(Publié au printemps 1998, c'est un roman du terroir madelinot. L'histoire, basée sur un événement historique des Iles-de-la-Madeleine, a eu cours au début du XXe siècle.)



Héritiers du Vent
est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture: «L'attaque» © Rénald Verdier
ISBN: 2-89396-149-5
Dépôt légal: 2e trimestre 1997
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Tous droits de traduction et de reproduction,
par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.
© Humanitas & Gervais Pomerleau





Les Chevaucheurs de Vagues
* * *
Pour Edesse et Edmond à Procule,
dont le rire communicatif
force à un perpétuel optimisme...

G.P.

Préface


    Gervais Pomerleau, l'homme de lettres connu de plus en plus en librairie, nous ramène cette fois-ci au début du siècle dans la vie de nos ancêtres, ces Héritiers du Vent.
    C'est à titre d'Aubertilien de cœur, profondément attaché à l'Ile du Havre-Aubert et aux Iles-de-la-Madeleine que j'ai accepté d'écrire la préface de ce roman de Gervais Pomerleau, Héritiers du Vent. Je demande donc au lecteur d'être indulgent puisque c'est la première fois que j'écris ce genre de texte. J'avoue que ça fait changement avec le monde municipal que j'ai quitté tout récemment. Par contre, je réalise à travers ce roman que, d'une époque à l'autre, les exigences rattachées à la fonction de maire ou dévolues à un conseil municipal demeurent sensiblement les mêmes. Dans une controverse à cause d'un chien, le maire Alcide Gaudet ne reçut comme unique réponse que «...va quand même falloir que vous fassiez quelque chose; après tout c'est toi qu'est le maire».
    L'auteur, dans son roman plein d'émotion, raconte les réalités qu'étaient celles «d'empremier», le climat, les saisons, les contraintes de l'isolement. Gervais Pomerleau a le talent d'un vrai conteur, il réussit avec beaucoup d'imagination, à mettre en valeur les traits caractéristiques de ce peuple de bâtisseurs dont la débrouillardise, l'esprit d'entraide, le courage, la détermination, la croyance en Dieu ont fait en sorte qu'ils ont surmonté leurs difficultés.
    Les Héritiers du Vent n'ont pas la vie facile et les calamités se succèdent les unes les autres; aujourd'hui, c'est un maudit chien sauvage qui jette la terreur dans l'Ile, hier c'était le vent de l'Atlantique qui détruisait une grange et puis demain, qu'est-ce qui nous tombera dessus?
    Gervais Pomerleau connaît bien ses personnages, il nous raconte ces événements tragiques dans un langage très coloré et typique du vrai madelinot d'autrefois «... le bon Dieu, qu'il nous fasse bâzir avant de nous faire dévorer par les chiens». En lisant ce roman, je me revoyais p'tit gars au magasin de la coopérative sur la grave, écoutant les vieux assis sur des barils de clous, racontant aux plus jeunes des histoires de chiens, de loups-garous, de chevaux, de feux-follets. Comme dans ce roman, on nous parlait toujours d'un défunt; Eugène à Alcide au défunt Caris, Procule au défunt Norée... l'histoire n'aurait pas eu d'intrigue sans ces personnages disparus.
     Gervais n'est pas d'ici, comme dirait Gérard à Ephrem, mais je pense qu'il connaît et aime bien les Madelinots et les Iles-de-la-Madeleine. Dans chacun de ses écrits, l'auteur nous donne l'impression d'être là depuis toujours. Il nous fait participer à l'événement. J'irais même jusqu'à dire que je le soupçonne d'avoir fait dire à Léocadie le fond de sa propre pensée lorsque, après la mort tragique de son mari, son frère Héliodore vient demander à celle-ci de revenir s'installer à l'Etang-du-Nord; «non mon garçon, astheure chez nous c'est l'Etang-des-Caps». Gervais Pomerleau et Léocadie à Chlodomir à Numa, deux personnages qui ont des choses en commun: l'un originaire du Saguenay, l'autre originaire de l'Etang-du-Nord; ils ont adopté le même coin de pays: l'Etang-des-Caps; «à part de ça, la famille c'est pas rien que celle-là qui nous est donnée; ça peut aussi bien être celle-là qu'on se donne».
    J'invite donc le public à lire les Héritiers du Vent, ce vent qui, chez nous comme nulle part ailleurs, sait se faire bienfaisant mais aussi quelquefois effrayant.
    Bonne lecture!
    
Gérard à Ephrem à Pierre à Philippe Verdier
Ex-maire de l'Ile du Havre-Aubert
Octobre 1996



"... je doute que des hommes
ne se soient jamais sentis
aussi solitaires
et abandonnés que nous..."

— Frederic-Albert Cook
(Journal d'expédition)

"... ce qui fascine,
dans la mémoire,
c'est sa faculté de broder
autour de l'événement."

— Auteur inconnu


I

"...les lois de la nature commandent,
inconscientes des effrois qu'elles provoquent..."

— Julius Von Payer
(Journal de Voyages)


Havre-Aubert, novembre 1909
    Au bout de sa laisse, le poil hérissé tout le long de la colonne vertébrale, les babines retroussées d'où gouttait une bave épaisse, l'œil sauvage, la chienne bâtarde des Savage souriait de toutes ses dents à l'approche du marcheur solitaire. Son grognement, sourdant des profondeurs de l'enfer, s'amplifiait à mesure que l'homme avançait en perçant la nuit noire.
    — Taise-toi , mon godème! Si t'as idée que tu vas me faire peur de soir , ma chârome , t'as menti plein ton cul.
    L'homme ne voulait pas le laisser paraître, mais il avait effectivement une peur morbide de l'animal. Il était cependant loin d'être le seul dans ce cas. Ce n'était pas pour rien que, depuis plus de deux ans, le maître de l'animal était forcé de l'enchaîner. Attaché avec juste assez de chaîne pour lui permettre de couvrir la galerie du magasin-général, de quoi tenir les éventuels pilleurs à distance.
    Non pas qu'il avait quoi que ce soit à craindre de ce côté-là. Depuis plus de vingt-cinq ans qu'il avait pignon sur rue, jamais le commerçant ne s'était fait dérober quoi que ce soit. Mais, comme il était l'un des deux seuls dans les environs à posséder une certaine aisance financière, il refusait de se fier à l'honnêteté légendaire de ses concitoyens.
    — Mais c'est Chrysologue, entendit l'homme qui, malgré lui, sursauta sous l'interpellation. Quoi c'tu fais-là dehors en pleine nuit de même, pis par une pareille brise ? T'as-tu des problèmes?
    — Azade?
    — Non, c'est Procule au défunt Norée.
    — Comment ça va?
    — Moi ça va de première, mais toi?
    — Ça va pas diable. Y a mon vieux père qui est au Corps-Mort depuis le commencement de la semaine puis qui devait revenir de soir. Mais avec une brise de même, comment c'est que tu veux qu'y s'en revienne?
    — Faudrait qu'y soit fou à amarrer. De toute façon, il est pas en peine. Puis il est pas au bout de sa ligne non plus. Jamais je croirai qu'il est au bout de ses réserves. Il a rien qu'à attendre que la mer calmisse , puis il reviendra après.
    — Oui, mais tu sais comment c'est qu'y est, le bonhomme, quand il a une idée en arrière du cagouette... Y a rien qui le ferait changer... Y a rien ni personne pour y faire peur. Même si c'est une journée de débouche , c'est pas ça qui va le r'tiendre.
    Si, comme l'homme le disait, rien ni personne n'allait alarmer son père, la mer, elle, en avait vus bien d'autres, des marins téméraires. Et jamais aucun d'entre eux n'avait eu le dessus sur elle. Elle n'allait pas se plier aux caprices d'un individu au tempérament frondeur.
    Et, pour l'heure, elle hurlait en bête qui veut tuer. Elle salivait comme le chien des Savage et la lune trahissait l'intimité des vagues qui venaient lécher les salines où les pêcheurs dormaient pour réemmagasiner des forces afin d'entreprendre une nouvelle journée de travail.
     Le vent rugissait avec tant de force qu'il étouffait le fracas des vagues qui frappaient la fesse des doris montés sur la lisse. Dans la quatrième saline, une lueur blafarde laissait voir le reflet d'un homme qui se dessinait sur la vitre embuée.
    Fidèle à son habitude, lui qui supportait mal le vent, Martin Cormier, assis sur le rebord de ce qui lui tenait lieu de lit, en fait trois poches de sucre cousues ensemble et bourrées de fleur de quenouilles, la main moite sous la casquette, grattait son crâne, à même un cuir chevelu clairsemé.
    L'homme pensait à son épouse, en couches, au Portage-du-Cap, qu'il n'avait pas revue depuis bientôt une semaine.
    — What a godème de vie de misère! se dit-il comme pour se réconforter, ou, pour concentrer autour de lui le courage nécessaire pour quitter la chaleur du lit.
    Son juron proféré, l'homme se leva, ouvrit la porte pour faire face à la nuit et descendit afin d'aller mettre une autre bûche dans la cuve qui tenait lieu de poêle à bois, au premier plancher.
    Il eut tout juste le temps de se retourner en entendant le cliquetis d'une chaîne traînant sur le gravier, pour se retrouver face à un molosse d'une monstruosité telle qu'il n'en avait jamais vu. D'où venait cette bête? Que lui voulait-elle, avec ses crocs bavant? Il ne le savait pas. Il ne le saurait d'ailleurs jamais.
    Sitôt que Martin l'eut aperçu, l'animal bondit. Instinctivement, comme pour parer une blessure au visage, le quadragénaire releva le bras droit devant sa tête, mais l'animal n'avait cure de ce bras offert. C'était deux os qu'il pouvait facilement broyer.
    Plutôt que de tenter de mordre, l'animal plaqua, comme un sumori, de toute la force que son élan lui avait procuré, ses membres antérieurs contre le thorax de l'homme. Sous l'effet de la poussée, Martin Cormier perdit l'équilibre et se retrouva, sans même savoir comment, étendu de tout son long sur le dos.
    Aussitôt, l'animal ouvrit la gueule béante qu'il approcha du visage de l'homme, donnant à ce dernier à sentir l'haleine fétide de la mort.
    — Ma grande foi du bon Dieu, mais il va me tuer, s'exclama le malheureux pêcheur.
    Ce furent ses dernières paroles...
    Dans un grondement qui surpassait celui de la mer, l'animal avait déjà les crocs plantés dans la gorge de l'homme. Ce dernier frappait l'air frénétiquement, sans pour autant arriver à atteindre la bête tueuse. La gorge douloureuse, l'homme ignorait si le liquide chaud qui s'épanchait dans son cou vers sa nuque était la salive de la bête, la pluie ou son propre sang.
     Il voyait, désormais, l'animal s'acharner sur lui sans pouvoir esquisser le moindre geste. La bête collée à sa gorge, la peur soudée aux tripes, il comprit soudain que sa dernière heure était arrivée, lorsqu'il vit la créature démoniaque relever la tête et qu'il perçut, malgré lui, les taches foncées qui maculaient les babines de l'animal au pelage clair.
    Lentement, mais graduellement, la vue de l'homme se voilait jusqu'à ce que, dans un léger soubresaut incontrôlé, ses jambes se détendissent enfin. Constatant que la vie avait déserté sa victime, le fauve s'en désintéressa totalement.
    Après avoir levé la patte et uriné sur le cadavre, comme pour se l'approprier, le molosse se rassit puis, telle une longue mélopée, il hurla dans la nuit. Sa fureur maintenant consommée, il partit, traînant derrière lui les effluves de la mort et son bout de chaîne usé à force de frotter contre le gravier des routes municipales.
(...)

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