(Publié au printemps 1994, c'est un roman jeunesse doublé d'un réquisitoire. L'histoire, basée sur un événement historique, étalée sur trois volumes, traite des dessous pas très propres du dossier Irving Whale, une péniche chargée de mazout de soute. Ce dossier «complété» est la grande fierté de la ministre Sheila Copps.)



L'Affaire du Cachalot noir
est originellement paru aux
Éditions D'ici et d'ailleurs
Illustration: Marlène Devost
© D'ici et d'ailleurs & Gervais Pomerleau
Dépot légal - deuxième trimestre 1994
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
ISBN: 2-921055-45-7

- Remerciements-

Qu'il me soit permis ici, d'exprimer toute ma gratitude au vétérinaire Pierre Olivier qui œuvre aux Îles-de-la-Madeleine, l'ami de ma chienne, de mon chat et de ceux de ma partenaire et, accessoirement, le nôtre... Son aide technique et son œil critique m'auront été d'un précieux secours. J'en profite pour remercier également la biologiste Maryse Giguère dont l'oeil n'est pas moins critique.

G.P.

Pour Michel, mon filleul,
éternel amoureux de la nature
et de la vie, ami des bêtes,
en espérant que ma
modeste contribution
au bien-être de sa passion
nous permettra de léguer
à nos descendants
une planète propre...
G.P.


"...c'est bien ainsi que l'on appelle
une mort pareille! Crever!
Crever comme des bêtes, sans une plainte,
sans un mot, sans un reproche.
Voilà ce que vous avez fait..."

- Bernard Clavel
(L'ouvrier de la nuit)

- 1 -

    Avec leur petit ventre rebondi comme celui d'un pingouin, les mergules nains batifolaient sur les eaux froides du Golfe Saint-Laurent. C'est à peine si on pouvait les remarquer dans leur livrée où le noir domine. D'autant plus que leur ventre blanc était dissimulé dans sa plus grande partie par l'eau dans laquelle ils n'arrivaient pas à s'enfoncer.
    Les petits oiseaux marins aux allures de ballons noir et blanc, comme en équilibre sur leur croupion, debout sur l'eau, s'amusaient à s'ébattre, ignorants de ce qui s'était passé sous eux, vingt-trois ans plus tôt.
    Leurs petits yeux noirs, si efficaces pour repérer la nourriture, ne pouvaient pas voir, par-delà la neige qui tombait, floconneuse, ce qui se tramait par plus ou moins soixante-dix mètres de profondeur. Autrement, ils auraient déployé leurs petites ailes au battement si rapide, pour s'en aller loin. Très loin.
    Mais ils ne savaient pas. Tout leur avait été caché, parce qu'ils étaient des oiseaux de mer, parce qu'on se disait qu'ils n'avaient aucune importance; en outre, ils étaient trop peu nombreux pour avoir un poids quelconque dans la balance de la bêtise humaine. Ils étaient, en fait, comme les gens qui habitaient plus loin, à quelques milles, sur l'archipel qui possède les plus vastes plages au monde, cet archipel aux allures de rubis et d'émeraude, serti dans un écrin de saphir, l'archipel des Îles-de-la-Madeleine.
    Eux aussi, les habitants de cet archipel aux allures de paradis, avaient été laissés en dehors du coup. Aux yeux des autorités politiques, ils ne représentaient pas suffisamment pour être intéressants. Ils n'avaient aucun pouvoir autre que celui de se taire. Et, comme ils avaient été habitués, depuis plus de deux cents ans, en bons Acadiens, à subir et se taire, ils subissaient et se taisaient.
    Pourquoi, dans ces conditions, ne pas continuer à les tenir en dehors du secret, les empêcher de savoir ce qui risquait de leur être insupportable? La solution avait vite été trouvée à leur insu. "Motus et bouche cousue!"
    Les mergules, les marmettes, les petits pingouins, les macareux moines, les guillemots et les madelinots avaient été laissés à l'abandon, tenus en dehors du secret, gardés à l'écart du sujet de conversation qu'on avait pris soin de ne discuter que de bouche à oreille, très très secrètement.
    Le secret le mieux gardé du large était tellement bien surveillé que c'est à Ottawa qu'on le cachait, pour éviter que les habitants du Golfe Saint-Laurent, habitants à deux pattes, à quatre pattes, à nageoires ou à palmes, avec des ailes ou sans ailes, ne sachent ce qui se tramait.
    Ainsi, ceux qui détenaient le pouvoir au gouvernement fédéral pourraient continuer à dormir en paix, sans se préoccuper de ce qui risquait de se produire par soixante-dix mètres de profondeur. Et quel mal cela pouvait bien faire? C'est bien connu, ce qu'on ne sait pas, ça ne fait pas de mal.
    Sauf que, ce n'est pas tout à fait vrai. Avant que le médecin nous le confirme, on ne sait pas que le cancer nous gruge les entrailles et pourtant tout le monde sait à quel point il peut faire du mal avant qu'on ne l'ait dépisté. C'est aussi vrai pour d'autres maladies qu'on peut transmettre aux autres, sans même le savoir.
    Mais ni les poissons, ni les phoques, ni les oiseaux, ni les hommes qui habitaient cet archipel ne le savaient. On les avait tenus en dehors du coup. Gardés sur la ligne de feu, mais ignorants de ce qu'on savait. Comme une mouche qu'on vise avec une tapette à mouches; on ne l'avertit pas avant de l'écrabouiller.
    On avait tout gardé secret entre les autorités gouvernementales, les fonctionnaires, les chercheurs, les enquêteurs, la Garde côtière canadienne et la compagnie en cause, propriétaire de l'épave qui gisait, par soixante-dix mètres de profondeur, au large des Îles-de-la-Madeleine. " Pas de mal à ne rien dire!", avait-on conclu dans les milieux bien pensants de la capitale nationale.
    On avait décidé que la compagnie qui était propriétaire de ce vaisseau était trop puissante pour chercher à lui demander, à exiger qu'elle ramasse ses débris. Comme si on voyait un géant jeter ses ordures aux quatre vents et qu'on refusait de voir ces ordures, qu'on refusait de le dénoncer, juste parce qu'il s'agit d'un géant.
    Mais les mergules ne savaient encore rien de la bêtise humaine. Ils ne savaient rien non plus de la lâcheté de certains hommes qui préfèrent se taire plutôt que de prendre leurs responsabilités.
    Les hommes qui marchaient sur la terre rouge des Îles-de-la-Madeleine savaient que, en septembre 1970, deux petits mois avant que l'armée canadienne n'envahisse les rues de Montréal pour faire courber l'échine à la population québécoise, quelque part au large des Îles, un bateau avait coulé.
    Pas n'importe quelle sorte de bateau. Rien à voir avec ceux qu'ils utilisaient pour aller prendre le hareng ou la morue qu'ils vendaient ensuite à la Gorton ou à la National Sea pour une maigre pitance. Rien à voir. Il avait pour nom Whale .
    Les mergules, les cormorans, les fous de Bassan et les autres oiseaux environnants ne savaient vraiment pas ce qui se tramait sous les palmes de leurs pattes. Ils ne connaissaient pas le type de cachalot qui gisait au fond de l'eau. Rien à voir avec ceux qui, gigantesques, bien en chair, avaient fait les délices des baleiniers d'un autre temps, vendus pour un peu de leur graisse qui servait à éclairer les lanternes de l'ancien temps.
    Ce cachalot qui se cache au fond de l'eau, c'était un bateau à dos plat, plat comme une tête vide, mais contrairement à cette dernière, le bateau était bien rempli. Rempli de plusieurs milliers de tonnes de mazout.
    Lorsque le bateau avait coulé, en 1970, toutes les âmes bien pensantes de la capitale nationale, qui ne risquaient pas de voir le bateau et son contenu reprendre le fleuve en amont pour aller déverser sa bave noire sur la colline parlementaire, avaient eu la même réaction. "Enlevons le trop plein de mazout des entrailles du Irving Whale et pour le reste, ben... faisons comme s'il n'existait pas! Comme si rien ne s'était jamais passé."
    Oh, on avait fait du bon travail, on avait tout ramassé ce qui était venu à la côte, suffisamment liquide pour être facilement pompé. Mais la basse température de l'eau rendait la majeure partie du mazout trop épaisse. Tellement qu'il aurait fallu le chauffer pour le liquéfier avant de le remonter à la surface. Alors, hypocritement, on avait décidé de le laisser là où il reposait, sous soixante-dix mètres d'eau, à l'abri des regards indiscrets.
    Tout comme aux oiseaux, comme aux phoques, aux poissons, comme aux baleines, on n'avait pas dit aux Madelinots qu'on avait laissé à bord du Irving Whale, la valeur du dixième de ce qui coulerait plus tard avec l'Exxon Valdez. On s'était bien gardés de dire qu'on avait laissé à bord du Irving Whale une bombe à retardement: trois mille tonnes de mazout.
    Trois mille tonnes de mazout du type le plus polluant qui soit, du "bunker C", qui dormaient dans les soutes du Irving Whale, en attendant bien sagement que...

