Friedrich Hölderlin
          CONTRIBUTIONS   *                                                                           
dernière mise à jour : mercredi 28 février 2001

Archibald MICHIELS   /   Martine MORILLON-CARREAU   /   Laurent MARGANTIN   /

ANTON Alain  /


La Sainte-Victoire vue depuis la carrière Bibemus (détail)
Paul Cézanne (The Baltimore Museum of Art)
                                    source : Mark Harden's Artchive

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


1) Un texte inédit adressé par Archibald MICHIELS

XIV

Nur einen Sommer gönnt, ihr Gewaltigen !
(Un seul été, accordez-nous un seul été, ô Puissances ! - Hölderlin, An die Parzen, 1)

Nous te demanderons toujours une heure, puis une heure, une heure encore;

celui-là pour mettre le point final au Livre; le dernier qu'on écrira, tant la langue en sera forte et belle;

celui-là pour susciter de la pierre de nouveaux fils à Abraham; et le marbre ainsi se sera lui aussi
fait chair;

celui-là pour saisir sur le papier le reflet d'une étoile dans un fossé; et il estime qu'il ne lui faut plus
que cette heure qu'il te demande, Seigneur, tu ne l'entendras donc pas?

celui-là pour vider la coupe, bien qu'il sache qu'il en est à la lie, depuis longtemps;

celui-là pour ajouter une heure à celles qu'il a accumulées, comme on empile des assiettes
sur une desserte; et son impatience parfois encore t'exaspère;

celui-là pour se mettre en ordre avec les autres, avec toi aussi, sans doute; pour vivre bien en somme, après avoir si longtemps bien vécu; et sa naïveté, si tu ne sondais en permanence son cœur et ses reins, serait à te couper le souffle;

celui-là parce qu'il n'a trouvé personne encore à qui céder son poing serré plein de pouvoirs, parce que, dit-il, il cherche encore quelqu'un qui en soit vraiment digne, lui qui ne vaut pas la mouche
qui l'importune;

celui-là pour que tout ne s'arrête pas si brusquement; il a toujours vécu, du plus loin qu'il se souvienne; et il veut bien mourir, mais pas tout de suite;

celui-là - et celui-là il se fait que je le connais un peu mieux que les autres - celui-là pour lire
une heure encore sur sa terrasse, comme le roi d'un Orient ancien à écouter le murmure des eaux
dans ses jardins; et il sait que toute cette richesse est un don de toi, mais à présent il ne t'en remercie que rarement, attendant que l'occasion l'y convie.

Tous, tu les pousseras dans le dos; à tous tu couperas net le fil, pour qu'ils apprennent enfin,
et trop tard, la seule leçon qu'il leur importait de savoir.
 

                                                                                                                      Archibald MICHIELS
 http://engdep1.philo.ulg.ac.be/michiels/fr.htm
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2) De la simplicité - une contribution de Martine MORILLON-CARREAU

[...]

    Pour Métier du Poète, je ne connaissais ce poème que dans la version de Robert Rovini (Pléiade, p.778) sous le titre Vocation du Poète et j’avais longuement médité sur la magnifique chute du poème,
où "le manque de dieu", paradoxalement, tragiquement, magiquement, se trouve transfiguré en "aide" pour l’homme, le poète, gardé, préservé par la "simplicité" - die Einfalt.
    Un retour à la simplicité, à la sobriété, où Hölderlin cherche à se défendre contre le Divin
- même si, comme le pense Philippe Jaccottet, le poète n’a jamais été aussi proche de ce Divin que dans son mouvement de défense contre lui.

    Or après, en Allemagne, Hölderlin, grand poète penseur, métaphysicien, déchiré entre son élan vers l’Illimité et sa recherche de la Mesure, et après, en France, Mallarmé penseur de "L’Azur", le défaut constaté du divin va susciter chez beaucoup de nos contemporains - peut-être pour échapper au tragique de la métaphysique impossible - le refus prudent de toute préoccupation ontologique, jusqu’au repli vers des soucis plus modestes : abandonnons l’inquiétude métaphysique puisque ce domaine est de toute manière inconnaissable, - un nouvel avatar en quelque sorte du "philosophe ignorant" de Voltaire -, et penchons-nous au contraire, en suivant les leçons du positivisme,  sur des objets connaissables, mesurables ; ou jouons allègrement - comme Ponge - avec le langage, les choses,
dans la simple joie du poème.

