(Publié au printemps 1993, c'est un roman de marine de l'époque de la marine à voile. L'histoire, basée sur un événement historiquement vérifiable relate la traversée tumultueuse du vaisseau qui apportait, en 1741, la solde de l'ensemble des troupes anglaises cantonnées en Amérique.)




Les Colères de l'Océan est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture: © Rénald Verdier
ISBN: 2-89396-075-8
Dépôt légal: 1e trimestre 1993
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Tous droits de traduction et de reproduction,
par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.




Les Chevaucheurs de Vagues
*

PRÉFACE


    Au XVIIe et au XVIIIe siècle, plusieurs nations, entre autres le Portugal, l'Espagne, l'Angleterre et la France se disputèrent successivement l'hégémonie des mers. Les nombreux conflits créent une marine de guerre qui emploie beaucoup de monde.
    Le commerce des épices, de l'or et de l'ivoire développe en même temps une flotte marchande qui sillonne les mers du monde. Il faut protéger le commerce contre ces conflits entre pays, tout en faisant face à la piraterie qui ralentit ces nombreux échanges commerciaux.
    La grandeur d'un pays se mesurait souvent à la terreur que sa flotte faisait régner sur les mers. C'est ce qui fera dire à Antoine Marin Lemierre (1723-1791) «Le trident de Neptune est le sceptre du monde». Le commerce se développait et créait des monopoles que les pays défendaient jalousement.
    On utilisait la marine de guerre mais on armait également les navires de commerce. L'imagerie populaire nous représente souvent des tableaux où nous voyons des frégates sortir de la brume pour canonner l'adversaire et l'envoyer par le fond. Dans un tel climat d'insécurité, il faut maintenir sur les navires une discipline de fer pour prévenir la mutinerie ou toute défection des équipages.
    La vie était difficile pour ces marins qui devaient composer avec la rudesse d'un métier dont on ne pouvait prévoir les dangers qui surgissaient de toutes parts, conflits intérieurs, intempéries, attaques des ennemis, et naufrages. Il fallait se forger une identité propre, à toute épreuve pour traverser ces difficultés innombrables, pour survivre.
    C'est ainsi que graduellement les hommes de mer en viennent à voir dans le quotidien des signes qu'ils perçoivent comme des présages; tout devient matière à spéculation et c'est ce qui fait qu'encore aujourd'hui, les marins sont considérés comme étant les gens les plus superstitieux qui soient.
    Mais il n'est pas facile de passer sans encombre au travers des difficultés que l'on rencontre en mer. Nombreux sont ceux qui paient de leur vie ces aventures maritimes. La plupart de ceux qui survivent gardent malgré tout l'espoir de connaître à nouveau ces aventures qu'ils ne peuvent trouver que sur la mer. Il faut aimer la mer, la découvrir et la comprendre pour continuer de vivre avec elle dans de telles conditions.
    Au fil des pages des Colères de l'Océan, nous découvrons tous les aléas d'un métier passionnant qui n'est pas de tout repos. Le jeune James Galloway, orphelin, qui traînait dans les rues de Bristol en Angleterre, connaissait le dénuement, la pauvreté et la profondeur de la misère humaine. La lutte pour la survie était, pour lui comme pour tant d'autres, quotidienne. Il voulait sortir de cette misère, découvrir de nouveaux horizons et se sentait, pour cela, appelé à l'aventure maritime.
    Ses mensonges, ses vols pour se trouver une place comme mousse ne seront que des moyens passagers pour entrer dans ce monde inconnu. Les privations ne l'abattront pas, mais l'obligeront à se forger un caractère, une droiture qui, avec l'apprentissage et l'expérience, feront de lui un marin de premier ordre. Il connaîtra mieux la misère humaine mais ne se laissera pas écraser par elle. Il deviendra l'homme que la mer apprivoise pour continuer une vie d'aventure avec elle.
    Gervais Pomerleau fait preuve, dans ce récit, de beaucoup de souplesse et d'une profonde connaissance des hommes qui vivent dans cet univers marin. Il connaît la mer et non seulement d'une manière livresque mais pour avoir côtoyé et aimé les hommes qui pactisent avec elle chaque jour. Son récit ne se termine pas avec ce livre. Ce dernier est au contraire un tremplin pour nous amener à découvrir des gens qui ont fait de la mer leur quotidien.
    En effet, avec Les Colères de l'Océan s'ouvre l'épopée des Chevaucheurs de Vagues qui nous fera mieux connaître et apprécier des gens qui, sur un frêle esquif en forme d'archipel, vivent de et par la mer à coeur de vie, les habitants des Iles-de-la-Madeleine. Il y a, deux cents ans que les Madeleiniens ont décidé d'habiter leur archipel à demeure. Avec cette épopée qui commence, l'auteur apporte son témoignage sur la vie de ces gens.
    «Dans notre métier, disait un vieux marin, il faut s'attendre sans cesse à perdre la vie, mais il n'est jamais permis de perdre la tête.»
    La mer, on ne peut pas la dompter. On ne peut davantage prévoir les soubresauts de la vague, la tempête qui se développe avec intensité pour devenir ouragan, le grain, ou les avaries de toutes sortes qui guettent la moindre baisse de vigilance chez les aventuriers de la mer. Au travers de tout cela, le marin doit garder son sang-froid, garder sa tête et employer tous ses muscles... et remettre la balance dans les mains de Dieu ou dans celles d'Éole.

Le 26 octobre 1992
Frédéric Landry, Capitaine de marine
Directeur du Musée de la Mer
Havre-Aubert, Iles-de-la-Madeleine.

Pour Laurette et Fernand,
aussi généreux que la mer,
qui m'ont accepté dans
leur sillage, ma famille
d'adoption aux Îles.

G. P.



"Cette histoire est du temps jadis.
Une vague me l'a narrée..."


-Jean Richepin

CHAPITRE -I-


« Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame...»

-Charles Baudelaire


BRISTOL, août 1741
    Il restait moins de dix heures avant de lever l'ancre de l'Essex lorsque le commandant, «le vieux» comme l'équipage l'appellerait rapidement, poussa la porte du Spindrift, le pub où il savait trouver son maître d'équipage, Henry Gilbert.
    Le commandant Prowe ne se préoccupait pas de son homme de confiance. L'heure avançant l'inquiétait. L'embauche du personnel qui monterait à bord de la frégate n'était pas complétée.
    Le second John Bowsprit n'avait pas encore montré le bout du nez. Il avait beau jouir de la confiance du chancelier de l'Échiquier, il n'avait pas celle de Prowe. Un officier élevé dans les fastes de la cour de France n'avait pas, dans l'esprit du commandant de l'Essex, sa place sur un vaisseau affrété par Sa Majesté le roi George II. Il l'avait encore moins si le commandant de cette frégate s'appelait William Prowe.
    Il se méfiait de Bowsprit même s'il ne l'avait jamais rencontré ni n'en avait entendu parler avant que le roi confirme sa nouvelle commission. Il avait la conviction qu'un piège se cachait sous ce manège. Tout le monde savait que Robert Walpole avait été la conscience du roi George et maintenant, il dirigeait l'empire britannique à la place de George II.
    On était en guerre de Succession avec l'Autriche depuis quelques mois et la France y était impliquée jusqu'aux oreilles. Qu'est-ce qui avait bien pu triturer le pois à soupe tenant lieu de cerveau à Walpole pour dénicher un second endoctriné par les Français, pour une telle mission? William Prowe avait voulu refuser ce second, mais le roi avait été formel: c'était une condition sine qua non à cette commission. Prowe l'aurait juré, il y avait anguille sous roche et cette anguille s'appelait Walpole.
    Depuis exactement vingt ans, depuis 1721, Walpole avait mené une politique pacifiste. Dans l'esprit de Prowe, Walpole n'avait rien du tacticien et encore moins du combattant ou du conquérant. Au plus, c'était un commerçant. Prowe le détestait et ne se souciait pas de savoir que c'était grâce à lui s'il avait obtenu cette commission.
     Il avait perdu son vaisseau précédent, le brick Norfolk aux mains de pirates hollandais qui, sans ménagement, l'avaient coulé sous ses yeux horrifiés. Le sabordage n'avait nécessité qu'une salve de quelques canons, les Hollandais ayant eu l'aide sournoise des tarets, ces maudits vers taraudeurs. C'était quand même eux qui l'avaient privé du Norfolk, on ne l'en ferait pas démordre.
    Heureusement pour lui, la proue, profondément minée par les vers taraudeurs s'était détachée de la coque avant que le Norfolk ne sombre. Ainsi, il avait pu récupérer sa figure de proue.
     S'il avait eu cette nouvelle commission, c'est qu'il avait su prouver au roi qu'il était bon commandant de bord. Ça, personne ne pouvait le nier, pas même le Premier ministre Robert Walpole. Cette mission outre-Atlantique prouvait sans conteste qu'il avait la confiance de son souverain.
    William Prowe avait peine à avancer dans ce pub où se mélangeaient les odeurs de varech et de tabac, de bière et de transpiration, où il risquait à tout moment de s'assommer aux solives, tant le plafond était bas. Décidément il ne comprendrait jamais les goûts du maître d'équipage pour ce tripot. Habitué depuis longtemps à la saveur généreuse et corsée du rhum et aux vins de Madère auxquels son père l'avait tôt initié, Prowe comprenait mal qu'on prenne plaisir à boire de la bière.
    Le patron du pub avait beau avoir nommé son tripot Spindrift, Prowe préférait de loin voguer dans les embruns marins qu'il chevauchait depuis son enfance, plutôt que de se mouvoir dans les brumes empuanties de ce pub. Il était à se demander s'il ne renoncerait pas pour rentrer prestement au port où il retrouverait sa frégate ensorceleuse lorsqu'enfin il aperçut le maître d'équipage, le premier sous-officier, au fond de la salle, attablé avec trois hommes éméchés.
    Dès que Gilbert eût aperçu son patron, il lui fit signe. Il leva deux doigts en l'air puis, du pouce, désignant la tablée, il fit un clin d'oeil. Il ne l'invita nullement à prendre place, de peur de rompre le charme créé par les chopes de bière déjà ingurgitées. De toute façon, William Prowe connaissait le langage gestuel de son maître d'équipage. Deux hommes avaient été embauchés, déjà à bord de la frégate en train de cuver leur bière et, avec cette tablée, le compte serait complet.
    Soulagé, Prowe bifurquant reprit le chemin qui le ramènerait dehors, là où il serait à nouveau envoûté par l'odeur suave de la marée que la côte proche charroyait, subtil mélange de varech, de sel et de goémon, parfumé d'embruns. Ne manquait plus que le mousse, mais il n'aurait pas de difficulté à le trouver. Dès qu'un vaisseau levait l'ancre, les jeunes garçons arrivaient comme un voilier de fous de bassan repérant un banc de harengs. Des orphelins, des sans-abris cherchant l'aventure. Au pis aller, s'il ne trouvait pas, le commandant était prêt à s'en passer.
    Les affiches placardées aux endroits stratégiques de Bristol avaient fait leur travail, même si on avait dû forcer le recrutement et que certains officiers jugeaient ces méthodes par trop déloyales, l'important c'est que Prowe avait son monde.
    Tout le monde connaissait William Prowe. Même ceux qui n'avaient jamais embarqué. C'est ainsi qu'un gamin sans âge défini, pieds nus, les vêtements en lambeaux, couvert de crasse, vint se jeter délibérément sur lui. Ainsi, le commandant Prowe ne pourrait pas feindre de ne pas l'avoir vu. Plus tard, le garçon raconterait l'histoire à sa façon.
    — Je n'allais pas attendre que d'autres viennent me rafler sous le nez cette occasion de voyage, sans craindre pour les prochains mois, avec un endroit où dormir, de la nourriture à satiété et connaître l'aventure. Quand je l'ai vu sortir du Spindrift, je n'ai pas hésité un instant et je suis allé me jeter droit sur lui. Je savais qu'il m'engueulerait.
    N'appelait-on pas ouvertement Old Roaring le commandant Prowe? Ça ne préoccupait nullement l'aspirant-mousse. Il était prêt à tout pour être du voyage. Mais il n'aurait jamais pensé recevoir le coup de poing que le commandant lui balança.
    — Sale petit morveux, regarde donc où tu mets les pieds.
    Pour toute réplique, après avoir essuyé le sang qui coulait de son nez, l'enfant rétorqua:
     — Je veux être mousse sur l'Essex, être du voyage.
    Avant de reprendre sa route, le commandant Prowe éclata de son rire amer. Croyant qu'il s'agissait là d'une fin de non-recevoir, le gamin enchaîna.
    — J'ai le pied marin; j'ai fait la pêche sur les bancs de Terre-Neuve il y a deux ans.
    C'était faux, mais c'est tout ce qu'il avait trouvé. Quant à avoir le pied marin, n'étant jamais monté sur un bateau, il ignorait s'il l'avait. Ce qui ne l'empêcherait pas de dire au quartier-maître, après qu'ils se soient liés d'amitié:
     — Si j'avais dit la vérité, je n'aurais pas eu la place.
    S'il avait su à ce moment ce que l'avenir lui réservait, James Galloway n'aurait peut-être pas imploré le commandant de le prendre à son bord.
*

    Lorsque John Bowsprit arriva au port et qu'il découvrit l'Essex ancrée dans la rade, il y reconnut rapidement l'oeuvre des charpentiers navals français. La France avait de mauvais marins, personne ne le contestait, mais pour ce qui était de ses charpentiers navals, elle n'avait rien à envier à personne. Surtout pas aux Anglais.
    L'ancien commandant de l'Essex l'avait probablement prise aux mains des Français et en avait changé le nom, conclut le second. Pour en avoir entendu parler à la cour de France, Bowsprit savait que c'était coutume chez les corsaires, surtout en temps de guerre, de récupérer les vaisseaux des pays belligérants. L'Angleterre le faisait, la Hollande, la France, l'Espagne et les autres.
    Heureusement, il y avait de moins en moins de pirates, ce qui facilitait la navigation. Il y avait toujours des corsaires. Mais les mers sillonnées par les différents pays d'Europe avaient été, en partie, nettoyées des pirates.
    Bowsprit remarqua d'emblée que l'on avait récemment procédé à un abattage en carène. Ainsi la frégate serait plus agile sur les flots, plus souple privée de ses adhérences. Les calfats avaient révisé sa coque. Pas de voies d'eau par conséquent, ou du moins pas qui soient majeures. Au plus, quelques suintements en attendant que les bordés neufs aient fini de renfler.
    Décidément, si les chantiers navals anglais ne savaient pas construire une frégate avec l'allure et la souplesse de celles des français, on y savait au moins la remettre en état. Tant de travail effectué, remarqua le second, ne pouvait que signifier qu'il s'agissait d'une mission de première importance.
    Il avait ordre de se présenter au Commandant William Prowe à bord de l'Essex pour une mission outre Atlantique, c'est tout ce que Robert Walpole lui avait dit. Il n'était pas comme son nouveau commandant, autrement il aurait fait son enquête. Prowe ne disait-il pas qu'il était préférable de savoir à qui on avait affaire avant de lui faire face? Bowsprit n'avait pris aucun renseignement sur monsieur Prowe et son vaisseau.
    Il savait, comme tout le monde, que l'ancien commandant du vaisseau, un certain Fainstath, avait été pris dans un duel où il avait perdu la frégate et la vie. Il s'agissait, assurait-on, du résultat d'une accusation de tricherie au jeu et le commandant Fainstath n'avait pas été à la hauteur.
    John Bowsprit savait que jamais un chantier naval français n'aurait donné le nom d'un comté anglais à une frégate issue de France. Alors, comment avait-on pu changer le nom de ce vaisseau?
    D'autant plus étonnant que le malheur avait souvent frappé les vaisseaux dont le nom avait été changé. D'ailleurs, les marins évitaient généralement de s'embarquer sur ces vaisseaux. Les gens de Bristol savaient pertinemment que «Essex» n'était pas le véritable nom de cette frégate. Comment le commandant Prowe s'y prenait-il pour constituer son équipage? Le second aurait aimé savoir. Il ne tarderait pas... Même ce qu'il aurait toujours voulu ignorer. Dès que l'ancre serait levée, commencerait un apprentissage qui n'avait rien à voir avec celui des écoles navales.

(...)

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