexis :

Façon de tenir son corps, de se comporter, d’enchaîner ses gestes. L’hexis bourgeoise impose une manière droite de tenir son corps. L’hexis populaire est plus relâchée, moins tendue.

 

Idéal-type :

On peut prendre comme synonyme de ce terme l’archétype : le type parfait, le type idéal. Généralement cet idéal-type n’existe pas dans la réalité. C’est une construction théorique du sociologue qui lui permet de mieux comprendre la réalité. Par exemple le sociologue construit un idéal-type du motard en fonction des traits les plus significatifs de ce que c’est que d’être un motard. Il pourra alors comparer cette construction théorique à la réalité des motards pour voir à quel point certains motards se rapprochent de cet idéal-type et d’autres s’en éloignent. Cette construction théorique permettra au sociologue de catégoriser les motards et d’approfondir en rendant plus fines ses catégories d’analyse.

En fait, cela doit permettre d’arriver au cœur du champ des motards, c'est-à-dire de réussir à cerner et à faire le portrait le plus typique possible du motard, et à définir ce qu'il a de plus spécial par rapport à quelqu'un d'autre, ce qui fait sa spécificité. C'est en même temps rechercher des traits plus ou moins communs à tous les motards. En fait, le cœur du champ, c'est ce qui fonctionne, dans la société des motards, de la manière la plus autonome. Par exemple, faire un signe en V quand on se croise sur la route, c'est une pratique typique des motards, qui de plus ne concerne qu'eux, les distingue de la masse (des automobilistes...). On est donc au cœur du champ. De la même manière, rouler à 200 km/h quand entre les voitures sur l'autoroute, c'est une pratique typique des motards : on est encore une fois au coeur des pratiques du champ. Le motard idéal-typique, c'est le personnage théorique qui concentre toutes ces spécificités.

 

Professionnalisation (du champ) :

C’est le fait que les membres du champ mettent des barrières à l’entrée de plus en plus élevées pour accepter de nouveaux entrants. Le diplôme, dans le champ scientifique, est considéré comme une barrière à l’entrée qui permet de faire une sélection à l’entrée du champ pour s’assurer de l’autonomie du champ. Seuls peuvent y entrer les gens qui en acceptent les règles, c’est pour ça qu’une barrière à l’entrée est nécessaire, et pour éviter que les nouveaux entrants y importent des règles hétéronomes, étrangères au champ. Dans le champ scientifique, la thèse de doctorat est un signe de professionnalisation, elle est le signe qu’il faut se concentrer à plein temps dans cette activité, pour devenir réellement compétent, pour jouer le jeu conformément aux règles du champ. Un des facteurs de professionnalisation du champ motard est bien sûr constitué par l’obligation du permis de conduire spécifique, le permis A.

 

Société de masse :

Forme sociale qui se caractérise par l’isolement des individus qui sont paradoxalement convaincus de leur singularité et de leur individualité alors que leurs modes de vie se ressemblent de plus en plus. Seules des différences marginales les différencient : le fait d’avoir des vêtements de couleurs différentes ou une voiture de forme différente alors que les aspirations à la réussite sociale sont fondamentalement les mêmes.

 

Trajectoire sociale :

La trajectoire sociale c’est le chemin social que suit un individu de sa naissance à sa mort. Il peut y avoir des trajectoires ascendantes : né dans un milieu populaire il devient un homme d’affaire riche et célèbre (Bernard Tapie) ; descendante, fils de famille aristocrate, il est éboueur à la ville de Paris (les journaux parlent très peu des trajectoires descendantes alors qu’elles sont aussi nombreuses que les trajectoires ascendantes…). Il peut enfin y avoir des trajectoires stables : fils de petit commerçant, petit commerçant tu seras). Mais il faut faire attention, car une trajectoire stable peut cacher une trajectoire descendante : par exemple un fils d’instituteur qui devient instituteur aujourd’hui est en fait en trajectoire descendante car c’est beaucoup moins prestigieux d’être instituteur aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Pour être en trajectoire stable il devrait être au moins professeur de collège. On voit donc que la trajectoire est déterminée par la trajectoire globale de l’ensemble des individus et par la hiérarchie relative des différents corps de métiers, qui est mouvante.

 

Utilité :

Ce qui est conforme à sa fonction. Cette fonction peut être totalement anti-utilitaire au sens de l’utilité pratique. Une voiture est utile pour aller rapidement d’un point à un autre…mais elle surtout utile pour montrer son statut social dès qu’il s’agit de sa forme.

 

Violence symbolique :

Les rapports de domination ne passent plus par la violence physique, mais par la violence des signes. Le riche (en toutes sortes de capitaux) montre sa richesse par des signes visibles, et ce faisant il impose à toute la société ses principes de goût. La violence symbolique c’est la reconnaissance par le pauvre des normes du riche comme étant des normes légitimes, alors qu’il est la première victime de ces normes discriminatoires. La violence symbolique c’est par exemple celui qui est nul en orthographe qui reconnaît la légitimité de l’orthographe. C’est la fille un peu grosse et un peu moche qui admire la beauté des mannequins en se reconnaissant par là-même moche. C’est l’homme ignorant qui va admirer l’intellectuel pour sa culture. C’est le pauvre qui va admirer Bill Gates. Dans la violence symbolique les relations de domination passent par des relations d’admiration. Les dominés au lieu de lutter contre les normes qui leur sont imposées et qui sont des normes qui font qu’ils sont dominés et exclus, adhèrent à ces normes. Dans la violence symbolique, le dominé est complice de la domination qu’il subit. La violence symbolique est le germe de la haine de soi, qui s’assortit de signes visibles comme les complexes (timidité, etc.), ou, à la limite, de comportements auto-destructeurs.

 

 


BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

OUVRAGES GENERAUX

 

 

 

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[1] Situées dans les professions supérieures.

[2] Et en particulier de la Fédération Française des Motards en Colère, la plus importante.

[3] Becker, Howard S. Outsiders. 1985

[4] Von Bohm-Bawerk, Eugène, Capital and Interest, 1884.

[5] La vitesse moyenne de circulation dans Paris est à peu près stabilisée, depuis un siècle, à 18 km/h.

[6] Cette typologisation sera faite à l’aide d’une enquête de la SOFRES datant de juin 2002 et commandée par la Direction de la Circulation et de la Sécurité Routière (DSCR) rattachée au ministère des transports.

[7] Voir la définition que Bourdieu donne du capital symbolique dans « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques ». ARSS, n°13, 1977.

[8] Nisbet, La tradition sociologique, PUF, 1984.

[9] En particulier chez Tocqueville d’après Nisbet, ibid.

[10] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, GF, II- 253.

[11] Riesman, La foule solitaire.

[12] Baudrillard, La société de consommation, Casterman, 1970.

[13] Tocqueville, ibid, II, 181

[14] Même si cette pratique peut être vue comme un simulacre de rébellion, un élément de différenciation fictive comme la rap ou le hard rock, par exemple.

[15] Dumezil, Georges, Mythe et épopée, 1968-1973.

[16] Aujourd’hui, cinéma, boîte de nuit, café.

[17] Veblen, ibid., p. 59.

[18] Si on mesurait le prestige au risque pris, on trouverait que le motard maximise effectivement son capital symbolique.

[19] Evidemment, tous les motards n’utilisent pas leur machine de manière ostentatoire ni même ne possèdent des machines ostentatoires. Mais ce que l’on peut dire assurément, c’est que l’usage même d’une moto, aussi timide soit-il, et aussi peu ostentatoire soit-il, peut-être considéré sociologiquement comme une marque de singularité.

[20] Martineau, F., Nous les motards, Rabelais, 1973, p. 184.

[21] Cette haute opinion qu’a de lui le motard s’illustre par les provocations (accélérations brutales, etc.) coutumières à l’encontre des voitures prestigieuses, qui, elles, restent bloquées dans les embouteillages. On note que le motard peut être d’une catégorie sociale basse, et qu’il peut ainsi prendre une revanche sociale sur les classes aisées.

[22] Bessaguet, Jean-Pierre, Analyse psychosociale du phénomène motocycliste, 1977, Thèse de doctorat de sociologie la connaissance et des idéologies, Université Paris VII.

[23] Ce qui est un comportement de masse puisque tout le monde dans une masse se considère comme différent des membres de la masse. C’est la caractéristique de la société de masse : Elias-Canneti, Masse et Puissance, Gallimard, 1970.

[24] Veblen, ibid.

[25] Bessaguet, Jean-Pierre. Analyse psychosociale du phénomène motocycliste. 1977. Thèse de doctorat de sociologie la connaissance et des idéologies. Université Paris VII.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Ibid. Annexes.

[29] La domination symbolique des pilotes professionnels se manifeste particulièrement dans les budgets consacrés par les constructeurs à la victoire des compétitions internationales. Il s’agit, pour les constructeurs, non seulement de vendre plus de motos de course, mais aussi, par effet de ricocher, de vendre toute leur gamme de motos, sur lesquelles rejaillit le prestige des victoires. Les « consomotards » sont sensibles (l’élasticité de leur demande est faible au prix) à la victoire d’un constructeur. Une victoire en Grand Prix se traduit automatiquement par des augmentations de part de marché .

[30] Même si la réprobation du groupe se fait souvent sur le mode ludique, elle n’en reste pas moins très efficace et très contraignante. La contrainte sociale s’exprime dans les bandes de motards par un persiflage amical qui vise à favoriser le conformisme du comportement de chacun des motards du groupe. Le pouvoir intégrateur et réprobateur de ce persiflage est aussi efficace que celui du rire dans la société globale. Voir Bergson, Le rire, PUF Quadrige.

[31] Veblen, ibid., p. 107.

[32] Veblen, ibid, p. 51.

[33] Et ceci dans le meilleur des cas dans la mesure où la plupart du temps, les motards possédant les motos les plus chères et les plus performantes évitent de les utiliser à leur maximum pour ne pas risquer la chute et de les abîmer. Leur moto a donc pour fonction principale d’apporter du prestige à son propriétaire et donc d’être chère. Dans les rassemblements de motards lors des Grand Prix de vitesse, les possesseurs des motos les plus rapides et les plus chères, complètement inutilisables sur le réseau routier, accumulent du capital symbolique en martyrisant la mécanique des moteurs afin de produire le plus de bruit d’échappement possible. Ces manifestations sonores provoquent des rassemblements ébahis autour des machines. Le but est purement ostentatoire et aucunement utilitaire.

[34] Veblen, ibid., p. 102.

[35] Bourdieu, P., La Distinction, 1979, Editions de Minuit, p. 241.

[36] Duret, Pascal, Les usages sociaux de la moto, 1986, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris VIII.

[37] Lagrée, Michel, « Dieu et l’automobile », in Cahiers de médiologie, n°12, 2001, Gallimard.

[38] Bertho-Lavenir C., « La découverte des interstices », in Cahiers de Médiologie, n°12, 2001, Gallimard. 

[39] Renaud, Amoureux de Paname, 1975, Virgin.

[40] Voir Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Calman Levy, 1973.

[41] Barthes, R., Mythologies, « La nouvelle Citroën », 1957, Editions du Seuil.

[42] Ibid.

[43] Ibid.

[44] On se réfère tacitement, quant à la dialectique de la civilisation, à la vision qu’en développe Norbert Elias dans La dynamique de l’Occident.

[45] Baudrillard, J., L’échange symbolique et la mort, p. 271, Gallimard, 1976.

[46] Duret, P., Ibid.

[47] Ibid.

[48] Voir Becker, H.S., Outsiders, 1985.

[49] Duret P., Ibid.

[50] Ibid.

[51] Bessaguet, Ibid.

[52] Ibid.

[53] Ibid.

[54] Renaud, Place de ma mob, 1980.

[55] Moto-Magazine « Le pavé dans la mare » est édité par les Editions de la FFMC. Créé en 1985, il s’impose assez vite comme le magazine de moto au plus fort tirage en France, notamment grâce aux abonnements promotionnels qui sont proposés aux sociétaires de la Mutuelle des Motards.

[56] « Malgré les années qui passent, les progrès accomplis, on s’étonne de constater, guidon en mains, que la toute première CBR soutienne aussi gaillardement la comparaison avec sa lointaine descendante ». Toute la Moto n°21, « Honda CBR 900 1993/2000. 7 ans de bonheur », avril 2001, p. 58.

[57] Depuis 1998, la barre des 300 km/h chrono a été franchie. La Suzuki GSX-R 1300 Hayabusa, qui développe 174 chevaux pour un poids inférieur à 250 kg, offre un aérodynamisme spécialement étudié, qui lui permet de développer un potentiel d’accélération et de vitesse sans commune mesure avec les voitures sportives du marché, même dix fois plus chères. Cette Suzuki dernier cri est vendue 13274 Euros, soit moins de 100.000 Francs.

[58] Le rupteur est le limiteur de tours/minute, qui coupe l’allumage du moteur une fois qu’il atteint une certaine vitesse de rotation pour éviter la surchauffe et la casse. Sur les motos sportives les plus pointues, il est fixé à 15.000 tours/minutes, régime très élevé qui laisse supposer une faible endurance des moteurs (rarement plus de 100.000 km).

[59] Bourdieu, P., La Distinction, p. 127, Editions de Minuit, 1979.

[60] La télévision, à notre avis, ne saurait souffrir d’autre critique que celle qui porte à la considérer en tant que médium.

[61] Pour une définition du concept de transsubjectivité, voir Boudon, R., Le juste et le vrai, et en particulier pp. 67 et 79.

[62] Courrier de Moto-Journal, 1976.

[63] Résultats de l’enquête motards au Mondial du Deux Roues 1999 mené par la Prévention Routière.

[64] Qui reprend souvent les oppositions dominantes, inculquées par le système scolaire.

[65] Bourdieu, P., Langage et pouvoir symbolique, « Vous avez dit « populaire » ? », p. 139, 2001, Fayard.

[66] Duret, P. ibid.

[67] Enquête sur les licenciés sportifs de la Fédération Française de Motocyclisme, 1977.

[68] Bessaguet, J.P., ibid.

[69] Renaud, Renaud à Bobillot, « La teigne », 1980.

[70] L’appartenance aux classes populaires se double d’une propension à la préférence pour le présent, qui porte à oublier que l’école procure de « vrais » profits, mais différés à l’entrée dans la vie active.

[71] Déplacé, décalé seulement.

[72] Les jeunes « durs » issus de familles immigrées représentent sans doute une limite en ce qu’ils poussent parfois jusqu’au refus total de la société « française », symbolisée par l’école et aussi par le racisme, la révolte des adolescents issus des familles les plus démunies économiquement et culturellement. Cette révolte trouve souvent son principe dans les difficultés, les déceptions et les échecs scolaires. Voir Bourdieu, P., ibid.

[73] Dans le cas des motards, tous ceux qui commettent quotidiennement des grands excès de vitesse, désormais soumis à la répression pénale depuis la loi Gayssot de 1997 (en tout 70% des motos circulant sur le réseau routier français dépassent les limitations de vitesse).

[74] Il s’agit en ce qui nous concerne des authentiques aristocrates du champ, qui accèdent à la pratique de la moto sur circuit.

[75] L’ « équipée sauvage » représente sans doute le cas limite de l’échange motard porté à sa tension maximale : c’est une course illégale complètement libre, de plusieurs centaines de kilomètres parfois, qui exige des motards participants qu’ils rallient deux points de la carte le plus vite possible et ce par tous les moyens.

[76] Bessaguet, ibid.

[77] En fait, pour les motards, la force physique est surtout sollicitée lors des manœuvres à l’arrêt, sans le moteur, la difficulté résidant dans le fait de maintenir l’équilibre précaire de quelques centaines de kilos (entre 150 et 300 kg) et deux-roues que comptent les motos. Une grande partie des chutes de moto à lieu lors de ces manœuvres (mauvais béquillage, etc.).

[78] Bourdieu, P., La Distinction, p. 234, Editions de Minuit.

[79] En l’occurrence, la frontière juridique de l’obtention du permis de conduire.

[80] La proportion de femmes parmi les possesseurs de motos est de 10,5 % (d’après enquête SOFRES sur les motards, juillet 2000).

[81] Bourdieu, P., ibid, p. 120.

[82] Instinct formé par les conditions de vie et l’assignation à la reproduction sexuelle.

[83] C’est-à-dire franchir un virage à une vitesse telle qu’on doit se forcer à ignorer la sensation de vertige donnée par la potentialité de la chute, du dérapage. L’idée est d’arriver à ignorer la peur qui est l’émotion motrice en pareil cas. Etant donné le risque, il s’agit à la limite, métaphoriquement, de sauter dans le vide pour se prémunir du vertige. Il faudrait faire une typologie des signes de mort comme constitutifs de l’esthétique du motard.

[84] Moments d’abandon qui surviennent en particulier lors des chutes, et des chocs émotionnels concomitants, qui éprouvent toujours durement le conducteur ou au moins sa machine, et qui sont toujours l’occasion de dépasser pour une fois les limites habituelles de la dureté et de la retenue affectives.

[85] Réalisé par la méthode des quotas les 24 et 25 septembre 1999 par téléphone auprès d’un échantillon de 1002 personnes, « représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus », sondage commandé par l’hebdomadaire Moto-Journal à l’institut Louis Harris.

[86] Courrier Moto-Journal n°237

[87] Ibid.

[88] On trouve une illustration parfaite de ce principe dans le fait, présenté de la manière la plus innocente,  que la méthodologie d’enquête d’une thèse sur les motards (et par un motard) accorde aux passagères le même statut formel qu’aux motards. Ce faisant, la statistique se retrouve biaisée, puisque l’enquête détecte 11,7% de motardes dans le groupe, ce qui est largement sur-représentatif par rapport aux détentrices de motocyclettes parmi la population (20 ans après, il est de 10,5%). « En ce qui concerne les filles, ce pourcentage englobe les « passagères » et les « pilotes » : les unes comme les autres sont considérées comme des motardes, lorsqu’elles pratiquent dans « l’esprit motard » », esprit androcentrique par excellence. Bessaguet, J.-P., Annexe 1, ibid.

[89] Il faut ajouter que le poids d’une passagère grève quelque peu la maniabilité et la puissance d’une moto.

[90] La domination masculine doit beaucoup au fait que les dominés appliquent aux dominants des schèmes de pensée engendrés dans la relation même de domination. Voir ibid.

[91] Ibid.

[92] Si l’on veut déchiffrer l’objet moto à travers une phénoménologie psychanalytique, on trouvera facilement que le réservoir/testicules, est rempli d’essence/sperme, à fin d’éjaculation/échappement, que les battements des pistons dans le moteur sont autant de pénétrations rythmées, dosées par des rotations de la poignée de gaz évoquant la masturbation masculine. En plus d’être un objet phallique, la moto rejoint l’objet femme : l’entrejambe du pilote est en appui sur le réservoir, aux formes arrondies et galbées. On se tient en avant, sur les poignées, afin de maintenir le cap, comme on tiendrait une femme étreinte, enserrée de surcroît entre les jambes. Les motos savent se faire apprécier pour les bruits/cris qu’émettent les moteurs « en pleines douleurs ». Elles fument/suent de leur effort. L’association avec la femme rejoint celle, pressentie par Freud, avec l’automobile : « la voiture serait une vulve, une concavité femelle, douce et accueillante comme une épouse, svelte et captivante comme une maîtresse, bouleversante de virginité quand on vous la livre toute neuve, et plus tard, émouvante malgré ses rayures, encore séduisante, quoiqu’il serait peut-être temps d’en changer. C’est allongé, ferme, plein de courbes, caressant, spectaculaire, obéissant, fidèle, virant, pénétrable, doux et chaud à l’intérieur » (De Biasi, Pierre-Marc, « Les nouveaux transports amoureux », in Cahiers de Médiologie n°12). Enfin, autos comme motos sont des engins de vitesse, notion que l’on peut associer à la performance sexuelle.

[93] Rêve rapporté par un motard pratiquant la vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe S.

[94] Le taux de célibataires relevé pour un échantillon de 361 agents est de 83,3%, in Bessaguet, J.-P., ibid.

[95] Bessaguet, J.-P., ibid.

[96] Bourdieu, P., ibid.

[97] Au sujet des motards de vitesse, cf. Duret, P., ibid.

[98] Barthes, Roland. « Le bifteck et les frites », in Mythologies, p. 78.

[99] Bessaguet, J-P., ibid. Ou encore : « Elle me console, tu vois, je suis pas très balaise ! ».

[100] Rêve rapporté par un motard pratiquant la vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe S.

[101] Bessaguet, ibid.

[102] Pour une majorité relative d’utilisateurs, c’est, d’après les déclarations, la moitié de la paye qui passe dans l’investissement motard en général, ce qui inclut donc l’achat de la moto, l’équipement, l’entretien et l’assurance. Bessaguet, ibid.

[103] Houellebecq, Michel, L’extension du domaine de la lutte, Editions J’ai Lu, 1994.

[104] Bourdieu, P., Etudes Rurales N°5-6, « Célibat et condition paysanne », 1962.

[105] Si les femmes sont les premières victimes des discours dominants – il suffit d’ouvrir un magazine féminin pour s’en convaincre – c’est sans doute le résultat même de leur domination, qui les anomise dans la mesure où elle empêche la solidarité de genre de s’exercer, du fait notamment que les femmes sont traditionnellement cantonnées à la sphère privée.

[106] « A signaler une rupture de pratique après 25 ans : les causes essentielles nous sont apparues dans le mariage et les enfants », in Bessaguet, Annexe 2, ibid.

[107] 92,4 % des motards répondent oui à la question : « la moto lui amène-t-elle des copains ? ». Il s’ensuit que l’éloignement des femmes, en termes de capital social, de relations, est compensé par le plus de copains. De ce fait, on peut considérer qu’il n’y a pas plutôt un accroissement du capital symbolique, toute choses égales par ailleurs.

[108] Les blousons de moto présentent la plupart du temps des épaulettes de protection en kevlar, qui augmentent visiblement la carrure, des coques de protection dorsales, qui ajoutent à la corpulence, et, enfin, des protections aux avant-bras qui les grossissent. En hiver, une doublure vient prendre place sous le blouson et, étant donné les contraintes climatiques, le tout prend une épaisseur conséquente, tout en restant près du corps, moulant.

[109] Expérience relatée par une passagère qui découvre par la suite que ce qu’elle sentait si ferme contre sa poitrine était en fait une carapace dorsale articulée, destinée techniquement à protéger le motard lors d’éventuelles chutes.

[110] Rêve rapporté par un motard pratiquant la vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe S.

[111] Qui réveillent parfois des dizaines de milliers de personnes en pleine nuit, du fait d’une seule motocyclette !

[112] « Quatorze Avril 77

Dans la banlieue où qui fait nuit

La petite route est déserte

Gérard Lambert rentre chez lui

Dans le lointain les mobylettes poussent des cris...

Ca y' est j'ai planté le décor

Créé l' climat de ma chanson

Ca sent la peur ça pue la mort

j'aime bien c' t' ambiance pas vous? ah bon...

Gérard Lambert roule très vite

Le vent s'engouffre dans son blouson

Dans le lointain les bourgeois dorment comme des cons », mais pas pour très longtemps, vu le niveau sonore des motos sportives qui écument les routes à toutes heures du jour ou de la nuit. L’extrait est de Renaud, Marche à l’ombre, « Les aventures de Gérard Lambert », Virgin, 1977.

 

[113] Voir Norbert Elias, La civilisation des mœurs, qui montre lui aussi la corrélation entre développement du commerce, développement de l’état, développement de l’hygiène et diminution de la violence.

[114] Simmel, Sociologie, Etude sur les formes de socialisation, PUF, 1999.

[115] Ibid, p. 301.

[116] Ibid, p. 302.

[117] Ibid.

[118] Voir Simmel, Sociologie de l’amour.

[119] Simmel, Sociologie, Etude sur les formes de socialisation, PUF, 1999, p. 301.

[120] Sondage Louis Harris auprès de la population française sur l’image des motards, 25 septembre 1999.

[121] Nisbet, Robert, La tradition sociologique, PUF, « Le sacré », 1984.

[122] Bessaguet, ibid. Il semble aujourd’hui que la mécréance parmi les motards soit plus importante encore, la statistique en question datant de 1977.

[123] Rêve rapporté par un motard pratiquant la vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe S.

[124] Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF Quadrige, 1912.

[125] Ibid, p. 201.

[126] Bessaguet, Ibid.

[127] Ibid.

[128] Ibid.

[129] Durkheim, ibid, p. 60.

[130] Bessaguet, ibid.

[131] Martineau, ibid., p. 13.

[132] Bessaguet, ibid.

[133] Durkheim, ibid., p. 497.

[134] Durkheim, ibid., p. 428 et 465.

[135] Bessaguet, ibid.

[136] Claude Filou, Rapport final Convention MACIF/INRETS, Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité, Constitution d’un fichier des principales caractéristiques des motocycles et mise en relation avec les données d’accident, 1996.

[137] En l'an 2000, 5006 passagers de voitures sont morts dans un accident et 14 522 ont été blessés. Dans le même temps, 886 motards ont été tués et 4000 gravement blessés. Le nombre de voitures était alors de plus de 28 millions alors que le nombre de motos était de 1,188 million. Selon ces chiffres, le risque serait donc quatre fois plus important en moto. Mais comme une moto ne parcourt en moyenne que 5 250 km par an contre 14 000 pour une voiture, la proportion de risque s’élève à onze.

[138] Entendue comme dénégation de ce qui nie la mort, comme interdiction du défi à la mort.

[139] Freud, Essai de psychanalyse. « Au-delà du principe de plaisir ».

[140] Pour nous, il s’agira de repérer ce qui favorise ce principe au sein de la micro-société des motards.

[141] Baudrillard, La transparence du mal.

[142] Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, « De l’accomplissement du désir dans la valeur d’usage », Gallimard, 1972.

 

[143] On pourrait presque parler de suicide altruiste négatif si l’accident fatal survient lorsque le motard roule en bande. Alors en effet,  c’est en cherchant à satisfaire les exigences de performance et de dépassement du groupe, que le motard va « aller à la faute », comme on dit, c’est-à-dire à la faute de conduite, qui aura permis d’éviter la faute à la règle du jeu symbolique, qui veut que l’on mette sa vie en jeu.

[144] Bessaguet, ibid.

[145] Ibid.

[146] Les motards ont tendance à prendre de plus en plus de risques calculés au fur et à mesure qu’ils refont les mêmes trajets. L’objectif est toujours de retarder son freinage au maximum, d’inscrire la moto sur la trajectoire la plus serrée. Ils cherchent le vertige.

[147] Bessaguet, ibid.

[148] Ibid.

[149] Weber, Max, Le savant et le Politique, 1919.

[150] Libération, 20 juin 1986.

[151] L’expression est de Jean Baudrillard, dans « Jeux », Cahiers de Médiologie n°12, Gallimard, 2001.

[152] Système automatique de correction de trajectoire des automobiles.

[153] Caillois, R., Les jeux et les hommes, Gallimard, 1948.

[154] Coluche, 1984, cité par Duret. P., ibid.

[155] Ibid.

[156] Madame Figaro, avril 2002.

[157] Baudrillard, Jean, L’échange symbolique et la mort, p. 270, 1976, Gallimard.

[158] Ibid, P. 272.

[159] 38% des motards étaient pour le port du casque obligatoire, 34% pour l’allumage des codes en plein jour, et 28% pour les vêtements réfléchissants. Source : Moto-revue cité dans Bessaguet, ibid.

[160] D’après un sondage réalisé par la méthode des quotas les 24 et 25 septembre 1999 par téléphone auprès d’un échantillon de 1002 personnes, « représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus », commandé par l’hebdomadaire Moto-Journal à l’institut Louis Harris.

 

[161] Caillois, R., ibid, p. 45.

[162] Friedmann, G., La puissance et la sagesse, p. 73, Gallimard, 1971.

[163] Le Breton, D., Passions du risque, Métailié, 2000.

[164] Ibid.

[165] Becker, Howard S. Outsiders. 1985.

[166] Réalisé par la méthode des quotas les 24 et 25 septembre 1999 par téléphone auprès d’un échantillon de 1002 personnes, « représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus », sondage commandé par l’hebdomadaire Moto-Journal à l’institut Louis Harris.

 

[167] Le circuit Carole en région parisienne, par exemple, est une structure créée spécifiquement pour les deux-roues à moteur. Les motards adeptes de vitesse ont ainsi la possibilité de s’exprimer ailleurs que sur la route, dans des conditions adaptées. Tout y est pensé, y compris la chute ; des revêtements adéquats : de larges espaces de dégagement en terre, des bacs à sable permettant tous les excès sans trop de risque. Cette infrastructure est financée par le budget du département Seine Saint-Denis et gérée par la Fédération Française des Motards en colère. Malheureusement, le Circuit Carole est le seul circuit de France réservé prioritairement à la moto et ouvert toute l'année aux pilotes amateurs.

[168] Récemment un projet de loi visant le risque zéro sur la route y a été voté. Dans cette optique, l’interdiction pure et simple de la circulation des motos a été envisagée pour la première fois dans ce pays.