(Publié à l'automne 2005, c'est un roman du terroir dont la trame (historique) chevauche Charlevoix et le Saguenay, en 1838, au coeur de la guerre des Patriotes. Il raconte la "petite histoire" vécue au quotidien par ceux qui allaient ouvrir le Saguenay à la colonisation.)




insoumis!    est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
ISBN: 2-89396-265-3
Dépôt légal: 3e trimestre 2005
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Couverture: "LES PIONNIERS" © Marlène Devost
© Humanitas et Gervais Pomerleau




Le Royaume
* * *


«... moi, qui n'ai pas la vaine superstition du langage,
et qui, au contraire, possède au suprême degré la haine,
presque le dégoût de la feuille de vigne que les hypocrites
placent sur leurs discours -- comme les vieilles femmes
un couvercle sur leur pot de chambre -- j'aborde résolument
le taureau par les cornes, et j'essaie de faire, à mes risques
et périls, ce que personne jusqu'ici n'a eu le courage de
tenter... Je n'aurai jamais à me couper le poignet
par remords de l'avoir écrit. »
-- Alfred Delvau




«... c'est une chose d'écrire comme un poète
et c'en est une autre que d'écrire comme un historien.
Le poète peut dire ou chanter les choses non pas
comme elles se sont produites mais comme elles auraient
pu se produire, alors que l'historien doit les décrire
non pas comme elles auraient pu mais comme elles
se sont produites, sans exagérer ou supprimer
la vérité d'aucune façon.»

-- Miguel de Cervantès
L'ingénieux hidalgo
Don Quichotte de la Manche





Des années durant,
pour leur éviter le flétrissement,
Linda Devost et Michel Laberge
se sont chargés d'abreuver mes racines;
cette histoire est pour les en remercier.

G.P.



Remerciements


D'abord, dans son coin de paradis où il s'est en-allé et m'est désormais inaccessible, je tiens à exprimer toute ma gratitude à mon ami Raoul Lapointe qui, au fil des ans, a suivi ma carrière d'écrivailleur avec intérêt, n'hésitant pas à commenter ou à critiquer mes trop nombreuses imperfections. Il aura été, pour moi, un modèle de célérité. Ses conseils éclairés me manquent aujourd'hui. A plus forte raison avec ce roman, je sais qu'il s'y serait investi corps et bien, avec d'autant plus d'intérêt qu'il est, lui-même, descendant de l'un des Vingt-et-Un.

Merci également au docteur Lise Gros-Louis qui m'a fourni, sans compter, de judicieux conseils pour assurer la santé de mes personnages et davantage encore, qui se sera liguée avec ma compagne pour surveiller aussi ma propre santé.


G. P.






Rouge! C'est tout ce qui s'imprime devant ses yeux quand il les ouvre. Et, collée au fond de sa narine, la senteur nauséabonde du poil roussi. Immonde, sucrée, l'odeur de la chair à vif, dépassé la limite du supportable. Lentement, à mesure que ses yeux reprennent contact avec la réalité ambiante, son regard se pose sur tous ces amas dont certains ont la taille d'un poing. Ils se détachent des murs, tombent par terre, mous, inertes, visqueux, avec un bruit écoeurant.

Au rythme de l'esprit de l'homme qui reprend péniblement contact avec la réalité, la souffrance atroce lui labourant les entrailles l'enveloppe, le subjugue.

A qui donc appartient ce visage penché sur lui? Sûr qu'il l'a déjà vu. Seigneur Dieu! S'il avait le désormais vain pouvoir de se concentrer, il pourrait mettre un nom sur ces traits. Sûr aussi qu'il comprendrait pourquoi il est dans cette maison qu'il ne reconnaît pas. Comme si elle appartenait à un autre monde. Déjà! Mais la douleur qui s'abreuve de ses entrailles est si profonde, intense, sourde, dense comme une angoisse, qu'il n'y arrive pas.

Il ne sait pas ce qu'il fait ici, ne reconnaît pas les senteurs fortes et n'arrive pas davantage à définir le goût âcre qui emplit sa bouche. Tellement âcre que ça lui donne envie de tousser. Sa gorge est si éraillée que ce serait bon d'essayer de se dégager les voies respiratoires. Mais il n'en a pas, n'en a plus l'énergie. Toute celle qui subsiste en son être, cette souffrance qui, démesurément, affreusement, le consume, l'englobe, s'abreuve de sa vie.

Pendant que ses yeux se voilent devant le souvenir de son épouse, il se revoit l'embrassant, sans même savoir que c'est la dernière fois qu'il pose ce geste, goûtant à même ses lèvres le sel des larmes.

-- Jamais je n'accepterai, lui a-t-il dit, en franchissant le seuil, qu'on me vole mon pays sans réagir. Je serais incapable de supporter que ma femme, mes fils ou mes ancêtres aient à rougir de moi, de mon nom.

Tout juste s'il a pu voir, dans ces yeux dont il sait qu'il gardera le souvenir jusqu'à son dernier souffle, qu'elle l'appuyait dans sa décision. Peut-être l'appuyait-elle parce qu'elle ne savait pas encore que c'était la dernière fois qu'elle posait les yeux sur lui. Peut-être. Mais elle ne lui a pas moins donné son accord tacite. Et, juste avant de refermer la porte pour s'enfoncer dans la nuit, il a encore ajouté:

-- S'il le faut, je tomberai pour que ma patrie reste debout!

*


Une fois de plus, Louis Tessier revoit la scène, comme s'il y était encore. Et les images sont trop chargées des effluves du sang, de l'âcre fumée de la poudre collant au palais, pour qu'il prenne intérêt à la discussion entre les deux Alexis, Tremblay et Simard.

Jamais Tessier n'aurait cru possible une telle effusion de sang, un tel carnage. Encore moins aurait-il cru imaginable que celui que, désormais, tout le monde appelle à la grandeur du Bas-Canada le Vieux Brûlot pourrait aller si loin dans la vengeance à l'endroit des Canadiens.

Il aurait entrepris une oeuvre d'extermination de la race qu'il ne s'y serait pas pris autrement, ne se serait pas davantage montré despotique, sanguinaire. Oui, après que l'assaut eut été donné, en compagnie de quelques autres, Tessier s'est caché dans un ravin pour voir le déroulement des événements. Pour voir jusqu'au bout l'accomplissement de l'oeuvre hargneuse et vengeresse du Vieux Brûlot, véritable chien enragé. Pour voir de ses propres yeux, les Habits rouges incendiant bâtiments et maisons d'un bout à l'autre de l'horizon. Comme tant d'autres, il a regardé jusqu'à la nausée, pour témoigner de ce que ses yeux ont vu.

Il ne fait aucun doute que, aux yeux des autres, il serait facile de le voir comme un lâche. Evidemment, puisqu'il s'est caché dans un ravin plutôt que de poursuivre le combat. Mais au moment où il a abandonné la partie, la défaite était déjà consommée, le sort était jeté. Et si bons héros qu'ils puissent devenir pour la gloire de la patrie, les morts font de piètres soldats pour prolonger le combat. De toute façon, on n'emmène pas un chien à la chasse de force et Ignace Murray et les frères Simard auraient dû le savoir.

Que reste-t-il, maintenant, de Saint-Eustache, de Saint-Denis, de Sainte-Martine, de Saint-Benoît, de même que des autres localités environnantes? Oh, elle a bien servi, la victoire de Saint-Denis. Si brève! Elle a bien servi: plus rien ne reste pour en témoigner! Les seuls hommes qui sont restés vivants ont été faits prisonniers et le bruit court déjà par tout le pays qu'ils seront pendus haut et court pour haute trahison. Des condamnés par contumace, en quelque sorte. Il y a aussi ceux qui ont pactisé avec les Habits rouges, les dénonciateurs, les traîtres à la patrie. Enfin, il y a ceux qui, comme Tessier, comme les frères Simard ou Ignace Murray, ont terminé la bataille en se dissimulant dans la forêt, les bosquets ou les ravins. Les autres, tous les autres hommes, sont morts. Du premier jusqu'au dernier. Certains avaient des raisons de se cacher que d'autres ignorent.

Femmes et enfants ont été jetés sur les chemins, pendant le mois des morts, souvent au coeur d'une nuit d'épouvante, avec interdiction aux voisins de les héberger sous peine de représailles. Comme ultime tribut sacrificiel, les propriétaires ont vu leurs avoirs, leur maison se changer en brasiers après avoir été pillées par les Habits rouges et les traîtres. Pour continuer la lutte pour la survie de la nation, cent fois vaut mieux se dissimuler à la rancoeur, à la hargne destructrice du Vieux Brûlot, ou à l'opprobre des Patriotes dans d'autres cas. Et c'est exactement ce qu'a choisi de faire Louis Tessier.

Mais comment peut-on poursuivre l'insurrection, continuer à s'opposer au tyran, maintenant que Colborne a entrepris son oeuvre d'épuration du territoire? La plupart des têtes dirigeantes des Patriotes ont jugé plus prudent de traverser les lignes américaines. D'après ce qu'ils ont prétendu, c'est pour mieux revenir. Mais comment feront-ils pour reprendre le combat? Comment peut-on espérer renverser les troupes anglaises avec des faux et des piques? Ça prend des fusils et, pour avoir des fusils, ça prend de l'argent. Or tout l'argent est aux mains de Gosford, sir Archibald Gosford. Ce ne sont pas les Américains qui aideront les Patriotes, malgré leurs belles paroles. Tout le monde sait fort bien qu'ils n'ont pas encore digéré les rebuffades de Châteauguay. Comment poursuivre le combat pour la survie de la patrie? C'est plus facile à vouloir, à souhaiter, à rêver qu'à réaliser.

(...)


La suite est dans le volume; veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi