7 BICYCLETTES

ISBN: 2-89396-257-0
Dépôt légal - 2e trimestre 2004
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Illustration: «Dernier regard sur la vie» © Gervais Pomerleau
© Humanitas



Pour Madeleine,
éternelle combattante...
Et pour la mémoire de René
qui peut maintenant voir
dans mes pensées
et qui s'en amuse probablement...
G. P.

Remerciements


    Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance au docteur Robert Hanel, spécialiste de médecine interne, tant pour ses judicieux conseils que pour le temps qu'il aura mis à suivre la santé de mes personnages. Je ne suis pas médecin, mais j'avais besoin d'être en contact avec quelqu'un qui ne ménagerait pas sa science pour rendre mon histoire crédible, si tant est qu'elle le soit. Le Dr Hanel aura été ce médecin généreux.
    Le même Dr Hanel est également, ce que je ne suis pas, un cycliste aguerri alors que, pour ma part, il y a longtemps que à sa déception j'ai troqué le dérailleur pour un levier de vitesse. Le Dr Hanel a donc également suivi mes tribulations, ramené à une plus juste mesure mes divagations en matière de cyclisme. J'ai une excuse, il y a si longtemps...
    L'investigateur Yanik Ferland de la Sûreté du Québec a également suivi mes pérégrinations en son domaine où j'ai, avec les outrages du temps, pris un sérieux retard; il m'a également fourni nombre de documents pouvant me faciliter la tâche pour réactualiser mes connaissances.
    Merci aussi, enfin, à Yves Vigneau dont l'adresse à caresser le bois lui aura permis de me fabriquer une plume en ébène à nulle autre pareille, de laquelle est sorti ce roman...
G.P.



    « Je ne connais que deux belles choses dans l'univers: le ciel étoilé sur nos têtes et le sentiment du devoir dans nos cœurs...»
    — Emmanuel Kant
    Critique de la raison pratique



    J'ai été maître de tout. Sauf de moi. J'ai pu gouverner des provinces, des escadrons et des batailles. J'ai pu maîtriser l'armée anglaise. Je n'ai jamais pu maîtriser mes impulsions.
— Gilles de Rais



St-Peter's Bay
Ile du Prince-Edouard, 1997

    Aussi loin que remontent ses souvenirs, Robert Dickson a toujours préféré la fange à l'asphalte. Ou plutôt, puisqu'il faut dire les choses telles qu'elles sont, il s'y est toujours senti plus à son aise, plus maître de lui. Non, au cours de son enfance, il n'a pas voyagé. Son univers se résumait à l'immense terrain de sa mère. Un terrain boisé où il bûchait en coupe sélective pour assurer à sa mère le moyen de subvenir à leurs besoins, à elle et à lui. Après une carrière militaire comme fantassin au sein du ppcli, le Princess Patricia Canadian light infantry, il s'est transformé en mercenaire. C'est dire que, tout au long de sa vie, il s'est davantage promené dans les marécages que sur les routes et les autoroutes d'ici et d'ailleurs.

    Il n'est donc pas ce qu'on pourrait appeler un bon conducteur. Pas mauvais, mais pas bon pour autant. Il utilise les routes pour se déplacer sur de grandes distances, d'un point a à un point b, un point c'est tout. Il ne prend pas, n'a jamais pris aucun plaisir à conduire. D'une façon ou de l'autre, il ne prend aucun plaisir à faire quoi que ce soit, pas même vivre. La vie est, a-t-il vite compris, une obligation, pas une partie de plaisir. Il la mène donc comme n'importe quel autre contrat. D'une façon ou de l'autre, quel plaisir pourrait-il avoir à rouler sur les routes de l'Ile? Bien sûr qu'elles sont belles. Très belles, même. Rien à redire là-dessus. En autant qu'on puisse trouver belle une route. Larges, planes, merveilleusement entretenues, bordées à distance de petites maisons proprettes, mais ce n'est certainement pas suffisant pour prendre plaisir à la conduite. Pas pour Robert Dickson en tout cas. Et, pendant qu'il roule, au retour d'un autre contrat qui l'a emmené, cette fois-ci,dans la région de Gander à Terre-Neuve, l'homme fait le bilan de sa sortie, ce qu'il fait ad nauseam à toutes les fois qu'il termine un contrat. C'est sa façon personnelle de tuer le temps au volant, plutôt que de se borner à fredonner une vieille rengaine de Bob Dylan, de Cat Steven ou un air tiré du Ummagumma de Pink Floyd.

    D'ici trois quarts d'heure tout au plus, il sera de retour à Red Point, dans ses pénates. Nombreux sont ceux qui, avec son train de vie, avec son budget, auraient une maison cossue, de quoi montrer leur importance dans la société. Mais ça n'intéresse nullement Robert Dickson. Chercher à montrer son statut, c'est attiser la convoitise, et davantage encore les regards. En ce domaine, l'homme qui en connaît un chapitre sait qu'il vaut mieux passer inaperçu. Moins on est porté à s'afficher, moins on allume la voracité, moins on attise l'envie d'assouvissement, celle des gens comme celle des gouvernements.

    La très large part des voyageurs qui passerait devant ce qui lui tient lieu de repaire ou d'antre, presque de terrier, ne s'y arrêterait même pas. Parce que, une telle maison, dans les conditions où elle attire les regards des seuls curieux, ne peut pas être synonyme de salubrité. Aucune fenêtre ne donne jamais signe de vie humaine, parce que toutes sont brisées et les seules pièces habitées, habitables, ne laissent filtrer aucune lumière vers l'extérieur, ni le jour, ni la nuit. Tout le monde ignore donc leur existence.

    Il y a d'ailleurs longtemps que la ligne électrique menant à la maison a été coupée. A cette lointaine époque, c'était faute de paiement. Et maintenant que Dickson aurait les reins assez puissants sur le plan pécuniaire pour garder toute la maison éclairée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour acheter ses voisins jusqu'à perte de vue, l'édifice est tombé dans un si lamentable état de délabrement que la compagnie d'électricité refuserait catégoriquement de procéder à un raccordement sans qu'un électricien fasse une inspection et que des travaux majeurs soient effectués. Or, jamais un électricien n'oserait entrer là-dedans, de peur que le toit ne lui tombe sur la tête et qu'il soit enseveli sous les décombres.

    Pendant que, sur la Route 2, Robert Dickson roule en direction de Red Point, vers l'est, à peine a-t-il eu, il y a quelques instants, un coup d'œil avant d'arriver à la communauté de Morell, pour l'emplacement de la maison où résidait, jadis...

    — Ah, saloperie! a-t-il vociféré pour chasser ses idées noires, tout en allongeant la main vers la portière pour trouver, à tâtons, la manivelle qui lui permettra de baisser la vitre.

    C'est une autre histoire et l'homme s'est empressé de détourner la tête, regardant droit devant lui, les deux mains posées sur le volant. Dans moins d'une demi-heure, maintenant, il sera chez lui. Penaud, si tant est qu'on puisse utiliser ce qualificatif dans son cas, il pourra attendre bien sagement la proposition d'un autre contrat. Tout ce qu'il aura à faire c'est travailler pour garder la forme, pour conserver la machine humaine qu'il est devenu au summum de ses capacités.

    Quarante ans de dur labeur auront au moins servi à faire de lui un être implacable, capable de rester stoïque tout autant devant le rire d'un enfant qu'il l'a été devant la longue agonie de sa mère. Elle n'a jamais gémi sur les souffrances non plus que sur les injustices vécues par son fils. Par un juste retour du balancier, son rejeton ne voyait pas de raison de se morfondre sur ce cœur desséché avant l'heure. Et il ne l'a pas fait!

    Et les kilomètres s'allongent, se succèdent les uns aux autres, jusqu'à la sortie de Souris-Ouest où une subite crevaison lui fait perdre le contrôle de sa voiture, la moitié aussi vieille que lui. Avec davantage d'expérience du volant, il lui serait facile de conserver la maîtrise du véhicule. Mais l'homme a toujours préféré s'occuper de sa propre ossature, de sa musculature, que de la ferraille constituant sa voiture. Aussi, lorsqu'il voit se profiler devant lui le rempart du pont, lui qui ne s'attache jamais parce que les ceintures de sécurité n'étaient pas encore la norme lors de la fabrication de sa voiture, donne un coup de volant et voit devant lui apparaître un rocher. Il sait très bien désormais que s'il garde la position qui sied au conducteur, l'axe du volant lui défoncera la cage thoracique.

    Aussi, dans un réflexe conditionné par un éternel état de survie, Dickson se laisse choir, couché sur le siège, protégeant tant bien que mal sa tête de ses deux poings. Que sont deux poings par rapport à la tête? Il ne peut se permettre de se rompre le cou, pas davantage que de se broyer le crâne.

    Mais un éclair de réflexion lui fait constater la position du levier de vitesse qui risque, sous l'impact, de lui perforer les intestins. Animal, il suffit d'une fraction de seconde pour que son instinct lui fasse baisser les coudes pour amortir le choc, juste au moment de l'impact.

    La vieille Chevrolet qu'il a toujours préféré conserver parce que toute de métal même au sein de l'habitacle aura sans doute plus de chance de le protéger, songe-t-il avant de perdre conscience, lorsque le sommet de son front heurte violemment le coffre à gants qui, sous l'impact, s'ouvre et se tord. Le rocher de granit contre lequel la voiture vient de s'emboutir perd un éclat si minime que personne ne le remarquera. Mais les clients du restaurant voisin qui accourent en entendant l'impact savent pertinemment que plus jamais cette voiture ne roulera. Quant à l'homme ensanglanté qui se trouve à l'intérieur, qui ne répond pas, il ne se réveillera sans doute plus jamais. Ce sont les aléas de la vie: tantôt on naît, tantôt on meurt.

*


    Rageur, Paul Benedict arrache la Butz-Choquin de ses lèvres et en brise la tige de volcanite avant de lancer la pipe dans une poubelle publique l'une des centaines semées partout dans la ville pour conserver à Charlottetown son caractère propret adjacente au poste de la Gendarmerie royale. Puis il jette la socquette d'étoffe beige sur laquelle se dessinent les lettres brunes qui font la fierté du pipier de malheur. Lui qui voue pourtant une véritable vénération à ses pipes depuis plus de trente ans n'en peut plus de tirer sur cette pipe avec l'impression de tenter d'aspirer de la mélasse. Pis encore, il a même pris soin d'écrire à la compagnie via son site internet et la réponse lui est arrivée, laconique, lui faisant littéralement voir qu'il était demeuré:

    «Vous êtes l'heureux gagnant de l'année, on a le droit comme le veux[sic] la coutume pour un bon commerçant d'avoir 1 ou 2 personnes par an qui ne sont vraiment pas intelligentes et de surplus incompétentes dans cet exercice qui exige ma fois[sic] un certain savoir faire[sic] que vous n'avez pas semble-t-il mais bon c'est ainsi.
    «Sachez monsieur que des personnes de club de pipes[sic] viennent se servir chez moi et qu'il n'y a jamais eu de problème.
    «Manifestement l'expérience vous manque puisque vous savez au moins vous servir d'Internet chercher[sic] dans fumeur de pipe et là vous trouverez des renseignements en la matière.»


    Une chose est certaine, le policier a beau fumer la pipe depuis plus de trente ans, faire ses achats en la matière chez les meilleurs pipiers au monde, il s'est juré de n'avoir plus jamais de Butz-Choquin. Un tel malotru qui se moque si ouvertement de ses clients ne mérite pas que je l'encourage à continuer de produire des ordures de cette sorte et les vendre autour de cent dollars pièce. Au diable la Balzac 002, fulmine Paul Benedict. Si le village de St-Claude en France se targue d'être la capitale mondiale des pipiers, ce n'est certainement pas avec Butz-Choquin qu'il a acquis sa renommée. Non, plus jamais je n'achèterai de Butz-Choquin; plutôt retourner à mes débuts, à la pipe en épis de maïs, ou même mettre une croix sur la pipe. Et surtout, qu'on ne vienne plus jamais prononcer ce nom devant moi!

    Arrivant mal à contrôler sa hargne, l'enquêteur plonge furieusement la main dans la poche droite de son imperméable et ses doigts heurtent la pochette de velours rose, sa toute dernière acquisition, un cadeau de son épouse, une Ser Jacopo Rowlette Delecta avec un fini propre à cette compagnie, ce qu'ils appellent «cire fondante». Un petit bijou. N'eut été de l'anneau en argent inséré dans la mortaise pour renforcer la cheville trouvaille de la compagnie pour assurer la durabilité de leur produit il y a fort à parier que, sous la pression émanant de sa colère, l'homme aurait brisé cette petite merveille.

    Sitôt qu'il a vérifié n'avoir pas rompu la tige de cette pipe où commence à se former un léger culottage, fidèle à sa discipline, Paul Benedict la remet dans son fourreau. Tant qu'il n'aura pas retrouvé son calme face à la Butz-Choquin, il ne saurait être question pour lui d'allumer la Ser Jacopo et de courir le risque de lui faire subir les outrages qui devraient revenir à l'autre. Enfin, il entre au bureau, avec l'intention de la glisser dans le tiroir central du meuble derrière lequel il prend place, endroit dont elle ne sortira pas avant que l'homme quitte l'édifice. Ce sera son dernier automatisme au terme d'une journée de travail longue comme il les connaît plus ou moins toutes. Jamais il n'a fumé, croit-il se souvenir, au bureau, et il n'est pas question pour lui de déroger à cette habitude. Mais il est arrêté dans son élan par la secrétaire.

    — Pardonnez-moi, lieutenant, j'ai rêvé ou je vous ai vu briser volontairement une pipe?

    — Soyez gentille, Charlène, évitez-moi de dire des grossièretés. Ne me parlez plus jamais de cette pipe, non plus que de son fabriquant, auquel je l'aurais fait avaler en travers si je l'avais eu devant moi.

    — C'est la longue, n'est-ce pas?

    — C'est une longue en effet, mais ce n'est pas la longue; j'en ai quelques autres à la maison que je ne sortirais pas pour tout l'or du monde. Mais la Butz-Choquin est sortie de ma vie et si un jour vous entendez dire que quelqu'un a l'intention de m'offrir une pipe, soyez bonne pour moi, évitez-moi le surmenage cardiaque, demandez à cette personne d'éviter cette marque.

    — Vous savez bien que je ne connais rien aux pipes. J'imagine que votre épouse en connaît un rayon sur le sujet, mais comme je ne suis pas votre épouse, vous comprendrez que pour moi, une pipe c'est une pipe. Je me doute bien que ce n'est pas vraiment le cas à vous voir avec les vôtres, mais pour le peu que je connais du sujet...

    — Je comprends. Chacun ses passions.

    — Lieutenant, j'aime la pipe, enfin, je me suis toujours demandé pourquoi vous ne fumiez pas ici. Il m'est arrivé à quelques reprises d'aller chez vous et votre épouse m'a dit que le parfum qui y régnait et je vous assure que je trouvais que ça sentait bon était celui de votre tabac. Curieusement, je connais plusieurs hommes qui fument la pipe, je n'ai jamais senti ailleurs la même odeur.

    — Parce que les autres ne fument pas le même tabac que moi.

    — Ah? Parce que non seulement une pipe n'est pas qu'une pipe, mais du tabac à pipe n'est pas juste du tabac à pipe?

    — Vous me faites rire avec votre naïveté, Charlène. Non, un tabac n'est pas que du tabac. Je fais venir le mien d'un petit marchand de tabac dans la vieille ville de Québec parce que je ne le trouve pas ailleurs. Lui l'importe directement d'Irlande du Nord, là où il est fabriqué. Si vous en aimez l'odeur, je regarderai à la maison, je dois avoir une ou deux boîtes vides, je vous les apporterai pour mettre vos trombones ou des trucs du genre.

    — Merci, c'est gentil de votre part.


    — Il n'y a vraiment pas de quoi. C'est peu de chose pour vous remercier d'avoir calmé ma saute d'humeur. Si vous étiez fumeuse de pipe, je vous en offrirais une boîte neuve, vous verriez pourquoi je fume cette marque depuis plus de 25 ans.



(...)

La suite est dans le volume; veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi