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© Gervais Pomerleau,
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out le monde le sait, l’empire fondé par K. C. Irving œuvre dans différentes sphères d’activités économiques, notamment dans le domaine pétrolier. Si le nom Irving n’est pas toujours visible pour le commun des mortels, il n’en demeure pas moins pour autant qu’elle est propriétaire ou partenaire majeur de nombreuses compagnies.
    Si une pieuvre a la force de ses tentacules, un empire a celle de ses  ramifications. Quand on songe à celles de la famille Irving, on a de quoi avoir des sueurs froides dans le dos. On comprend ainsi plus facilement pourquoi tant de personnes, tant de petites et plus grosses compagnies tremblent devant le seul nom bleu ouvrant un losange rouge qui représente la puissance. Cependant, il faut savoir que le nom et la couleur ne sont pas seuls en cause. Ainsi, il existe au Nouveau-Brunswick des scieries Irving dont le logo est vert forêt. La couleur n’a rien à voir avec une allégeance écologiste comme on le sait maintenant.
    Il semble difficile de se retrouver dans les ramifications d’un empire. Les choses deviennent si rapidement fastidieuses et complexes qu’on abandonnera rapidement. A plus forte raison que, quand on songe à quel point il peut sembler y avoir disparité entre une compagnie et l’autre, on n’arrive pas toujours à voir le lien.
    A titre de liste exhaustive des diverses ramifications de l’empire fondé par K.C. Irving, on peut citer, outre les stations service et les huiles à chauffage Irving; les produits de papier de marque Majesta; les matériaux de construction Kent; les maisons et les quincailleries Kent; les quincailleries Thornes; les chaînes franchisée de quincailleries Trustworthy; les magasins à rayons Maritime Tire; les agences de voyage Host; les magasins à rayons Chandler; les communications Commercial; les magasins d’équipement Commercial; Transport Sunbury; la mousse de tourbe Majesta ou Majestic; les produits de marque Lion: huile à lubrifier;  antigel; etc.; les ciments et produits Stresscan; les produits OSCO (Ocean Steel Ltd); les produits industrielsSchooner les compagnies d’équipement Gulf Operators Ltd; les produits de Marque Construction; les remorquages Atlantic Towing Ltd; la compagnie de transport Kent Shipping Lines Ltd; les développements Harbour ltd; STENPRO(produits d’acier et motorisés); CFM(Custom Fabricators & Machinists); Ocean Steel Ltd.; les chantiers navals Saint-John Shipbuilding; les fertilisants Malpèque; les autobus SMT; les propanes Speedy; les produits de la ferme Cavendish; la compagnie de transports et les messageries Midland(1).

    On comprend mieux, alors, comment il se fait que tant de gens se retrouvent dépendants d’une façon ou de l’autre, de cette compagnie. Ainsi, aux Iles-de-la-Madeleine, il n’y a que deux compagnies qui vendent de l’essence et de l’huile à chauffage: Irving et Esso. Irving a perdu la barge Irving Whale le 7 septembre 1970, Esso — par le biais de sa maison-mère Exxon — a perdu le pétrolier Exxon Valdez dans des circonstances beaucoup mieux connues en 1989. Exxon a été forcée par le public et le gouvernement américain de prendre ses responsabilités et de réparer les torts causés à l’environnement, de même qu’à l’industrie de la pêche et du tourisme. Elle n’en a cependant pas moins perdu énormément de crédibilité dans l’esprit desdits américains, il n’en est malheureusement pas de même pour Irving dans le cas de la barge Irving Whale. Il n’entre pas dans les prérogatives de l’auteur de cet article de blâmer qui que ce soit dans ce dossier. À tout le moins, pas pour ce qui a trait au secteur privé ou aux divers paliers gouvernementaux non plus qu’à la fonction publique.

    Nonobstant ce qui précède, histoire de tirer des leçons pour l’avenir — puisque l’avenir est tributaire du passé et s’en nourrit — il ne nous semble pas inopportun de rappeler les faits tels qu’ils apparaissent désormais ou tels qu’ils ont été décrits par divers intervenants dans le dossier. Quant à la compagnie propriétaire de la barge en cause, je laisse au lecteur le soin de tirer lui-même ses conclusions.

    Notons cependant au passage que le parallèle entre le Exxon Valdez et la Irving Whale, quoique divergents sur de nombreux points n’est pas sans raison. Il devient d’autant plus facile de nous demander, à la suite de l’ingénieur Dan Lawn, responsable environnemental du district de Valdez au moment de la catastrophe de l’Exxon Valdez «Dans quel monde est-ce qu’on vit si la bourse et les bilans financiers sont plus importants que la terre et les océans?».

UN PEU D’HISTOIRE     Le 7 septembre 1970 au matin, les vents du large qui connaissent des pointes de 30 milles à l’heure, produisent des lames courtes d’une dizaine de pieds de hauteur. Le capitaine John Anstey, commandant du remorqueur Irving Maple qui tire la barge Irving Whale depuis le Détroit de Canso remarque que quelque chose d’anormal se produit.

    Alors qu’il a déjà remorqué la même barge dans des conditions beaucoup plus critiques, il sent une vibration inquiétante(2). Se retournant vers l’arrière, il constate que la barge est enfoncée dans l’eau et, tenant compte de la profondeur environnante — environ 220 pieds — et de la longueur de ladite barge — 270 pieds — il n’a aucune difficulté à comprendre que le Irving Whale racle le fond du Golfe St-Laurent. Pourtant le commandant Anstey a observé la même procédure qu’habituellement en pareilles circonstances: réduire la vitesse. Plus rien ne peut être fait pour éviter le naufrage. Évidemment: la barge est submergée sur plus de 80% de sa longueur.

    La position exacte du naufrage est très nette: 47-22'09" Nord, 63-19'00" Ouest. En clair cela signifie qu’il s’est produit à 35 milles au nord de North Point à l’Ile du Prince-Edouard et à 60 milles à l’ouest des Îles-de-la-Madeleine. Que faire des 4,270 tonnes métriques de mazout de soute de type « C » que contient la barge? Tout simplement les réclamer à la compagnie d’assurance, ce qui sera fait rapidement.

    Ni les assurances ni la compagnie Irving ne seront vraiment intéressées à procéder au renflouage de la barge à ce moment-là, parce que le Irving Whale a fait naufrage en eaux internationales. Dans ces conditions, le patriarche K. C. Irving ne croit pas que la barge constitue un problème environnemental(3).

    Pour les plus jeunes, rappelons que les eaux du Golfe ne furent inclues dans les eaux canadiennes que six ans plus tard, en 1976. Il est donc indéniable qu’à cette époque, la barge soit en eaux internationales puisque les eaux canadiennes s’arrêtaient à quelques 12 milles des côtes lorsque la barge a trouvé son nouveau «port d’attache».

    Les investigateurs allègueront a posteriori que l’eau s’accumulait sur le pont de la barge depuis au moins cinq heures après que cette dernière ait quitté le Détroit de Canso.  L’eau était coincée par les pavois et, toujours selon les spéculations des investigateurs, les portes étanches menant aux moteurs et à la chambre des pompes étaient demeurées ouvertes contrairement à la pratique mise de l’avant quelques temps plus tôt, après le naufrage dans la Baie de Chedabucto en Nouvelle-Écosse, en 1969, du pétrolier Arrow qui battait pavillon libérian(4).

    Cependant, Irving répandra la nouvelle que la barge était vide pour éviter d’ameuter la population. Nonobstant les propos qui circulent en sourdine, des tonnes de mazout arrivent sur les côtes de l’archipel québécois qui est situé au cœur du golfe. Dans une lettre ouverte, l’écrivain Farley Mowatt qui possède une résidence d’été aux Iles-de-la-Madeleine — plus précisément à Grande Entrée — se plaint d’avoir été forcé de faire appel aux journalistes du continent, tant des journaux que de la radio et de la télé pour que le ministère fédéral des Transports procède aux travaux que Irving a refusé de faire(5). En l’occurrence, il s’agit de procéder au nettoyage des côtes des Iles-de-la-Madeleine, polluées par cet inexistant mazout de la pétrolière Irving.

    Cette grande corvée de nettoyage fera qu’on enfouira dans les dunes des Iles-de-la-Madeleine plus ou moins 200,000 sacs de déchets mazoutés. Ces déchets représentent une partie de ce qui allait s’échouer sur les Iles. On estime entre 400 et 600 tonnes métriques de ce mazout qui s’écouleront de la barge lors du naufrage(6), soit entre 10 et 15% de la charge initiale de 4,270 tonnes métriques.

    Celui qui aura la charge du dossier pour les Iles-de-la-Madeleine, en 1970, pour le compte du Ministère des Transports du Canada, Ernest Bouffard, actuellement directeur de la Garde côtière canadienne aux Iles-de-la-Madeleine, se souvient bien de ce dossier qui le poursuivra tout au long de sa carrière au sein de la fonction publique fédérale.

    Pendant quelques mois, sécurisés puisqu’ils ne voient plus arriver de mazout sur les côtes, les Madelinots oublieront le dossier. La mémoire étant ce qu’elle est, les Madelinots ont d’autant plus de facilité à oublier le mal qu’ils n’en voient pas de trace apparente. Dans le même esprit, on se souciera beaucoup moins d’une carie de molaire qu’une d’incisive parce que moins apparente. Par ailleurs, il faut conserver à l’esprit que la conscience environnementaliste collective des années 70 est beaucoup plus permissive que ne l’est celle de 1996. Ils l’oublieront d’autant plus facilement que, de son côté, Irving mettra tout en œuvre pour cacher la plus petite parcelle d’information.

  « Statistiquement, la Côte Est du Canada peut s’attendre à un déversement majeur de pétrole à tous les 10 à 12 ans », affirmait Randy Simmons d’Environnement Canada en 1993(7). Qu’on se souvienne du Arrow en 1969, du Irving Whale en 1970, du Kurdistan en 1979, du Rio Orinico en 1991 et l’on constatera que les propos du fonctionnaire sont loin d’être alarmistes. Encore qu’on ne fait pas mention du Braer parti de la Mer du Nord en direction des installations d’Ultramar à St-Romuald en banlieue de Québec et qui devait s’échouer sur les côtes des Iles Shetland en cours de route. On comprendra d’autant plus facilement que sur le plan des catastrophes maritimes, la Côte est du Canada a déjà largement reçu au cours des 30 dernières années.

    Puis, tenant compte de l’intransigeance du patriarche K.C. Irving qui s’entête à ne voir aucun danger de catastrophe, le premier ministre de l’Ile-du-Prince-Edouard Alexander B. Campbell communiquait avec le ministre fédéral des Transports Don Jaemison. Connaissant les origines terreneuviennes du ministre Jaemison, il espérait que ce dernier se montre ouvert à l’idée que le gouvernement fédéral défraie les coûts inhérents à la remise à flot de la barge et au nettoyage. Appuyé sur le plan fédéral par le conservateur David MacDonald qui conservait la mainmise sur le thermostat de la Chambre des communes à haute température avec des questions occasionnelles et maintenait la bureaucratie active avec force memoranda et requêtes.

    Puisque les Irving refusaient de faire quoi que ce soit dans le dossier, à plus forte raison que la barge était en eaux internationales, Jaemison allait déclarer à Campbell que le ministère des Transports procéderait et assumerait la note au complet. Les appels d’offres furent donc lancés(8).

    Est-ce à dire que les choses se régleraient finalement pour le plus grand bien de tous et que, selon la coutume, la compagnie qui allait offrir la plus basse soumission aurait le contrat? Lorsqu’une multinationale décide de jouer à chat-souris avec le gouvernement, chacun sait lorsque tout commence. Bien malin serait celui qui pourrait dire quand ça finira.

DES COÛTS VOLATILES

    Au terme d’une longue enquête, Paul Palango(9) réussira à dénouer le nœud de vipère qui s’est tissé au fil du temps pour faire monter les coûts. Le patriache de l’empire, K.-C. Irving n’atteindra pas la fortune qu’on lui connaît en jouant de loyauté. Alors qu’un intéressé dans le dossier, Donald Kerr juge être en mesure de procéder à la récupération de la barge de façon sécuritaire, en s’alliant les plus grands spécialistes au monde dans ce genre de travail, Irving juge pour sa part que la récupération des assurances de sa barge n’est pas encore suffisante pour son appétit pécuniaire qui n’a d’égal que sa soif de pouvoir.

    Au moment où le gouvernement canadien décidera d’aller en appel d’offres pour procéder au renflouement de sa barge, Irving se mettra rapidement sur les rangs des éventuels compétiteurs. C’est d’autant plus intéressant pour Irving que le ministre des Transports a bien voulu dire, dans un élan de largesse, que toute la facture serait déboursée par les contribuables canadiens. Notons, ici au passage, que le Fonds des pétrolières n’existait toujours pas.

    C’est bien connu, K. C. Irving n’a jamais perçu le mot «pollution» comme faisant partie du vocabulaire. À tout le moins, certes pas du sien. Selon Diane Francis, « en matière de lutte contre la pollution, les Irving font preuve d'une très grande insouciance. En 1951, par exemple, Irving décida d'agrandir une vieille usine de papier. Il se servit, pour entrer dans les bonnes grâces du gouvernement, de son projet d'agrandissement au coût de 20$ millions et soutira ainsi aux politiciens un allégement fiscal lui permettant de geler ses impôts pour une durée de 30 ans; depuis, il a réussi à faire exempter ses terrains de toute expropriation et à se faire accorder un droit de déverser des déchets dans la rivière Saint-Jean, ainsi qu'une immunité contre toute "poursuite abusive devant les tribunaux", notamment en matière de pollution. En 1976, Irving fut acquitté de l'accusation d'avoir pollué la rivière Saint-Jean, même si les expertises révélaient que des truites arc-en-ciel mouraient après trois minutes lorsqu'on les plaçait dans les égouts de l'usine de pâte et papier Irving »(10). Dans ces conditions, quel risque y aurait-il à rechercher un accroissement de sa fortune déjà colossale?

    Dans le prochain numéro, nous verrons comment K. C. Irving allait s’y prendre pour arriver à ses fins.

Le Comité de Vigilance des Iles-de-la-Madeleine ayant obtenu un droit de regard et de réplique avant publication par les autorités du Magazine Gaspésie, c'est sous la plume de madame Hélène Chevrier (A) de Havre-aux-Maisons qu'il le fera, dans la même édition du 5 octobre 1996.
Par ailleurs, dans le même numéro, le magazine publie une troisième version des faits, retranscription d'un article paru dans l'UQAR-Info, le journal interne de l'Université du Québec à Rimouski. (B)
 
 
 
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DE DISSIDENCE

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(1)    Cette liste a été fournie par madame Irene Novachek de la Environnemental coalition of Prince-Edward Island à Charlottetown.
(2) ABOVE THE LAW, the shocking but true story of crime and political corruption in Canada, Paul Palango, McClelland & Stewart Inc (the Canadian Publisher), Pp. 63 et ss.
(3) ABOVE THE LAW, ibidem.
(4) ABOVE THE LAW, op cit, p. 63.
(5) Le journal Le Madelinot, vol. 5, # 20, 30 octobre 1970, p.3.
(6) ÉVALUATION APPROFONDIE DU PROJET DE RÉCUPÉRATION DE L'IRVING WHALE, TENANT COMPTE DE LA PRÉSENCE DE BPC, Pêches et Océans Canada et Environnement Canada, mars 1996, p. 10
(7) ONLY BLIND LUCK IS CANADA'S SAVIOR,  The Calgary Herald, 7 janvier 1993, p. A2
(8) ABOVE THE LAW, op cit, p. 64.
(9) ABOVE THE LAW, op cit, Pp. 62 et ss.
(10) LE MONOPOLE, Diane Francis, les Éditions de l'Homme, 1987, p. 36.

 

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