(Publié au printemps 1995, c'est un roman du terroir dont la trame (historique) se situe aux Iles-de-la-Madeleine, en 1830. Il raconte la "petite histoire" vécue au quotidien des gens de cet archipel.)




Les Colères de l'Océan est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
ISBN: 2-89396-109-6
Dépôt légal: 2e trimestre 1995
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Couverture: "LA DERNIÈRE PÊCHE" © Louis Bernier
© Humanitas et Gervais Pomerleau


Les Chevaucheurs de Vagues
* *


Pour Laurette et Martin Vigneau
qui, dans leur générosité,
ont bien voulu me faire partager
leur connaissance de la richesse
et la saveur de la langue des Îles...
G. P.


Préface


    En ce 15 janvier 1995, les glaces ont fait leur entrée dans la Baie de Plaisance.
    Novembre 1830... mars 1831! Ces deux dates marquent le début et la fin de l'hiver aux Iles de la Madeleine. Elles indiquent également le cadre temporel des drames qui se déroulent sur ce petit archipel du Golfe St-Laurent et qui sont imaginés et racontés de façon fort habile et captivante dans le livre que nous introduisons aujourd'hui.
    Je suis personnellement d'autant heureux de présenter ce deuxième livre du cycle de l'écrivain Gervais Pomerleau que mon ancêtre paternel, Jean François Barthélémy Hubert est arrivé de Granville, France, via Miquelon, à l'âge de 18 ans, accompagné du premier missionnaire des Madelinots, l'abbé Jean Baptiste Allain, son oncle maternel.
    Et je me plais à rêver qu'un personnage du roman La Cargaison du Diable représente peut-être les faits et gestes de mon ancêtre qui s'était justement établi dans l'Ile du Havre Aubert, berceau de la communauté madeleinienne et qui remplaçait parfois le missionnaire qui devait se déplacer vers Chéticamp.
    Gervais Pomerleau a bien saisi et décrit les conditions de vie spirituelles des premiers habitants de l'archipel madelinot. Les conditions matérielles ont été fort bien détaillées et analysées par le père Anselme Chiasson, dans son livre Les Iles de la Madeleine, vie matérielle et sociale.
    Dans son roman, Gervais Pomerleau indique les deux sources de vie matérielle des premiers habitants: la pêche et l'agriculture. Egilde, le jeune fils de Prixelde Robichaud, a choisi de faire la pêche et il explique pourquoi: Sur la terre je ne serai jamais chez-nous. Je serai toujours à l'étranger. Sur la mer, je serai chez-nous comme mon père est chez eux dans la maison. La différence entre celui-là qui fait de la terre et celui-là qui pêche, c'est la liberté. Pis la liberté est pas du bord de celui-là qui s'échine dans les champs; elle est du bord de celui-là qui fait la pêche. C'est là qu'est toute la différence.
    Le roman de Pomerleau fait revivre à travers personnages, situations dramatiques, descriptions de lieux, une période difficile de la vie des premiers habitants de l'archipel madelinot. Tout en habitant une terre et en la cultivant, ils n'étaient pas propriétaires du domaine; ils devaient payer de lourds tributs au seigneur Coffin; ils risquaient à tout moment, à l'occasion de tout écart de conduite ou pour un simple caprice de Fontana, l'agent de l'amiral, de perdre leur terre et être réduits à une deuxième ou troisième déportation. C'est cette insécurité matérielle fondamentale des premiers Madelinots que Pomerleau fait revivre à travers ses divers personnages.