-Aparté-


    - Ouais-ouais-ouais-ouais-ouais? Et pis, et pis après? Hein? Réponds-moi donc, hein?
    C'que ça fait que j'sois un oiseau? Parce que j'suis un oiseau, ça voudrait dire que j'ai pas le droit à ma vie? Tu penses-tu que t'as plus droit à la tienne que moi? Tu le penses-tu sérieusement? Moi je suis pas d'accord.
    Ouais, j't'ai entendu, pis non seulement je suis pas d'accord, mais t'as tout à fait tort. Ouais! Quoi-quoi-quoi-quoi?
    Correct, j'suis pas intelligent. En tous les cas, pas pour toi. Correct! Correct-correct.
    Pour toi j'suis pas intelligent. Correct-correct-correct. Parce que tu t'imagines que pour moi t'es intelligent? Hein? Hein-hein-hein?
    Oh je le sais, tu le dis souvent à tes semblables: Tu dis "cervelle d'oiseau". Pis toi-pis toi, c'est que tu dirais si je dirais à mes petits qu'ils ont une cervelle d'homme, tu t'imagines que ça voudrait dire que je les trouve intelligents?
    Moi? Moi-moi-moi? Moi je suis une marmette. Une Marmette de Troïl. Oui monsieur, avec un tréma à part de ça. Un tréma comme deux points. Deux points-deux yeux qui font que je vois les bêtises que vous faites, vous autres, les hommes, en prétendant être intelligents.
    De Troïl. Mais j'ai d'autres noms, aussi. Toi t'en as rien qu'un. Si tu t'appelles Mélanie, tu vas t'appeler Mélanie en anglais pareil. Même affaire si tu t'appelles Julien. Moi en anglais, je m'appelle Common murre.
    Attention! Attention-tention. C'est l'homme qui s'imagine que je suis commune. Parce qu'avec mes sœurs, mes frères, mes oncles pis mes tantes, mes cousins pis mes cousines, puisqu'on est des cervelles d'oiseaux, comme vous dites, ben on se tient au Rocher-aux-Oiseaux. À peu près cinq cents, qu'on est. Pis vous appelez ça commun, vous-autres? Cervelles d'hommes, va!
(...)

Pour la suite, veuillez vous adresser à mon éditeur
ou chez moi