    Mais die Einfalt -  ce n’est pas, selon ta traduction, la simplicité, mais la "candeur", qui connote donc davantage une sorte de pureté, d’innocence, de naïveté ; de là, grâce à cet éclairage, j’ai pensé à Baudelaire. C’est dans Exposition universelle de 1855  (Pléiade, tome II, page 578) que l’auteur des Fleurs du mal vient expliquer qu’ayant toujours couru sans cesse après "le beau multiforme et versicolore" et déçu successivement par les systèmes philosophiques qu’il a tour à tour embrassés, il s’est enfin "orgueilleusement résigné à la modestie".
    "Je me suis contenté de sentir ; je suis revenu chercher un asile dans l’impeccable naïveté."
conclut-il donc, sans doute d’un ton légèrement humoristique, mais sous lequel perce en réalité
toute sa conviction, que retrouver l’intensité des premières sensations de l'enfance est la garantie d’une poésie véritable, celle des Correspondances.
    Le génie défini comme "l’enfance retrouvée à volonté" ; une belle rencontre en somme, d’une citation l’autre. Et de songer à ce possible, probable, hypotexte commun aux deux immenses poètes penseurs, cette parole christique :
"Si vous ne vous rendez pareils à ces enfants,
vous n’entrerez pas dans le Royaume"... de Dieu, la Poésie.

      Martine Morillon-Carreau
 Martine.Morillon.Carreau@wanadoo.fr
 
 


3) Un texte de Laurent MARGANTIN,
                            (extrait des Carnets du Neckar paru dans Poésie 98, numéro 74)

Une "pensée fidèle" pour le poète Hölderlin, intégrant la traduction
que Laurent Margantin  propose de Wie wenn am Feiertage...
 
 

                            Fenêtres sur l’ouest
Depuis que je vis à Tübingen, en Souabe, le monde est devenu plus vaste.
C’est sans doute la situation géographique qui m’a donné peu à peu le sentiment d’habiter
un monde large et ouvert : au nord et à l’ouest il y a la vallée de l’Ammer, petite rivière qui passe
par les ruelles les plus agréables de la ville ; au sud et à l’est s’ouvre la vallée du Neckar où se jette l’Ammer après avoir contourné les deux collines de la ville, le Spitzberg et l’Österberg.
Chacune différemment, les deux vallées communiquent une sensation d’espace et d’ouverture : vers le couchant, à ma fenêtre, je vois des chemins qui mènent à la grande forêt de Schönbuch
et à plusieurs villages perdus au milieu des champs ; vers le levant s’élève le Jura souabe,
qu’on peut apercevoir à de nombreux points de la ville et des environs, horizon familier.

J’ai appris ici à séjourner dans la distance qui s’impose à tout être qui veut se dégager
du climat de l’époque. C’est seulement dans cette distance que peuvent se déployer peu à peu
une vision et une sensation du monde à la fois plus fines et plus universelles. On peut lire
tous les journaux et regarder toutes les chaînes de télévision du monde sans qu’aucune expérience ouverte du réel soit possible. Celle-ci ne peut commencer que dans un lieu écarté et parcouru
par les vents et les courants du fleuve, dans le silence qui convient à une progression lente
sur les seuls chemins qui vaillent la peine d’être empruntés : ceux de la beauté vivante
et réelle des choses.

Je suis arrivé dans la chambre que j’habite aujourd’hui un mois d’avril. La chambre est assez grande et ses deux fenêtres tournées vers l’ouest donnent sur des jardins bien entretenus.
On dirait que la pièce est aménagée pour moi : des étagères sont déjà installées aux murs,
ce qui va me permettre de ranger très vite tous les livres que j’ai amenés avec moi de France,
en remplissant une voiture. Il y a un bureau à côté d’une des deux fenêtres, un grand placard
au fond de la pièce, un lit, un fauteuil. Entre le lit et le bureau, un lavabo et un miroir où se reflète
le dehors.

Si je me tourne à nouveau vers le paysage, je vois entre les maisons et au-delà des jardins
plusieurs arbres aux feuillages mêlés derrière lesquels commence le Steinenberg, une colline voisine, et sur la gauche, plus éloignée, une autre hauteur, le Spitzberg, qui s’étend
sur plusieurs kilomètres jusqu’à la chapelle de Wurmlingen, hauteur le long de laquelle s’étale
la vallée de l´Ammer. Ce soir, le soleil se couche une nouvelle fois derrière les arbres
qui seront bientôt chargés de fleurs. J’ai dû rêver un jour d’un tel lieu, et j’avais oublié le rêve ;
le voici, je m’en souviens maintenant.
J’ai emménagé au printemps dans cette chambre, il y a un peu plus de six mois. Alors les cerisiers,
dont un juste en face de ma fenêtre qu’il suffit que j’ouvre pour saisir l’une des branches,
les cerisiers étaient couverts de fleurs blanches. J’ai passé le printemps et l’été à déambuler
dans les rues de la ville et surtout aux alentours, sur les collines et dans les forêts avoisinantes,
à me libérer l’esprit de tous les travaux arides que j’avais entrepris l’hiver précédent, alors que j’habitais à l’écart. Puis l’automne est venu, un automne venteux, au ciel toujours mouvementé
et parcouru de nuages aux déplacements imprévisibles. Maintenant, le ciel est un peu plus paisible. Tout doucement l’hiver revient ; mais il me semble qu’à présent j’habite les lieux, et que le froid
ne m’est plus tout à fait étranger.

L’ouest : je me souviens de la chambre que j’occupais chez mes parents, et d’autres chambres
où le soleil se couchait. D’ici, la frontière avec la France n’est pas très éloignée, mais je n’y pense guère. Peut-être parce que le massif de la Forêt-Noire m’en sépare. Ou peut-être parce que
je m’en sens loin malgré tout, installé comme je le suis en pays essentiel. Parfois il me semble
que ce pays rassemble les divers lieux où j’ai vécu ces dix dernières années, sans doute parce que je reprends beaucoup des pensées ou des questions qui m’occupaient alors, dans des contextes différents. Et il y a toujours l’ouest, cette direction qui s’offre à moi encore une fois.

Assez souvent, presque chaque jour en fait, je monte sur le Steinenberg, d’ici, la plus proche
des trois collines de Tübingen. On peut y accéder par différents côtés ; j’aime y monter
en allant à travers un quartier de pavillons jusqu’à un chemin assez raide qui, longeant des jardins et des terrains couverts de broussailles et d’herbes hautes, mène à une forêt de pins ; ou bien
par un escalier suivi d’une sente serpentant dans un bois sombre, voie qui permet d’atteindre l’endroit le plus dégagé de la colline. De là, on peut marcher en ayant une vue sur la vallée
de l’Ammer, et face à soi le soleil qui se couche derrière la forêt de pins.
Nous ne savons que très peu ce qui se passe entre nous et l’espace où nous vivons. Le paysage nous habite autant que nous l’habitons. Davantage peut-être dans le sommeil, comme il me semble parfois. En me réveillant, il m’est arrivé souvent d’avoir le sentiment que j’avais fait l’expérience
la plus profonde que je pouvais faire des lieux à l’entour ou d’autres lieux que j’avais habités.
Nous avons en nous ce que j’aimerais appeler un paysage inconscient, ensemble de sensations
et de perceptions des choses et des formes environnantes que, chaque jour, pris par nos occupations, nous voyons sans voir. Et c’est souvent dans le sommeil que nous percevons vraiment le monde qui nous entoure, et que nous le laissons fluer en nous librement, avec toute l’attention que nous ne savons lui accorder éveillés.

Cela me conduit à une réflexion que je ne cesse de reprendre sur l’acte ou l’activité d’écrire,
dont je ne sais dire s’il s’agit d’une tâche précédant ou suivant l’expérience. Le rêve ou le sommeil - car je ne suis pas sûr que toutes les perceptions que nous avons en dormant soient de l’ordre
du rêve - forment-ils le paysage ou bien sont-ils simplement des "transmetteurs" d’un ensemble
de perceptions restées intactes et en mémoire ? Souvent celui qui écrit se place comme agent passif, simple descripteur d’un ensemble de données plus ou moins essentielles ; d’autres fois
il s’affirme comme "créateur" d’un monde qu’il aurait produit. Or il est pour moi bien clair
que les deux points de vue ne sont que deux versants d’une même réalité, réalité duelle certes,
mais qui cache une harmonie profonde. L’homme rêve le monde et le monde le rêve.
Le monde enfante l’homme et l’homme le fait naître, par la représentation. C’est la compréhension de ces deux approches et leur articulation dans l’écriture qui caractérisent le plus profondément l’activité poétique soucieuse d’un monde.

Au commencement de mon séjour ici, je n’ai pas cherché les "traces" de Hölderlin.
Il est difficile cependant, lorsqu’on passe sur le pont du Neckar, de ne pas remarquer la tour
où a vécu le poète pendant de longues années: elle est là, sur la rive, couverte de lierres
et gardée par quelques saules dont les feuillages penchés sur l’eau font un curieux contraste
avec la verticalité presque glorieuse des maisons et des grands établissements d’enseignement
tout autour ; et aussi avec les platanes de l’île en face de la tour, immenses, et dont la solidité harmonieuse me paraît une meilleure image de la beauté poétique que les saules pleureurs...
Mais c’est ainsi : après une visite de la dernière demeure ou retraite de Hölderlin, je me suis tenu
à l’écart de tout ce qui s’y déroulait comme commémoration ou enseignement sur sa poésie
ou sur la poésie en général, connaissant trop bien le ton à la fois grave et affligé qui serait toujours de mise là-bas, à l’ombre des saules. Et j’ai préféré aller mon chemin, d’abord séduit par la beauté des lieux. Ce n’est qu’à travers elle que ma lecture de Hölderlin a pris tout son sens. Je connaissais déjà les fameux hymnes et élégies, mais ce sont surtout les poèmes les plus simples,
les plus radieux que je peux apprécier aujourd’hui, tandis que j’avance sur mes propres terres
(en tout cas celles que j’ai faites miennes). Je lis aussi les fragments laissés par l’habitant de la tour, parfois simples notes prises au jour le jour constituant une seule longue méditation sur les choses
à l’entour, je les lis avec toujours plus d’engouement et de liberté, rencontrant là, dans ces pages
au fond si peu commentables par les experts, un homme pleinement présent au jour,
aux jeux de l’eau du Neckar.

Je pense beaucoup, depuis quelques temps, à ces vers du poète :

COMME, AU JOUR DE REPOS ...

Comme, au jour de repos, un paysan sort à l’aube
Pour aller voir son champ, quand de la nuit torride
Les éclairs porteurs de fraîcheur sont tombés sans cesse,
Et qu’au loin gronde encore le tonnerre,
Le fleuve retourne entre ses rives,
Et le sol verdit de nouveau,
Et le cep ruisselle
De la pluie égayante du ciel, et brillant
Dans la lumière du soleil apparaissent les arbres du bois:

Vous êtes là, debout sous un ciel favorable,
Vous qu’élève dans son doux embrassement,
Non un seul maître, mais la nature merveilleusement omniprésente,
Puissante, et divinement belle.
C’est pourquoi à l’époque de l’année où elle paraît dormir
Au ciel ou parmi les plantes ou les peuples,
Le visage des poètes s’endeuille aussi,
Qu’ils semblent seuls, quoiqu’ils restent toujours confiants.
Car elle aussi repose confiante.

Mais maintenant il fait jour ! J’ai espéré et l’ai vu advenir,
Et ce que j’ai vu, le sacré, qu’il anime ma parole.
Car la nature elle-même, qui est plus vieille que les temps
Et vit au-dessus des dieux de l’Occident et de l’Orient,
La nature s’éveille maintenant dans le fracas des armes,
Et du haut de l’Ether jusqu’au fond de l’abîme,
Comme jadis, engendré à partir du Chaos sacré selon des lois rigides,
L’enthousiasme se sent renaître,
Lui qui crée tout à nouveau.

Et comme un feu luit dans l’œil de l’homme
Qui conçoit un but supérieur; maintenant
Un feu brûle dans l’âme du poète, allumé
Par un nouveau signe et des actes du monde.
Et ce qui auparavant s’était produit, mais avait été à peine ressenti,
Devient évident seulement à présent,
Et celles qui souriantes cultivaient le champ
Habillées en servantes, nous les reconnaissons, les
Toutes vivantes, les forces des dieux.

T’enquiers-tu d’elles ? Leur esprit souffle dans le chant
Délié par le soleil du jour et la terre chaude,
Et des orages, les uns dans les airs, les autres,
Plus longtemps préparés dans les profondeurs du temps,
Plus chargés de sens, plus décelables pour nos esprits,
Vont entre le ciel et la terre et parmi les peuples.
Les pensées de l’esprit commun finissent
De se développer en silence dans l’âme du poète.

Que soudainement frappée elle depuis longtemps
Reliée à l’infini frémisse du souvenir, et qu’allumée
Par le rayon sacré elle puisse enfanter le chant,
Fruit de l’amour et œuvre des dieux et des hommes,
Afin qu’il puisse témoigner de leur couple.
C’est ainsi, comme racontent les poètes, que tomba
Sur la maison de Sémélé la foudre du dieu
Qu’elle désirait voir, et que frappée par le divin,
Elle mit au monde le fruit de l’orage, Bacchus sacré.

Et depuis lors les fils de la terre peuvent boire
Sans risque le feu céleste.
Mais c’est à nous, poètes, qu’il appartient
De rester la tête nue sous les orages de Dieu,
De saisir de nos propres mains la foudre du Père,
Et de tendre au peuple le don du ciel
Enveloppé dans un chant.
Car si notre cœur est pur
Comme celui des enfants, si nos mains sont innocentes,
Alors le pur éclair paternel ne nous brûlera pas,
Et bien que profondément ébranlé, souffrant avec un dieu,
Le cœur éternel restera malgré tout solide.
 

     (2 nov.95, Tübingen)
 

Ces vers disent pour moi l’essentiel : c’est l’esprit poétique qui engendre ou réengendre le monde,
monde qui s’était effacé de la pensée humaine après des siècles d’oubli des choses les plus simples.
Cet oubli est un long hiver, un long sommeil (la nature "paraît dormir"), et ceux qui voudraient vivre en étant en contact avec le dehors, ceux-là portent le deuil. La confiance toutefois
ne les quitte pas, parce qu’un jour, ils ont connu la "nature merveilleusement omniprésente",
et qu’ils s’en souviennent.

La rencontre entre l’esprit et le monde (le moi et le non-moi dans le langage de Fichte
que connaissait bien Hölderlin), cette rencontre est au fondement d’une poétique.
Là où il semble d’abord que les "belles formes de la nature" soient l’effet d’un
"esprit dans la matière", de la divinité, le sage du roman Hypérion affirme que
"c’est nous-mêmes qui animons le monde de notre âme". L’expérience de la beauté du monde
se confond par conséquent avec l’expérience de la vitalité poétique de notre esprit, habile à déceler partout des "formes belles". Et celles-ci ne sont pas simplement artistiques, mais naturelles,
flux de l’eau dans les rivières, figures des oiseaux dans le ciel, sinuosités minérales,
arborisations des nuages...

En ce début de l’automne, je vais marcher une nouvelle fois sur le Steinenberg.
Comme toujours, c’est une promenade de fin d’après-midi. A cette heure la lumière se diffuse
plus calmement et d’une manière plus profonde. Elle semble venir des choses elles-mêmes. L’écorce des pommiers, si brune pourtant, exhale à cet instant une atmosphère de clarté, de renouveau même. Je redécouvre à chaque fois ce paysage avec un sentiment de trouble, comme
si il ne cessait non seulement de changer, mais par ses plus légères variations de teinte,
de me révéler un monde nouveau pour moi, nouveau parce qu’il est, chaque jour davantage,
la figuration complexe et qui reste à déchiffrer de tous les ressorts poétiques d’un être qui
à chaque pas avance aussi en terre intérieure. Maintenant que je me suis libéré
de ce qui n’était pas essentiel pour moi et que je peux être attentif à ce qui se déroule
entre l’esprit et la clarté des choses, tout - les arbres, l’herbe, le ciel si changeant, le chemin - semble appartenir à un espace en émergence, à un espace en grande partie inconnu.
Il n’y a plus les "choses", mais un ensemble de phénomènes dont la plupart sont imperceptibles pour une conscience occupée seulement par ce qui est à réaliser aujourd’hui et demain,
et qui demeurent mystérieux pour celui qui veut s’y consacrer et ne sait comment se repérer
dans leur apparent désordre. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de la prémonition :
je sens ce complexe d’émotions, de sensations et de perceptions, mais il n’est là que pour
me faire sentir que "quelque chose se prépare", ou, dit autrement, que quelque chose s’ouvre.
Je suis averti, aujourd’hui, en ce lieu, qu’un espace s’est ouvert et ne cesse, jour après jour,
de s’ouvrir. Mais comment ?
                                                                Laurent Margantin
 



 

4)  un "poème ancien" de Anton Alain

    << ... j'ai mes approches et mes intuitions, Hölderlin échappe, d'autant que je ne suis pas germaniste
c'est pourquoi j'ai besoin d'intercesseurs, de passeurs.
          Je vous joins un poème ancien très court que j'ai dédié à cette ombre
 

            pour Hölderlin
 

  crispée de bleu
 

la main se hanche
 

   serré de sang
 

       le corps
 

      arc bouté
 

    les hommes

        sphères
 

     d'errement
 

     et du chant

                                                                                        a.a >>
 

                                                                                                                            http://derives.free.fr
 



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


[*] bien entendu, toutes les contributions ici publiées le sont avec le plein accord de leurs auteurs