    Si les premiers Madelinots ont choisi le métier de la mer plutôt que celui de la terre (ce qui se reflète encore de nos jours alors que le nombre des pêcheurs dépasse infiniment celui des agriculteurs) c'est qu'en plus de la liberté, cette activité leur permettait de survivre. Comme le dit si bien le jeune Egilde: Si ton jardin lève pas, t'es poigné pour attendre un an avant de recommencer... sur la mer, tôt ou tard, ça va mordre. Tu vas trouver moyen de t'arracher la vie. On ne pourrait certes pas dire la même chose aujourd'hui, en 1995, alors que la morue et le sébaste sont rares.
     Si les premiers Madelinots ont été maltraités par leur seigneur Coffin et son agent Fontana, ils ont par contre eu le privilège d'être protégés, assistés, guidés, encouragés, par des représentants de leur Eglise. Le prêtre, le missionnaire, le curé est un personnage qui a tenu une place de choix dans la vie des premiers citoyens des Iles de la Madeleine. Mgr Joseph Octave Plessis, évêque de Québec, écrivait en 1811, dans son journal de voyage que les premiers habitants des Iles, établis là en 1761 avaient abandonné leur archipel suite au départ des prêtres. Mais ils y étaient revenus, attirés par le séjour d'un missionnaire venu de France. Ils n'auraient pas hésité d'abandonner de nouveau leurs établissements, s'ils ne se fussent consolés dans l'espoir d'être bientôt pourvus de missionnaires.
    Le personnage principal du roman de Pomerleau n'est pas un curé; Prixelde Robichaud est bedeau de la paroisse, crieur public, vendeur de bans, sonneur de cloches; autrement dit, le bras droit du curé de la paroisse, lequel est intimement lié au tissu de la vie quotidienne des premiers Madelinots. Souvent le curé joue le rôle de médiateur, d'intermédiaire, d'intercesseur entre l'agent Fontana et ses ouailles. A maintes occasions dans le roman de Pomerleau apparaît la figure très sympathique du curé-mission-naire. Par la magie d'une lettre adressée à son évêque, le vicaire de l'archipel des Isles de la Madeleine dévoile ses pensées secrètes et son regard sur les Madelinots, ses ouailles: Permettez-moi, Votre Eminence, de vous dire que je côtoie quotidien-nement la sainteté de mes ouailles et cette proximité ne peut que m'être salutaire... mes ouailles sont pauvres et mangent la misère à plein chaudron. Le jeûne chez eux n'est pas affaire de vendredis, mais se vit quotidiennement sous bien des toits. Pourtant, ils mettent tout en oeuvre pour éviter les privations à leur pasteur, malgré un climat rude et une terre pauvre.
    Ces premiers habitants d'une terre pauvre, ces premiers pêcheurs d'une mer généreuse, sont des gens foncièrement honnêtes, cette honnêteté des premiers Madelinots a été notée dans un texte désormais célèbre de Mgr Plessis, quelque vingt ans avant l'époque du roman: Ces heureux colons, qui savent mourir sans médecin, savent aussi vivre sans avocat. Ils n'ont nulle idée de la chicane non plus que de l'injustice; si quelquefois il s'élève des contestations entre eux, elles sont aussitôt soumises à un arbitrage et terminées sans retour.
    Que nous reste-t-il de toutes ces gens, de leurs oeuvres, de leurs pensées? Malheureusement pour nous, rien du tout ou presque. Le roman de Pomerleau, La Cargaison du Diable, nous permet, à travers l'imagination de l'écrivain mais également grâce à sa connaissance approfondie des us et des coutumes de ces premiers habitants des Iles de la Madeleine, d'entrer en contact, quasi personnel, avec ces gens sympathiques, au cœur généreux et droit.
    Pomerleau est le premier écrivain à aborder ainsi une tranche de la vie des Madelinots. Il reste à souhaiter que cette première soit suivie d'autres et que nous puissions un jour voir au grand ou au petit écran les pionnières et les pionniers des Iles de la Madeleine.

Achille Hubert


"...déportés en Caroline, remontés en Nouvelle-Angleterre, passés à Saint-Pierre et Miquelon, envoyés en France, revenus à Saint-Pierre et Miquelon, émigrés aux Iles-de-la-Madeleine, le tout de 1755 à 1793, c'est-à-dire dans la même génération. Le malheur, à ce point, est une sainteté."


— Robert Rumilly
(Les Iles-de-la-Madeleine)
I

"... Après trois générations,
un houme doit pouère appeler
sa terre la sienne..."


— Antonine Maillet
(Les Cordes-de-Bois)

Novembre 1830
    Un vent d'ouest hurlait depuis trois jours sans répit. Les bourrasques des grandes marées d'automne faisaient bouillonner la mer dans un fracas assourdissant. Le vent robuste pelletait à pleine largeur de falaises les amoncellements d'écume et les jetait à la face du ciel.
    — Une pareille brise nous emmènera rien de bon, je vous le garantis, avait hurlé Evariste Cormier pour dominer les rugissements sauvages. Mais personne ne lui avait prêté attention.
    Depuis longtemps, on avait jugé que, avec l'âge, il était devenu prophète de malheur. L'intérêt était d'autant moindre que, comme à chaque dimanche, c'est Prixelde Robichaud, le crieur public, qu'on attendait de voir prendre la parole. De par son statut, chacun savait que toutes les grandes nouvelles arrivant sur l'archipel passaient par ses lèvres.
    Une information qui n'avait pas été confirmée par lui sur le parvis de la chapelle du Havre-au-Ber au pied de la Butte des Demoiselles, était considérée sans fondement. Seul le père Brunet, arrivé un peu plus tôt dans la saison, avait un droit analogue, même s'il déléguait lui aussi, parfois, ses bans au crieur.
    Prixelde Robichaud finissait de boutonner son manteau lorsqu'il arriva à la porte de la chapelle. La rafale le força à appuyer de tout son poids contre la porte pour l'ouvrir. Lorsqu'il réussit enfin, sa coiffure s'envola de sa tête, ce qui déclencha l'hilarité générale.
    — Attrapez-le, attrapez-le quelqu'un, cria-t-il, les bras tendus devant lui comme pour apaiser le vent.
    Mais personne ne pouvait plus attraper le couvre-chef. Le vent l'avait fait contourner la petite église de bois et, comme un gamin imprudent, il escaladait la Butte des Demoiselles. Malgré lui, Prixelde Robichaud serait contraint de retourner tête nue à l'Etang du Nord. Lui, dont la voix était si précieuse pour l'archipel, maudissait cette pluie froide qui cinglait le visage.
    Lorsqu'il eut repris son calme, que les paroissiens se furent rapprochés, le crieur commença son habituel manège. Sortant la cloche, il se mit à la frotter du revers de la manche, soufflant périodiquement dessus avant de reprendre le frottage. La pluie anéantissant ses efforts, il mit un terme à son cérémonial.
    Il battit trois fois la cloche en laiton puis la mit à l'abri dans le sac de feutre qu'il déposa entre ses pieds. Avançant les bras comme pour prendre l'assistance à bras-le-corps, il se dérhuma avant de commencer son boniment.
    — C'est pour vous faire à savoir que monsieur Alpide Poirier a enfermé dans ses bâtiments un bœuf rouge qui faisait trop de façon à ses bettes pis à ses choux-raves. Vous avez ben compris, le bœuf se poussait pour le jardin d'Alpide, lequel est prêt à rendre le prétendant du jardin à son propriétaire quand il aura été dédommagé pour les frais, ce qui inclut ceux du ban.
    " Je m'en vais vous faire à savoir aussi que la petite Exanie à Paul à Eusèbe Aucoin cherche son chien depuis proche une semaine, un chien jaune de trois ans. Si que'qu'un pourrait y donner des nouvelles, disons qu'à serait ben contente. Tant qu'à y être, parlant de chiens, v'là le dernier ban pour aujourd'hui.
    L'homme déboutonna son paletot avant d'y plonger la main pour en ressortir une feuille. Avec lenteur, il déplia le document en jaugeant de l'œil l'attention de son auditoire. Mais il n'avait rien à craindre, il y avait longtemps que la population avait compris que la prose couchée sur papier était réservée à des bans très sérieux. Lorsqu'il eut acquis la certitude que chacun avait les oreilles pendues à ses lèvres, il annonça:
    — C'est pour vous faire à savoir que le Sieur Louis-Joseph Cormier, Ecuyer, Major de Milice, Bourgeois, Marchand du Havre-au-Ber, Shérif de Police des Iles-à-Madeleine , sur avis de l'agent de Lord Isaac Coffin, Amiral de la flotte britannique, Seigneur de l'Archipel des Iles-à-Madeleine, transmet à la population dudit archipel ce qui suit:
    Tout locataire ne voulant ou ne pouvant payer sa rente, sera obligé de renoncer à sa location en faveur du propriétaire". Lord Coffin ajoute à l'intention de son agent John Fontana: "Vous ne devez, sous aucune circonstance, lui accorder de terrain à l'avenir.
    De plus, je vous autorise par les présentes, à poursuivre celui qui entrera sur mes terres non louées dans le but de couper du bois pour en faire un usage domestique.
    " C'est la fin du ban, conclut Prixelde Robichaud qui n'avait déjà, de toute façon, plus l'attention de son auditoire.
    — Quand je vous disais qu'une pareille brise emmènerait rien de bon, hurla le vieillard; une brise de cochons emmène forcément des nouvelles de celui-là qui se fait du lard dans les vieux pays, sur le dos du pauvre monde d'ici.
    Mais, comme d'habitude, personne n'écoutait l'homme. Personne, parce que tous rageaient en leur for intérieur, chacun pour soi. N'était-ce pas suffisant de se faire ravir des terres qu'on avait trouvées inoccupées, qu'on avait défrichées, sur lesquelles on avait bâti, dans lesquelles on enterrait ses morts, sans se les faire ravir sous son nez par un homme qui, depuis qu'il avait été fait seigneur de l'archipel, n'y avait mis les pieds qu'une seule fois? Fallait que celui-ci se gave, comme un vampire, de la sueur et du sang de son peuple.
    Personne ne comprenait que les Anglais eussent tant de plaisir à écraser un peuple qu'ils avaient, par tous les moyens, cherché à anéantir. Il y avait 75 ans cette année que le Gouverneur Lawrence avait enclenché la Déportation, véritable génocide du peuple acadien, sous les ordres du général John Winslow.
    Combien de centaines de morts, de déceptions accumulées, de barriques de sueurs versées pour enrichir Anglais, Américains et Français au cours de ce voyage forcé? Et l'ingrat seigneur continuait encore et toujours à frapper ce peuple à terre.
    Chacun prit une fois de plus son mal en patience, rentrant la tête dans les épaules, puisqu'on ne pouvait que se plier aux exigences du seigneur. On savait trop bien ce qui se passait quand le peuple se révoltait. On en avait fait l'amère expérience à Grand-Pré. On avait fait des Acadiens, un peuple voué à l'esclavage et au silence.
    Fallait mettre l'épaule à la roue et, malgré tout, tenter d'avancer; faire confiance à la Providence et se remettre entre Ses mains. Azade Boudrot accéléra le pas pour rejoindre Alpide Poirier qui s'en allait vers sa maison, la rage lui mordant le cœur à pleine gueule.
    — Alpide, Alpide, espère-moi, faut que je te parle.
    Mais l'homme continua son chemin, peu préoccupé de savoir qui l'interpellait. Il n'avait envie de parler avec personne. Le ban de l'amiral semblait sur mesure dicté à son intention. Il y avait plus d'un an et demi qu'il n'avait pas payé sa redevance et était allé jusqu'à envoyer son chien contre John Fontana, l'agent de l'amiral, quand il était venu collecter.
    En outre, depuis une semaine, il avait bien coupé au moins trois cordes de bois sur les terrains que le tyran appelait ses terres non louées. Pour ce qui était du bois, les choses pouvaient s'arranger, il y en avait sur la terre qui abritait sa maison. Il n'avait évidemment pas la grosseur de celui des terres non habitées, mais il aurait quand même suffi.
    C'est pour la redevance que les choses se gâtaient. Il n'en avait pas soufflé mot à John Fontana qui, de toute façon, en aurait ressenti une excitation proche de la jouissance, mais s'il n'avait pas payé sa redevance, c'était moins une résistance passive qu'une incapacité à la payer. La longue maladie et la mort de son aînée, quelques mois plus tôt, lui avaient coûté la peau des dents. C'est à grand-peine qu'il avait fini par trouver l'argent nécessaire à l'acquittement de sa dîme.
    — Alpide, espère-moi, godème, avait repris Boudrot, c'est rapport au bœuf.
    L'homme s'arrêta aussitôt, malgré la pluie qui traversait ses vêtements et le vent qui lui glaçait les os. Il se retourna pour faire face à Azade Boudrot qui, non moins trempé, marchait d'un pas accéléré, à la limite de ses capacités.
    — Je sais pas si c'est le mien, mais y se trouve que mon bœuf a disparu depuis quelques jours. Comme y est rouge, je me demandais si ça pourrait pas être lui qui est allé attiner tes choux-raves.
    — Oui, c'est le tien, j'en mettrais mon cou à couper. Y a rien que trois bœufs rouges sur l'île, le tien, celui à Marcel à Jean Painchaud, pis celui-là à Jean-Charles à Gabriel. J'ai rencontré les deux autres pis c'est pas à eux-autres. Si c'est pas le tien, ça veut dire que celui-là a traversé le Goulet à mer perdante.
    — Puis, tes dégâts, c'est-tu ben grave?

*

    Pendant qu'Azade Boudrot et Alpide Poirier coupaient à travers champ vers la Baie du Bassin, Prixelde Robichaud, lui, à dos de cheval, était parti avec Adelphus Décoste vers le Portage du Cap. De là, ils longeraient la partie Nord de l'île avant d'aller rejoindre la Dune-du-Ouest qui permettrait, si la mer était suffisamment basse, de traverser jusqu'à l'île voisine, celle de l'Etang du Nord.
    Quelle misère, lorsque les vents mangeaient la côte, de partir le samedi en profitant du ressac, avancer le long des dunes, comme une procession en exil, pour aller assister à la messe dominicale du curé Brunet au pied des Demoiselles. Quand la marée était basse le dimanche matin, certains se risquaient à ne traverser qu'à ce moment. Cependant, pour éviter les foudres cléricales, on préférait faire le trajet en sécurité, de jour, le samedi.
    — Si un jour les Madelinots sont assez riches, lança Adelphus Décoste au nez du vent, faudra avoir une église chez nous. Après tout, si le Havre aux Maisons a la sienne comme le Havre-au-Ber , ça serait bien manque normal que nous autres aussi, à l'Etang du Nord, on ait la nôtre.
    — Pas besoin d'être riche, tout ce que ça prend, c'est du bois. Puis le bois, c'est pas ça qui fait défaut sur les Iles, si tu vois ce que je veux dire, répliqua Robichaud.
    — Le bois fait pas défaut, mais oublie pas le ban de Coffin. Penses-tu, toi, qu'un protestant va accepter que tu prennes son bois pour construire une église catholique? Surtout quand il est proche de ses écus puis de ses pennies comme Coffin.
    — Tant qu'à ça, lui, qu'on soye pauvres comme des rats, ça y fait nothing at all. Tant qu'y peut empocher sur notre dos, y demande rien de plus. Crains pas qu'y manque de rien dans son château des vieux pays, lui.
    — Ça empêche pas que ça serait une bonne affaire d'avoir une église à l'Etang du Nord. Ça serait-y rien qu'une chapelle.
    Puis l'homme s'enferma dans son silence, préoccupé par la chute que son père avait faite deux jours plus tôt au bas du toit de la grange. Malgré les remontrances à l'effet qu'il n'était plus d'âge à jouer dans les hauteurs, le père Décoste s'était entêté dans sa détermination. "Quand je serai plus en âge de faire ma job, c'est que je serai en âge de corver ", avait-il répondu pour clouer le bec à ses opposants.
    Depuis deux jours, le vieillard gisait dans son lit, inconscient. Que lui réservait l'avenir? Nul n'aurait su le dire. Et c'était là l'inquiétant. Bien sûr on pouvait argumenter que Chrysologue Décoste en avait vu bien d'autres. N'avait-il pas vécu personnellement d'un bout à l'autre l'Exode acadien? Mais il y avait soixante-quinze ans que la chose s'était passée et le père Décoste avait maintenant dépassé les quatre-vingts ans.
    Depuis le printemps qui avait emporté la doyenne, Fédorina Vigneau, il était devenu le patriarche, la Mémoire vivante des Iles. Quand le curé Bédard avait décidé, après 3 ans, qu'il avait fait sa part et plié bagages, Chrysologue avait baptisé les nouveaux-nés et marié les tourtereaux. A son arrivée, il y avait maintenant deux mois, le père Brunet qui ne détenait ses pouvoirs sacerdotaux que depuis trois ans, avait régularisé la situation aux yeux de l'Eglise.
    Encore aujourd'hui, lorsque le prêtre était inaccessible et qu'on avait besoin d'un conseil, invariablement on se retournait vers le père Chrysologue. Sa parole avait force de loi pour l'ensemble des Madelinots.
    Adelphus Décoste avait rencontré le prêtre avant l'office, mais si l'ecclésiastique avait rassuré le fils quant à l'avenir éternel du père Décoste, il n'avait pu lui être d'un grand secours pour ce qui était de son avenir immédiat. Le pasteur avait fait comprendre à Adelphus qu'il pouvait avoir confiance en Dieu qui avait le patriarche en main, mais ce n'était nullement le genre de réconfort que l'homme était venu chercher. Et c'est précisément ce à quoi l'homme pensait en ce moment.
    Prixelde Robichaud ne disait mot parce qu'il savait à quoi son compagnon songeait. Il connaissait depuis longtemps la détresse de l'homme qui sait qu'il va perdre l'un de ses proches. Il avait lui-même vécu cette détresse tellement souvent...
    En arrivant à la hauteur de la Montagne, Robichaud fut convaincu que la fin des tourments de son ami ne serait pas pour ce jour. Il n'avait qu'à regarder au loin, à travers les cimes des arbres, pour comprendre qu'il serait impossible de traverser vers l'Etang du Nord pendant la journée. A perte de vue, la mer roulait son écume blanche et rien ne permettait de distinguer le sentier qu'ils devraient emprunter sur la dune.
    — Veux-tu ben me dire par où qu'on va traverser, demanda-t-il à son compagnon en pointant la dune pour lui faire prendre conscience de son état.
    — Si c'est pas sur la dune, ça sera ailleurs parce que j'ai pas le choix, faut que je traverse aujourd'hui.
    — C'est de la folie, Adelphus, un loup-marin passerait pas.
    — Peut-être un loup-marin, mais moi je vais passer. Faut que je passe, j'ai pas le choix.
    — Ça a pas d'allure, voyons, on voit nothing at all. On a rien qu'une chose à faire, trouver un bon samaritain pour nous hiverner en attendant que la mer se refasse.
    — Ça te regarde, Prixelde, c'est ton problème. Moi, le mien, c'est de traverser, puis je vais le faire. Si le bon Dieu est de mon bord, je vas arriver de l'autre bord. Si y est pas de mon bord, ben...
    — Arrête de blasphémer, Adelphus, t'as pas le droit de parler de même, désespoir!
    — Reste ici. Je veux pas que tu prennes de chance. C'est mon père, c'est pas le tien. Si j'avais pas besoin, je traverserais pas. Je suis pas fou, mais j'ai pas le choix.
    — Ecoute, Adelphus, si ton père a besoin, ta femme est là. Y sont capables de comprendre que t'es bloqué par les marées. C'est quand même pas de ta faute si y a assez de vent pour que les poules pondent le même œuf trois fois de suite.
    L'homme s'arrêta net et se retourna pour regarder Prixelde Robichaud dans le blanc des yeux. Celui-ci tira sur la bride de son cheval qui répondit aussitôt au commandement.
    — Mettons les choses au clair, Prixelde. Laisse-moi parler. T'auras beau dire n'importe quoi, rentre-toi ben comme y faut dans la tête que rien me fera changer d'avis. Pis personne non plus! J'ai décidé de traverser pis je vais le faire. Tu y peux rien. C'est ma décision.
    " Y a de quoi qui me dit que mon père m'appelle pis y faut que j'y aille. Toi, comme t'es un de mes amis, presquement un frère, je te défends de me suivre. Tu traverseras quand la mer se sera refaite. Moi, sitôt arrivé de l'autre bord, je dirai à ta femme que c'était trop dangereux, puis que t'as décidé de rester coucher ici.
    — T'oublies, Adelphus, que quand tu dis sitôt arrivé de l'autre bord, ben l'autre bord ça peut être ailleurs qu'à l'Etang du Nord, si tu vois ce que je veux dire. Pis j'ai pas le droit de te laisser prendre ce risque-là. A peine si de t'assommer pour t'en empêcher. Quand tu dis que t'as l'impression que ton père te parle, que c'est qui te dit qu'il t'appelle pas pour te dire de rester ici?
    — Y a rien qui le dit, mais comme je suis pas sûr, je prends pas de chance au cas où ce serait pas pour ça. Comprends donc, Prixelde, que j'ai pas le choix.
    — Godème de tête de mule! Ce que je comprends, c'est que tu risques de te ramasser mort avant ton père, si tu continues.
    — C'est une chance à prendre. Toi, tu restes ici. Je veux pas que tu me suives. J'ai assez perdu de temps à essayer de te faire comprendre, si tu comprends pas encore, tu comprendras jamais. Si y m'arrive de quoi, c'est que ça avait à m'arriver.
    Les deux hommes n'avaient pas remarqué que la pluie avait cessé, trop préoccupés qu'ils étaient par leur altercation. Adelphus Décoste fouetta le flanc de sa bête de l'extrémité de la bride et le cheval partit au galop. Découragé, Prixelde sortit de sa poche arrière une grande pièce de coton de couleur sombre et s'épongea le visage avant d'essuyer le surplus d'eau qui coulait sur son crâne dégarni.
    — Godème de tête de mule, hurla-t-il à son ami.
    Mais l'homme, déjà trop loin, n'entendit rien. Il savait sa bête plus rapide que celle de Robichaud et l'avait poussée à un train d'enfer pour enlever au crieur l'envie de se lancer à sa poursuite.
    Le crieur aurait normalement dû traverser lui aussi pour aller clamer ses bans du côté du Havre aux Maisons, mais rien dans son statut de crieur public ne le forçait à mettre sa vie en danger pour exercer son métier et rien au monde n'allait le pousser à la risquer. Il poursuivit sa route au pas, implorant la Providence de protéger le voyageur téméraire.

    Evrade Chiasson était sorti chercher du bois de chauffage lorsqu'il vit passer Adelphus en trombe. Il aurait voulu l'interpeller, mais déjà le cavalier descendait la butte qui menait à la côte. Il rentra précipitamment avec trop peu de bois, affolé.
    — J'ai mon godème de voyage! Y a un fou qui s'enligne pour traverser.
    — Es-tu certain que c'est pas quelqu'un de par ici qui est allé prendre l'air sur la côte ?
    — Si je te dis, Albéa, qu'y est parti pour traverser, c'est qu'y est parti pour traverser. Le cheval courait ventre à terre comme si y avait eu le diable en personne au cul. Pis c'est pas quelqu'un de par ici, parce que c'est un cheval que je connais pas. What a godème de fou! C'est fou pas rien qu'un peu!
    — Bonne sainte Anne! Si ça a du bon sens... Penses-tu qu'y a des chances?
    — Ma pauvre Albéa, t'as pas regardé la mer pour demander une affaire de même. Y a pas la plus petite chance. Avant d'arriver à l'Etang du Ouest, y va être poigné pour revenir.
    — Qui ça peut bien être?
    — M'est avis qu'on tardera pas à savoir. Il va être obligé de revirer de bord, c'est moi qui te le dis. Ça fait que je vais aller cri du bois parce qu'on va avoir au moins un coucheux de soir , prends-en ma parole.
    — Doux Jésus, puis mon bardas qui est pas encore fini. Je m'en vas faire un fricot pour souper. Toi, en retournant chercher du bois, tu m'emmèneras du pain dans le magasin. Moi, je vais aller m'assurer que les filles ont fait les chambres avant de partir aux pommes de pré. J'ai pas idée d'avoir honte.
    Evrade jugeant préférable de se déguiser en courant d'air retourna dans la dépense où il prit deux miches de pain qu'il ramena à la maison avant de retourner chercher du bois de chauffage. En sortant du réduit, il se retrouva face à Prixelde Robichaud.
    — Tiens donc, de la grande visite, le crieur en personne... Vous allez ben rentrer prendre une bôle de thé. A moins que vous aimiez mieux un petit verre de bagosse...
    — Si c'est un effet de votre bonté, je prendrais votre banc en attendant que la mer se dénerve pis que je puisse traverser. A moins que ça vous dérange...
    — Nan-nan ! Vous allez rester pis on va s'arranger. M'est avis que vous serez pas tout seu' à dormir ici de soir. Y en a un qui a pris le bord de la côte, mais je crois qu'on va le voir r'soudre avant longtemps.
    — Ça fait longtemps qu'y est passé, Adelphus Décoste?
     — Ah c'était lui? Pas Adelphus à Chrysologue?
    — J'en connais pas d'autre. J'ai essayé de le retenir, mais il a jamais voulu m'écouter.
    — Bon, avant de nous conter ça, vous allez rentrer. Je vais vous passer du linge puis vous allez vous changer. Amanché de même, vous êtes paré pour virer poumonique. Voir si ça a de l'allure, aller par les chemins trempé de même. Pis nu-tête.

(...)

Pour la suite, veuillez vous adresser à mon éditeur
ou chez moi