(Publié à l'automne 1996, c'est la suite de Tison-Ardent et de La Complainte des Huarts. Le Père Charles, un curé hors-normes, aux prises avec ses bêtes noires, vit une transformation de «son» église avec certaines difficultés...)



Le Fleuve de la Mort est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture:Pitchita8sek © Gautier
ISBN: 2-89396-138-X
Dépôt légal: 3e trimestre 1996
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Tous droits de traduction et de reproduction,
par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.




L'Essence d'un Peuple
* * *


Remerciements
Je tiens à exprimer ici ma plus vive reconnaissance à mon beau-père, Wilbrod Girard; sans ses souvenirs généreusement partagés, ce roman n'aurait sans doute jamais vu le jour...

A ma belle-mère Noëlla,
confidente et souvent complice...
G.P.


"...Aux premiers jours du monde, dit la chronique indienne, alors que le Créateur contemplait l'œuvre qu'il venait de créer, les Esprits du mal osèrent braver sa puissance. Mais le Tout-Puissant lança contre eux le tonnerre, un abîme s'ouvrit sous leurs pieds; ils furent précipités et enchaînés dans le gouffre et, sur eux, commencèrent à couler les eaux sombres du Fleuve de la Mort [la rivière Saguenay]..."

Eugène Achard
(Le Royaume du Saguenay)


I


    - Bon Dieu de Viarge!
    C'est ce qu'on aurait entendu si, à une heure aussi matinale, on avait eu la mauvaise idée de passer devant la chambre du Père Charles. Mais ce matin-là, à cinq heures, le corridor du deuxième étage où donnait la chambre du curé était désert. Aussi désert que, en plein hiver, le Lac Saint-Jean sur les bords duquel le pasteur avait vu le jour voilà plus ou moins un demi-siècle. Le Lac Piékouagami, comme aurait dit son arrière-grand-mère amérindienne.
    Mais, de son aïeule, le curé n'avait que faire. Morte quelques années après la naissance du prêtre, ce dernier en gardait un souvenir plus ou moins diffus.
    Pour l'heure, il n'avait que faire de tous ces souvenirs trop longtemps refoulés. A peine sorti d'un sommeil qui n'avait pas réussi à effacer complètement la fatigue des derniers jours, le pasteur s'acharnait à essayer de museler l'énorme Westclock qui, quelques instants plus tôt, avait trôné sur la table de chevet au côté du bréviaire et du chapelet.
    Malgré les coups de poing répétés sur son armature, le réveille-matin refusait obstinément de se taire. Peut-être avait-il fini par se révolter à force de servir à traumatiser les enfants lorsque, au cours des retraites, le père Charles le brandissait à bout de bras devant ces jeunes et, leur faisant entendre le tic-tac, il le scandait de propos apocalyptiques au sujet de l'enfer. "Toujours-jamais, toujours rester, jamais sortir, toujours-jamais", leur lançait-il d'une voix volontairement caverneuse. Les enfants de la paroisse en étaient venus à détester plus que tout la vue d'un cadran et la chose était d'autant plus vraie pour ceux de marque Westclock.
    De là à croire que le cadran avait finalement décidé de venger la mauvaise réputation qu'on lui avait faite...
    -Vas-tu finir par te taire, sale bâtard d'enfant de chienne! tonitrua encore le curé dont le visage s'empourprait de seconde en seconde.
    En désespoir de cause, il ouvrit la fenêtre à guillotine et lança avec force l'engin infernal au bas du deuxième étage, geste qui finit par avoir raison de la sonnerie maudite. Et même s'il continuait à beugler, le prêtre savait l'infernale boîte à marquer le temps trop loin pour l'entendre lorsque la fenêtre serait refermée. Il jeta un dernier coup d'œil hargneux vers l'engin avant de se retourner. Il ne réalisa pas que le soleil commençait à rosir le ciel pour annoncer la première journée chaude depuis au moins une bonne quinzaine de jours. Il n'entendit pas davantage les merles qui, profitant de la rosée, cherchaient quelques vers dans le gazon.
    Il ne remarqua pas davantage qu'il fut à un doigt de fracturer le crâne du sacristain. Seul un geste nerveux de ce dernier lui avait évité un contact pour le moins brutal. Comme tous les matins, été comme hiver, Olivier Normandin devait ouvrir les portes de l'église à cinq heures quinze avec la précision d'un métronome. Ainsi, les cultivateurs des rangs avoisinants avaient tout le temps nécessaire pour entrer et faire un chemin de croix avant la messe de six heures.
    Le père Charles passa devant l'image du curé d'Ars, le patron de tous les prêtres et se rendit à la salle de bain attenante à sa chambre pour y prendre une douche réparatrice où seule coulerait l'eau glacée. Il gardait l'eau tiède voire chaude pour la douche du soir. Au moment où l'eau lui gicla sur la main droite, il réalisa qu'il s'était ouvert la jointure en martelant son réveille-matin.
    Au rez-de-chaussée, mère Marie-des-Saint-Anges qui veillait à l'entretien du presbytère et de ses occupants n'entendit rien de la scène du réveil du curé. A tout le moins, elle fit comme si elle n'avait rien entendu. Elle le connaissait bien son grognon de patron, depuis le temps qu'elle était à son service. Au fait, elle-même n'aurait pas su dire depuis quand. Cinq, dix, quinze ans? Elle ne savait plus.
    Le père Charles aurait pu le dire avec précision. C'était le jour où, dix ans plus tôt, il avait été élevé à la cure. Ou, pour utiliser l'une des expressions dont il avait le secret, le jour où il s'était mis en ménage. Il utilisait cette expression comme quelques autres, lorsqu'il se retrouvait avec certains de ses amis, notamment le notaire, lorsque, certains soirs, le cognac se montrait particulièrement doux dans la gorge. Il n'avait plus, avec le médecin du village, que des rapports très froids depuis que ce dernier l'avait sermonné au sujet de son penchant pour la dive bouteille, prétextant diverses maladies à venir.
    Le curé avait coupé court à toute velléité. Tentant de dérouter son interlocuteur, il avait répliqué en puisant dans ses souvenirs de latin. Mais c'était oublier que le médecin avait, lui aussi, terminé son cours classique. En fin de compte, il s'était rabattu sur l'une de ses lectures récentes.
    -J'aime mieux un vice commode qu'une fatigante vertu, avait-il lancé à l'endroit du docteur Lacroix.
    -Dixit Molière, Amphitryon; ce sont les propos de Mercure dans la quatrième scène du premier acte, si je ne m'abuse. Moi aussi j'aime bien Molière même s'il n'est pas tendre à l'endroit de ma profession, avait rétorqué le médecin.
    Déçu de trouver quelqu'un en mesure de le remettre à sa place, le curé avait peu à peu pris ses distances face au disciple d'Esculape.

*

    Sans prendre le temps de dire bonjour à la religieuse, le curé se rendit à la sacristie, la cambuse comme il l'appelait parfois lorsqu'il discutait avec son jeune vicaire. Il se prépara pour la messe qu'il dit sans entrain devant une trentaine de personnes. Il rageait parce qu'il aurait aimé poser les yeux sur le visage de son servant de messe favori, mais celui-ci était absent. Le curé fut contraint de dire la messe avec un seul servant.
    Lorsque, retournant à la sacristie après l'office, il s'avisa de regarder le calendrier à l'image de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, le père Charles réalisa qu'il aurait une dure journée. Outre le fait que c'était la fête de Saint Thomas, c'était aussi un vendredi. Le septième premier vendredi du mois depuis le début de l'année. Il devrait donc passer la majeure partie de la journée à la caisse comme il disait encore; au confessionnal.
    -Marc, dit-il au servant de messe, je veux que tu dises à Serge Tremblay de venir me voir sans faute ce matin. Lorsque je compte sur deux servants de messe, je veux qu'ils y soient tous les deux.
    -Je pense qu'il est malade, monsieur le curé.
    -N'essaie pas de le couvrir. C'est pécher contre le huitième commandement de Dieu et j'espère bien que tu n'oublieras pas de le confesser quand tu viendras avec ta classe cet après-midi. Quant à ton ami, je sais très bien que c'est de la paresse, un péché capital au cas où tu l'aurais oublié. Et ne discute pas, je veux sans faute le voir ce matin.
    -Mais, monsieur le curé, je peux pas venir avec ma classe, l'école est fermée, on est en juillet.
    -C'est vrai, j'oubliais. Mais ce n'est pas une raison pour manquer à tes neuf premiers vendredis du mois. J'espère que tu viendras te confesser quand même.
    -Bien, monsieur le curé.
    -Maintenant, rentre chez toi; va déjeuner. Et n'oublie pas d'avertir Serge que je veux le voir sans faute ce matin. Va.
    Finalement la main du prêtre se posa sur la tête du gamin et glissa sur la joue ronde où elle s'arrêta quelques instants, avant de descendre jusqu'à l'épaule et de donner l'amorce d'une volte-face qui signifiait le congé de l'enfant.
    Le prêtre demeura quelques minutes seul dans la sacristie pour chasser les pensées qui le tenaillaient. Lorsque les dernières effluves furent évaporées, lentement, il se décida à retirer les habits sacerdotaux et les laissa bien étendus sur la table où le sacristain les prendrait ultérieurement pour les ranger comme il les avait lui-même sortis plus tôt. Le pasteur retourna au presbytère où l'attendait son déjeuner.
    -Faudra, Marie, que vous disiez à Olivier d'aller m'acheter un autre réveille-matin.
    -Deux choses, monsieur le curé; la première, malgré tout le respect que je vous dois, un petit bonjour au passage ne devrait pas entraver votre digestion. La deuxième: combien de fois faudra-t-il que je vous répète que mon nom n'est pas Marie?
    -D'accord pour la première, bonjour! Vous êtes contente? Quant à votre nom, en prononçant les vœux, vous avez fait une croix sur votre passé, de sorte que le nom qui vous avait été donné à votre baptême n'a plus aucune valeur.
    -Je ne parlais pas de mon nom de baptême, mais de mon nom en religion qui est, si vous l'avez oublié, mère Marie-des-Saints-Anges. Enfin, si ça peut vraiment vous faire plaisir, faisons comme si je n'avais rien dit. Quant à monsieur Normandin, je lui ferai la commission dès que je le verrai.
    La religieuse questionna le prêtre au sujet de la nécessité d'acheter un autre réveille-matin, comme pour le convaincre qu'elle n'avait rien entendu deux heures plus tôt. Les questions furent vaguement repoussées par l'ecclésiastique qui, pour détourner la conversation, demanda des nouvelles du nouveau vicaire.
    -Son père sera enterré demain après-midi je crois. Je suppose donc qu'il sera de retour au plus tard demain soir; il pourra donc dire ses deux messes dimanche matin.
    -Tant mieux, rétorqua non sans impatience le curé. C'est déjà suffisant d'être obligé de faire seul les confessions du premier vendredi du mois... Enfin, je suppose qu'il n'y est pour rien si son père est mort.
    Puis, repoussant son assiette, le prêtre but une dernière gorgée de café avant de se retirer dans son bureau pour travailler à la rédaction de son prône pour le dimanche à venir. A toutes les fois qu'il se voyait ainsi dans l'obligation de rédiger un sermon, le père Charles enviait son vicaire qui, sans aucune préparation, partant d'une ligne directrice prédéterminée, pouvait discourir le temps voulu, allant même jusqu'à intégrer à son réquisitoire les florilèges et figures de style qui le rendraient plus audibles pour les paroissiens.

(...)

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