(La nouvelle Moitié-Moitié a vu le jour dans le collectif Fragments, paru aux Inéditions de la Revue Écrits, en 1992, dans le cadre de l'Année internationale de l'Alphabétisation.)



    À seize ans, Moitié-Moitié était toujours sur les bancs d'école. Au fait, soyons plus précis: il était en passe de devenir spécialiste de la cinquième année.
    Après avoir doublé sa deuxième année, avoir été admis en troisième et en quatrième année par charité, Moitié-Moitié était demeuré sur les bancs de la cinquième, comme s'il eut été collé à même le siège devenu exigu de cette classe du primaire.
    Non, si son quotient intellectuel avait atteint sa pleine expansion à huit ans, Moitié-Moitié avait continué à évoluer. En tous les cas, il avait évolué physiquement. Est-il besoin en effet de préciser que, toujours en cinquième année, mesurant six pieds un pouce, il fut rapidement consacré tête de turc de la classe puis, de l'ensemble de l'école.
    Maigre comme une toile d'araignée, s'il avait le malheur de boire un jus de tomates, il prenait des allures de thermomètre. Fort heureusement, il n'éprouvait pas de prédilection marquée pour ce jus de légume.
    Maintenant qu'il avait dépassé l'âge de la puberté, la multitude de boutons qu'il avait dans la figure avait cessé d'avoir des boutons, ce qui n'avait pas eu l'heur de satisfaire les nombreuses filles à qui il avait entrepris de proposer des sorties.
    Mais sa faiblesse intellectuelle avait depuis longtemps réussi à traverser les murs de sa classe. Personne n'avait oublié cette occasion où, obligé d'aller enlever ses bottes au sous-sol de l'école, Moitié-Moitié avait passé le reste de l'avant-midi dans le fameux sous-sol. Pendant quelques temps il avait cherché ses souliers puis, faute de les avoir trouvés, sachant qu'il ne serait pas admis avec ses bottes de caoutchouc dans la classe, il avait fini par s'endormir sur une chaise.
    C'est finalement à la toute fin de l'avant-midi que, réalisant soudain qu'il n'était toujours pas revenu en classe, l'institutrice avait jugé préférable d'aller contrôler elle-même où il en était rendu dans ses recherches archéologiques. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir son efflanqué d'étudiant vautré dans les bras de Morphée. Après lui avoir montré ses souliers qu'il avait laissés à côté de la fournaise, elle avait ramené Moitié-Moitié en le remorquant par une oreille tandis qu'il pleurait à chaudes larmes.
    Reconnaissons cependant à la décharge des deux parties, que l'institutrice n'avait pas eu grande difficulté pour lui trouver les oreilles, lui qui avait toujours porté les cheveux coupés au ras de la tête. Par surcroît, parmi les nombreux traits qui le caractérisaient, il avait des oreilles exagérément grandes offrant une prise magnifique pour les mains décharnées de l'institutrice.
    On n'était pas non plus sans se rappeler cette occasion, quelques années plus tôt, où l'inspecteur avait demandé à Moitié-Moitié le prénom de son père, après lui avoir demandé de se lever. Debout, Moitié-Moitié, du haut de sa longueur vertigineuse, avait commencé par balbutier quelques mono-syllables totalement incompréhensibles puis, lentement, mais de façon bien définie, un cerne sombre, de plus en plus grand, s'était dessiné dans le fond de son pantalon.
    Personne n'avait, non plus, été capable de réprimer un fou-rire dément en cette dernière année où il avait usé ses pantalons sur les bancs de la cinquième année et où il était en passe d'en savoir autant que l'institutrice. L'habitude aidant, tel un enregistrement, il était devenu capable de précéder l'institutrice dans ses énoncés, allant même jusqu'à préciser la ponctuation, de même que les intonations qu'elle utiliserait. Il aurait probablement été capable, l'institutrice s'absentant pour cause de maladie, de donner la leçon à sa place.
    Cette journée-là, l'institutrice n'ayant pas été en mesure de lui faire produire son devoir, l'avait envoyé en punition, à genoux dans le placard, prenant bien soin de le prévenir qu'il n'était pas question pour lui de sortir avant qu'elle ne lui en donne l'autorisation.
    Puis, de fil en aiguille, l'enseignante avait fini par oublier son grand dadais de Moitié-Moitié jusqu'à ce que sourde du placard en question, un inhabituel ronronnement. Ouvrant la porte de la penderie, elle le découvrit, ronflant à faire éclater un décibellomètre, vautré dans les manteaux des autres élèves qu'il avait décrochés pour s'en faire un moelleux matelas.
    Oui, dès qu'il était question de Moitié-Moitié, tout était prétexte aux sarcasmes, aux railleries et aux rires à gorge déployée. La chose était d'autant plus facile pour les enfants que, c'est bien connu, ces derniers ont l'art de développer des trésors de méchanceté lorsqu'ils s'y mettent, à plus forte raison lorsqu'ils sont en bande.
    Mais pourquoi au fait, lui donnait-on cette fameuse appellation Moitié-Moitié, celle qu'il exécrait le plus au monde? Tout avait débuté alors qu'il avait huit ans; son père l'avait découvert dans un placard, en train de fumer des cigarettes subtilisées dans le sac à main maternel.
    Après une sévère réprimande, le garçon s'était promené pendant plus d'une semaine avec le bas du dos particulièrement douloureux. Depuis, le malheureux enfant s'était recyclé dans la vente de billets de loterie de toutes sortes allant des billets de type moitié-moitié où le gagnant remportait la moitié de l'ensemble des mises, jusqu'aux billets du prestigieux Sweepstake irlandais en passant par les billets de la loterie olympique ou ceux de gageures au hockey ou au baseball. Il les avait toutes en permanence sur lui et c'est précisément pour cette raison qu'il s'était vu collé de façon irrémédiable ce fameux sobriquet.
    Conscient du ridicule de sa présence dans les autobus scolaires réservés à l'usage des enfants du primaire, il avait lentement pris l'habitude de marcher pour se rendre à l'école où il était devenu incapable d'utiliser les mêmes bancs que ses confrères de classe, ses jambes trop longues relevant le pupitre.
    S'il s'astreignait à marcher plutôt que de prendre les longs autobus scolaires jaunes exécrés par plus ou moins tous les conducteurs, s'il usait ses espadrilles du printemps à l'automne et ses bottes de caoutchouc en hiver avec une rapidité déconcertante, Moitié-Moitié tirait tout de même des avantages non négligeables de cet exercice.
    Sans se fatiguer, il avait progressivement appris à tirer avantage de la longueur phénoménale de ses jambes et atteignait, lorsqu'il se décidait, des vitesses de pointe tout simplement vertigineuses. Nul n'aurait pu songer à le suivre, encore moins essayer de le dépasser. Il était devenu tout simplement imbattable. Même les facteurs pourtant habitués à la marche et souvent reconnus pour leur rapidité refusaient de tenter la moindre compétition de vitesse avec lui.
    Malgré la quantité prodigieuse de cigarettes qu'il rôtissait maintenant, il n'en demeurait pas moins l'une des personnes les mieux oxygénées de la ville. Par surcroît, il était connu à des dizaines de kilomètres à la ronde et ils étaient très fréquents ceux et celles qui l'abordaient dans la rue pour lui acheter des billets.
     Plus le temps passait, plus son réseau de vente prenait de l'expansion, de sorte que ses bénéfices augmentaient de jour en jour à un point tel que les plus sarcastiques s'amusaient maintenant à lui demander quand est-ce qu'il se déciderait à engager des employés. Il avait toutes les raisons d'être fier de son négoce. Si au moins, une fille avait bien voulu lui donner une chance, si minime puisse-t-elle être, de lui prouver qu'il savait aimer, il avait l'intime conviction qu'il aurait su la rendre heureuse.
    Pourtant, à maintes reprises il avait essayé de briser la glace; combien de fois n'avait-il pas tenté une amorce de dialogue? C'était peine perdue. Dès qu'il abordait une représentante du sexe complémentaire, croyant qu'il avait l'intention de lui offrir l'un quelconque de sa panoplie de billets, elle le repoussait généralement de façon fort cavalière. C'est que, dans son esprit immature, il n'avait pas réalisé que les approches amoureuses et les approches commerciales ne sont pas identiques.
    Son seul et unique succès avait toujours résidé dans la vente de ces foutus billets. Oh! Il aurait bien voulu les lancer par-dessus son épaule comme autant de mises échouées pour trouver un coeur tendre à aimer, mais les revenus étaient loin d'être modestes. Malgré son jeune âge, malgré ses ventes à temps partiel, il en était très rapidement arrivé à accumuler un salaire hebdomadaire encore supérieur à celui de son père qui travaillait, lui, à temps plein dans une aluminerie.
    Qui plus est, il avait acquis une réputation d'envergure régionale et ce n'était pas pour ne pas flatter un tant soit peu son ego. D'accord, il n'avait aucune fille accrochée à son bras démesurément allongé, mais il avait la renommée. Il était tellement connu de par la région que les gens en étaient venus à l'associer aux loteries. Les gens ne parlaient plus d'aller à la tabagie, ils allaient à la recherche de Moitié-Moitié.
    Il y avait longtemps que plus personne ne connaissait son véritable nom et on avait également oublié sa lignée un peu comme si, sans origine, il avait été créé de toute pièce, tel un robot. Tout le monde le connaissait sans pour autant le connaître. La seule mention "Moitié-Moitié" suffisait à faire apparaître un visage dans l'esprit de quiconque, mais personne n'en savait très long sur l'individu.
    Il y avait maintenant quelques années qu'il avait quitté la maison paternelle et, à vingt-cinq ans, il gardait toujours le même emploi qui devenait avec le temps, de plus en plus lucratif, vendeur de billets de grands chemins.
    Il avait même ajouté pendant un certain temps la vente de billets de spectacles pour les différentes salles de la région, mais après quelques mois, il avait réalisé que la marge de profit n'était pas suffisante pour continuer, sauf pour les spectacles à grand déploiement où il savait que la vente de billets serait très rapidement terminée. Grand bien lui fasse, il n'avait cependant pas l'intelligence suffisamment développée pour le pousser à la revente de billets, ce qui eut encore arrondi son pécule.
    Où demeurait-il? Où mangeait-il? Que faisait-il de ses loisirs? Nul n'aurait su le dire. Pas même les membres de sa famille avec laquelle il avait coupé les ponts en partant de la maison paternelle au terme d'une discussion pour le moins acerbe. Nul dans toute la région ne se souciait plus de lui autrement que pour faire l'acquisition de billets de loterie.
    Il était devenu, en quelque sorte, sans existence légale. Marcheur invétéré, il n'avait jamais eu de voiture. Il n'avait donc pas de permis de conduire. Sans travail officiel, il n'avait jamais cru bon de demander un numéro d'assurance-sociale. Jamais malade, il n'avait pas davantage de dossier à l'hôpital, ni de carte d'assurance-maladie.
    Tel un clochard, gardant tout son avoir sur lui, il n'avait évidemment pas de compte de banque, bref, il n'était à toute fin pratique, personne. Comme il payait toujours ce qu'il achetait rubis sur l'ongle, il n'était pas connu non plus des créanciers, ou à tout le moins, il n'avait pas de dossier établi dans leurs filières, de sorte qu'il n'était effectivement personne pour eux.
    Personne, malgré son habillement de plus en plus sophistiqué, ses vêtements fabriqués sur mesure dans des tissus fins, malgré qu'il marchait maintenant dans des souliers fins en provenance d'Italie. Personne, malgré qu'il pouvait rapidement vous faire, à toute heure du jour ou de la nuit, dans la rue, le change en grosses ou en petites coupures sur un billet de mille dollars. Il était devenu un « non-individu », dirions-nous, bien nanti.
    D'aucuns prétendaient qu'il n'avait même pas d'appartement, pour éviter d'avoir à défrayer le coût d'un loyer. Comme si la nature ne l'avait pas suffisamment meurtri en ne lui accordant que l'intelligence d'un enfant de huit ans. Comme si, outre le calcul où il avait une compétence marquée, son handicap n'avait pas été suffisant, on en était maintenant rendu à le prétendre avaricieux.
    Non, plus personne ne le connaissait. On le courait pour lui acheter des billets de loterie comme on aurait couru en direction d'une boîte téléphonique ou d'une boîte distributrice de journaux. Tout ce qu'on arrivait à lui dire, c'était le nom de la loterie sur laquelle on entendait miser, de même que le nombre de billets à acheter. Pas question de parler avec lui de la pluie et du beau temps, pas question non plus de s'informer de sa santé ou de ses projets. Il était devenu en quelque sorte un guichet automatique.
     Jusqu'au jour où la patrouille de nuit de la Sûreté municipale le découvrit, aux petites heures du matin, en plein mois de février, inconscient, dans un ravin. Aucun doute possible quant à la nature de l'agression, parce que c'en était incontestablement une. Ensanglanté, il ne lui restait plus sur le dos que son sous-vêtement. Transporté d'urgence à l'hôpital, plus personne n'entendit jamais de lui. Qu'est-il devenu? Nul ne l'a jamais su.


© Gervais Pomerleau