(Perdre sa mère en couches, puis son père corsaire sous les ordres de Robert Surcouf avant même d'être sortie de l'enfance, en voilà beaucoup pour Lysandre Kerhluen. Mais lorsque les godons débarquent et tuent sa bessonne, s'allume au coeur de la gamine un brasier qui ne s'éteindra, elle le sait d'ores et déjà, qu'avec sa propre mort. Comment, sans se renier elle-même, assouvir sa hargne si ce n'est en se faisant embaucher pour aller chercher ces maudits godons là où ils se terrent? Pas évident, dans un corps de femme en devenir, au sortir de la Révolution, de se faire mousse.
L'Histoire recense peu de cas de femmes corsaires et ce n'est certainement pas parce qu'elles ont manqué de force et de courage. Avec Le Balbuzard, première tranche de la "Marque du Lys", pied marin ou non, nous entrons de plein pied dans la Légende.
)





Le Balbuzard    est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Rosemère, Québec (Canada).
ISBN: 2-89396-289-4
Dépôt légal: 2e trimestre 2007
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Couverture: " À LA GUERRE COMME À LA GUERRE " © Jacques Villeneuve
© Humanitas et Gervais Pomerleau




La Marque du Lys
*




A Michelle en-allée
sans être oubliée
qui, jusqu'au bout
a poursuivi le combat;
à François toujours présent
pour le verbe, pour le rire,
la complicité et pour l'amitié...

G. P.


Remerciements


     D'abord un chaleureux remerciement à Roger Simon de Pêches et Océans Canada qui m'a ouvert par dizaines les portes de son ministère et m'a mis en contact avec nombre de personnes compétentes pour donner la crédibilité nécessaire à cette saga; je lui suis d'autant plus reconnaissant qu'il y a donné suite à toutes mes requêtes. J'aurais pu m'attendre à ce que mon départ de l'Archipel me ferme son oreille en même temps que sa porte, mais par amitié, il a continué à écouter mes doléances qui n'étaient, dans bien des cas, pas facile à combler.

     Merci aussi à Yves Vigneau dont l'art a fait que mes plumes se sont mises à parler avant même, le croirait-on? que je vienne à les décapuchonner.

     Je serais ingrat de passer sous silence le travail de Christian Roy attaché au Service hydrographique de Pêches et Océans Canada. Je lui suis particulièrement reconnaissant pour son aide précieuse à trouver sous des montagnes de poussière les cartes marines de l'époque; mieux encore, il n'aura pas hésité à s'adresser, en mon nom, à l'Amirauté britannique pour pousser plus avant encore ma quête.

     Merci aussi à Lise Gros-Louis qui a bien voulu, en plus de s'occuper de ma santé (comme si ce n'était pas assez) et me tenir tête, ce qui n'aura pas toujours été facile pour elle, s'est occupée aussi de celle des personnages issus de mon imaginaire.

     Enfin, merci à Louis Briand qui a initié le contact avec le chansonnier-poète breton Claude Besson, lequel est allé, en mon nom, à la «chasse» aux traducteurs pour donner davantage de saveur à cette saga et finalement à madame Gwenn Scouarnec qui a bien voulu me donner une part de son précieux temps pour mettre cette saveur bretonne dans la bouche des personnages issus de mon imaginaire.

     Que chacun(e) trouve ici l'expression de ma très sincère gratitude.

G. P.


Dites à la mer toute ma tendresse pour elle; dites-lui que je suis né au bruit de ses flots, qu'elle a vu mes premiers pas, nourri mes premières passions et mes premiers orages, que je l'aimerai jusqu'à mon dernier jour et que je la prie de vous faire entendre quelques unes de ses tempêtes d'automne...

--François-René de Chateaubriand.


I



Il existe deux sortes de révolutionnaires; les uns désirent la Révolution avec la Liberté: c'est le très petit nombre; les autres veulent la Révolution avec le Pouvoir: c'est l'immense majorité.

--François-René de Chateaubriand



Dinard, septembre 1793
     La France brûle. Elle brûle d'indignation, de colère mal contrôlée, de mépris pour les hautes sphères du pouvoir si loin des besoins du peuple. Pendant qu'on se bouscule à tous les échelons de la hiérarchie sur Versailles et Paris, tout aussi affamées que l'Isle de France, les régions, elles, tentent de survivre tant bien que mal à ce chaos qui essaie de s'accaparer le pouvoir pour gérer le quotidien des sans-culotte. La Bastille est tombée, enfin. Partout aux environs de Versailles, si la colère gronde, le sang, lui, ruisselle. Celui des serviles représentants de l'autorité agonisante, mais aussi celui du peuple affamé, laissé à lui-même, crevant comme une immonde bête laissée en bordure du chemin du roi après que, des roues du carrosse, on lui ait broyé les reins.

     En s'éloignant encore toujours plus loin de l'épicentre du drame du pouvoir et de la monarchie, poussant vers l'ouest, on s'approche lentement de la frontière naturelle que constitue l'Atlantique, cet étranger qui gruge inlassablement la falaise avec l'éternité pour indéfectible alliée. Mais dans cette longue expédition pour chasser l'horreur vécue sur Paris, avant d'atteindre la côte, la Bretagne, toujours aussi courageuse et prompte à servir son peuple, barre le chemin. Et on ne passera pas outre sans avoir vu sur ces visages fiers, la résignation à l'épreuve. Ici non plus on n'est pas épargnés par la tourmente qui secoue la capitale. Comme partout ailleurs, si les ventres crient, les langues, elles, se taisent. Tout au plus connaît-on une certaine insouciance de la part des ventres creux. Tout insurgés qu'ils soient, ils ont, pour l'heure, bien d'autres soucis en tête que de savoir où ira la couronne, qui la coiffera ou si on la fondra. Les Bretons vivent cette fin de siècle de tourmente où même la monarchie s'essouffle jusqu'à être sur le point de rendre l'âme, exactement de la même manière que les Parisiens, dans la misère.

     Et, en approchant encore de la côte, sans même en avoir pris conscience, c'est Dinard la magnifique qui apparaît à l'embouchure de la Rance avec, de l'autre côté des berges, plus têtue que la Bastille elle-même, Saint-Malo la rebelle, la cité corsaire s'entête comme toujours, grise sous les piaillements des goélands toujours affamés, en quête de quelque déchet de poisson, quignon de pain ou quoi que ce soit d'autre pour assouvir leur gésier, insatiables poubelles. Et les goélands ont beau se plaindre, réclamer pitance, l'homme ne peut se permettre de priver sa propre marmaille pour donner à manger aux perpétuels affamés du ciel.

     Tout comme pour le reste de la Bretagne, la vie est loin d'être de tout repos sur les battures de la Rance en cette fin de dix-huitième siècle. Certes, Saint-Malo, la farouche cité corsaire, fière de son nom et de sa gloire, orgueilleuse de son aura de légende a vu naître Robert Surcouf tout comme François René, vicomte de Chateaubriand, mais ni l'un ni l'autre des deux phares de la cité n'est encore entré dans la légende. Chacun commence, à sa façon, à se construire lui-même et c'est de cette oeuvre hors du commun que naîtra la légende des deux hommes de génie. Le premier a à peine vingt ans, le second vingt-cinq. Trop jeunes, tous deux, pour avoir une chance quelconque d'avoir marqué son temps. Mais ça s'en vient, vite dans le cas de Surcouf, moins du côté de l'homme de lettres parce que les écrivains ne deviennent immortels que lorsqu'ils sont morts, contrairement aux héros. Mais c'est un autre débat. Oh il y a bien l'autre navigateur, Jacques Cartier. Mais c'est loin tout ça. Il y a longtemps, des siècles en fait, qu'il ne se préoccupe plus de sa pitance.

     Peu importe le versant est ou ouest de la rivière où l'on se trouve. Marins et pêcheurs, qu'ils soient côtiers ou hauturiers ont bien d'autres préoccupations que les sempiternelles altercations entre le sieur Robespierre et l'Assemblée constituante d'un côté et, de l'autre le roi. Pas de friction ici. Ou la seule qui s'entende est l'éternel gargouillement de l'estomac. Sur les deux rives de la Rance, qu'on soit à Saint-Malo la cité corsaire ou à Dinard ne change strictement rien. On n'a pas le temps de s'attarder aux récriminations. Pourtant, le fait monarchique a trop d'importance, trop d'impact pour n'être pas pris au sérieux. Non pas qu'on soit indifférent à la chose, mais le pain prime tout... et comme le roi n'en met pas sur la table, non plus que l'assemblée constituante, faut bien que chacun se charge de pourvoir au sien. Le mal est le même. A chaque jour suffit sa peine, il faut trouver de quoi remplir la panse des mousses et des catins tout comme celle des adultes. C'est ça qui compte, non pas le fait de savoir qui coiffera la couronne ni même de vérifier si l'héritier en titre ou un bâtard du roi est apte à la porter.

     Si on avait encore un parlement en Bretagne, peut-être que les pouvoirs décisionnels étant plus près, un gouvernement local serait plus à même de regarder et de comprendre le peuple qui crève de faim. Mais non, disparu comme tous les autres. Malheureusement la faim, elle, ne disparaît pas tant que l'estomac n'est pas rassasié. Et, de toute façon, les magistrats n'étaient en place que pour protéger les privilégiés. C'est donc une bonne chose que toute cette racaille ait été mise dehors, qu'on ait aboli ledit parlement pour faire la place aux robins.

     Pendant que là-bas, à Versailles, l'Assemblée constituante est confrontée avec les dernières réminiscences de ce qui reste de plusieurs siècles de royauté, que partout dans les environs du château on assiste à des saccages sans scrupule, sans retenue, que les têtes roulent dans les paniers d'osier, la Bretagne côtière, elle, vit son quotidien de façon plus ou moins normale. A croire qu'elle est une entité distincte de la France, insouciante, au-dessus des affres de la détresse et de la famine. Déjà elle se fait à l'idée qu'elle ne sera jamais bonne, pour Paris, qu'à assouvir la soif des autorités sans en retirer sa part de profits, trop loin des décideurs. Ventre creux n'a pas d'oreille et à pareille distance les marins de Saint-Malo ont bien d'autres chats à fouetter que de savoir si Paris est endiablée par le cotillon de Versailles. Pour l'heure, les préoccupations des Malouins ne sont pas de savoir si les Parisiens peuvent mettre du pain sur la table. Il s'agit plutôt de savoir si eux le pourront, quand et en quelle quantité, s'il sera apte à les rassasier.

     Et pendant que les Malouins se préoccupent de leur quotidien, de l'autre côté de la Rance, les Dinardais en font tout autant. Tout comme la pauvreté, la vaillance du coeur est omniprésente dans les abords du vieux port, tout comme dans la cité. L'heure n'est pas à jouer les goélands et attendre qu'un tiers apporte aux Rançois leur pitance mais plutôt à faire ce qui est le lot des margaux ou des cormorans, aller chercher eux-mêmes de quoi calmer les piaillements de leur propre nichée. Et sur ce plan, fidèles à l'enseignement hérité de leurs ancêtres, dès leur plus jeune âge, ils commencent à apprivoiser la côte, les quais et la mer. Très tôt, ils ont appris à regarder le ciel et y lire le temps qu'il fera. Rien de surprenant dans tout ça, c'est ainsi que tous les enfants apprennent: sur le tas. Tout comme les fous de Bassan et les goélands, sur les côtes de la Rance, on naît avec la mer dans le sang. Mais encore faut-il savoir l'apprivoiser. La mer est un insatiable despote. Malgré sa générosité, tous les marins vous le diront, elle n'en demeure pas moins tyranique.

     Quel que soit le côté de la Rance où les enfants se retrouvent, l'apprentissage est plus ou moins le même pour tous. Si les catins apprennent vite à pétrir le pain et y deviennent expertes, souvent avant même que ne bourgeonne la femme en elles, les mousses, eux, apprennent à être des marins hors-pair. Rien de plus normal puisqu'ils apprennent de marins qui sortent de l'ordinaire. Et ce n'est pas cette énième guerre contre l'odieuse Albion qui changera la pratique, au contraire. La mer n'accorde de passe-droit à quiconque. Elle laisse vivre celui qui réussit à se faire apprivoiser, sinon elle le dévore. Et les anglais que du premier jusqu'au dernier, tous appellent simplement «les godons» ne font pas davantage de quartiers. Peu importe le fait qu'ils viennent de l'autre côté de la Manche, les anglais ne sont pas manchots pour autant et, en guerre, seul le meilleur survit. Pour le moment, les riverains de la Rance se sont montrés les meilleurs, mais les godons ne désespèrent pas. On a davantage de coeur au combat lorsque c'est sa propre existence qui est dans la balance.

     Certains ont, c'est entendu, plus de facilité que d'autres à faire valoir leurs revendications. Plus vindicatifs, plus de bagou, moins de timidité, plus de raisons de combattre, ou tout simplement davantage de plaisir à le faire. C'est ce qui fait plus souvent qu'à son tour la différence entre la vie des uns et le trépas des autres. La première condition pour survivre c'est de vouloir continuer à respirer, peu importent son âge et ses ascendants...

*

     Tout ce que la gamine a appris, depuis qu'elle est en âge de comprendre la valeur d'un geste, d'une parole, d'une oeillade, s'accumule. Elle développe, par la force des choses, à mesure que se cumulent les jours souvent misérables sur sa pourtant jeune vie, une personnalité de plus en plus forte. Si elle ne sait pas encore précisément ce qu'elle veut, il est indubitable, dans son esprit, qu'elle sait ce qu'elle ne veut pas. C'est déjà un immense pas de fait sur la route de la vie de la jeune garce.

     Sans doute pour la mieux mâter, la nature est ainsi perverse qu'elle l'a fait naître, elle, dans un corps de fille. Imaginez, elle! Mais ce n'est pas, n'en déplaise au Créateur lui-même, la nature qui décidera de la tangente que prendra la gamine dans la vie qui est sienne. Elle doit se contenter d'un corps de catin, soit. Mais il ne sera pas dit pour autant qu'elle se pliera aux aléas de son statut prévu par la nature et le Créateur. Et celui qui se risquera à poser les lèvres sur sa main risque de l'avoir à revers sur le visage. Aucun intérêt, malgré les prétentions de sa nourrice, à voir un mous tenter de lui butiner les doigts s'il n'entend pas les sentir s'enfoncer dans sa chair.

     Peu lui chaut qu'on l'affuble d'un statut de mous des jardins du roi, moins habitué à astiquer le pont avec une baille et un brayon, à passer à l'attaque munie d'un sabre que de se faire labourer le fondement par un vit. Elle est, de toute façon, trop jeune pour être préoccupée par la lubricité des gars. Quant à l'accuser d'être un garçon manqué, ça reste sujet à discussion. S'agit-il réellement d'une accusation ou si ce ne serait pas plutôt un constat? N'est-ce pas précisément le cas?

     Mous manqué parce que la nature n'en a fait qu'à sa tête, parce que Dieu avait l'esprit ailleurs quand il a manoeuvré sa création. S'il n'en eut tenu qu'à elle, il est clair pour l'enfant qu'elle serait née dans un corps de garçon. Enfin, puisqu'il lui faut accepter -- quoi que cette résignation se fasse à profond regret -- son statut de garce, elle l'acceptera. A-t-elle le choix? Mais point trop n'en faut. Soit elle sera catin. Mais catin attifée de hardes garçonnes. Davantage encore, elle agira comme le garçon qu'elle a toujours voulu être. Enfin, depuis qu'elle a compris qu'il y a des avantages à porter le pantalon. C'est elle, finalement, qui aura le dernier mot dans toute l'affaire. Et tant pis pour eux si Dieu, la nature ou même, de façon plus prosaïque, sa nourrice tentent de se mettre en travers de ses décisions, de ses projets. Parce que si Dieu et la nature sont des valeurs relativement abstraites en termes de verdict, la nourrice elle est tout ce qu'il y a de plus concrète. Un peu trop, même. Cette nourrice qui, au fait, ne nourrit plus depuis longtemps, qui, comme un moulin à vent, brasse l'air pour alimenter sa vindicte qu'elle ponctue ou scelle de gifles bien ressenties.

     Cette nourrice qui, sitôt que La Confiance jette l'ancre, devient tout beurre, tout miel parce qu'elle sait bien qu'elle recevra une fois de plus, comme à chaque retour du vaisseau sur lequel navigue le père des bessonnes, une bourse bien ronde alourdie par les écus. Pour entendre chanter et danser les écus, la maritorne est capable de toutes les bassesses et ne se prive pas de les étaler. Tout beurre quand le père des bessonnes se présente, mais sitôt que La Confiance a levé l'ancre, le beurre retourne à la barate.

     Parlons-en, de cette nourrice qui exsude des relents âcres de sueur et de farine brûlée. La gamine le sait bien, elle, que la mégère qui s'occupe d'elle et de sa soeur se montre acariâtre sur une base annuelle et devient tout miel sitôt que le père des enfants rentre de ses campagnes. Elle devient alors, pourrait-on croire, prête à être canonisée dès avant sa mort. Mais sitôt que le père retourne en mer, elle redevient ce qu'elle est, une marâtre, même si elle n'est pas la seule nourrice dans ce cas. Il est cependant vrai que la gamine ne lui laisse guère de repos. La femme et l'enfant ne s'aiment pas et se le rendent mutuellement allègrement, ça n'a rien de nouveau et ce n'est un secret pour personne. Qu'importe si, pour l'enfant, ça se termine plus ou moins toujours par une correction. C'est aussi ça être un garçon manqué: plutôt qu'un soufflet en plein visage comme elle y aurait droit si elle portait la robe comme sa soeur, ce sont les vernes qui servent à lui entrer dans la tête via le postérieur les idées et la vindicte de la femme Allain.


(...)


La suite est dans le volume; veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi