(Publié au printemps 1995, c'est un roman jeunesse doublé d'un réquisitoire. L'histoire, basée sur un événement historique, étalée sur trois volumes, traite des dessous pas très propres du dossier Irving Whale, une péniche chargée de mazout de soute. Ce dossier «complété» est la grande fierté de la ministre Sheila Copps.)



Le Lutin des Mers
est originellement paru aux
Éditions D'ici et d'ailleurs
Illustration: Frédéric Back
© D'ici et d'ailleurs & Gervais Pomerleau
Dépot légal - deuxième trimestre 1995
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
ISBN: 2-921055-54-6



Pour Pierre Olivier
qui ne le sait pas encore...
Pour tous ceux qui
se sentent préoccupés
par ce que sera la terre demain et...
... contre ceux qui s'en moquent...


G.P.

- Remerciements -

Je tiens à exprimer toute ma gratitude au bioligiste Serge Pépin du Biodôme de Montréal qui, sans hésitation, a bien voulu aller à la recherche des informations dont j'avais besoin sur les cétacés; elle va aussi au médecin vétérinaire Sylvain Deguise de l'Université du Québec à Montréal qui n'aura pas davantage été avare de sa science et de son temps. Mes plus vifs remerciements vont également, cela va de soi, au vétérinaire des Îles-de-la-Madeleine, Pierre Olivier qui m'aura mis sur la piste des deux premiers; malgré la grosseur du monstre auquel il s'attaquait, malgré la sottise de ses opposants ou détracteurs, même au sein de sa corporation professionnelle, malgré l'inégalité du combat, il aura continué, jusqu'au bout, sa lutte pour la protection du golfe. Pour ce seul exploit, il a droit à toute ma reconnaissance et mon estime.
-Par sa passion pour sa science, il a su me transmettre la matière première nécessaire au fond du roman l'Affaire du Cachalot noir et, par voie de conséquence, il est aussi celui qui a, par son courage et son abnégation, insufflé la vie à ce nouveau roman.

G.P.
    
"Dans quel monde est-ce qu'on vit
si la bourse et les bilans financiers
sont plus importants que
la terre et les océans?"

- Dan Lawn, ing.
responsable environnemental
du district de Valdez


I

    Le froid est arrivé subitement, cet automne. Le vent n'a pas cessé de pousser les relents de la mer et la mousse qui s'est formée à la crête des vagues roule à pleine pelletées de par les routes de l'archipel.
    
Monsieur Chlodomir Vigneau venait de s'installer pour écrire une lettre lorsque le téléphone a sonné. C'était son médecin qui voulait le voir le plus tôt possible pour les résultats de ses examens.
    Il a hâte de connaître ces résultats, mais il n'est pas question pour lui de mettre de côté cette lettre à faire de façon urgente.
    Il se réinstalle donc en attendant l'heure d'aller rencontrer son médecin. À sa table, devant une tasse de thé, le vieil homme essuie la pointe baveuse de son stylo avant de commencer sa lettre.
    Madame la ministre,
    Au printemps dernier, vous avez décidé de renflouer le Irving Whale. En elle-même, cette décision me plaît comme à tout le monde. Là-dessus, vous avez mon appui. Depuis le temps que nous demandons à votre gouvernement de renflouer cette barge, c'est normal que nous soyons heureux.
    Cependant, la technique que vous entendez utiliser pour arriver à vos fins ne m'apparaît pas logique. Renflouer la barge éliminera le problème, je suis tout à fait d'accord avec vous, mais il n'en demeure pas moins qu'il faudrait la vider avant de chercher à la remonter à la surface.
    N'oubliez pas, madame la ministre, que vous avez affaire à une barge qui est demeurée au fond du golfe St-Laurent depuis maintenant 24 ans. Dans quel état se trouve-t-elle? La garde côtière canadienne assure qu'elle est en bon état. Permettez-moi d'en douter.
    Voyez-vous, madame la ministre, je demeure aux Îles depuis ma tendre enfance. Je sais donc quelles sont les possibilités du sel. Entendez-moi bien, madame la ministre, jamais personne ne me fera croire que le sel n'a eu aucun effet, au cours de ces vingt-quatre années, sur la coque du Irving Whale.
    Encore que, même s'ils prétendent qu'ils ont inspecté la barge, vous comme moi savons parfaitement que vos fonctionnaires n'ont pas inspecté la quille, le dessous de la barge.
    On dit, dans le rapport que vous avez rendu public, que le fond de la mer, là où se trouve le Irving Whale, est de sable. Peut-être est-ce vrai, madame la ministre, je reconnais que je ne suis pas allé voir personnellement. Cependant, qu'est-ce qui nous prouve, madame la ministre, que, justement sous la coque du Irving Whale, il n'y a pas de rocher suffisamment gros pour avoir endommagé la barge? Quelqu'un était-il en-dessous lors du naufrage, pour s'assurer que rien ne risquait de l'endommager?
    D'accord, vous entendez économiser les dollars des canadiens pour minimiser les coûts du renflouage. Mais, si on renfloue sans prendre le temps de regarder aux conséquences de nos gestes, les torts pourraient bien s'avérer irréparables.
    Quelle est, selon vous, madame la ministre, la meilleure solution? Partir avec la carcasse maudite tout d'un coup, sans égard aux risques que ça représente? Et si, lors de la récupération, conséquence de l'usure, conséquence de la corrosion cumulée par 24 ans d'inaction, le Irving Whale se brisait...
    Vous auriez, alors, 3,000 tonnes de mazout répandu dans le golfe, sans aucune possibilité de réparer les dégâts. Rappelez-vous, madame la ministre, que c'est à du mazout, que vous avez affaire, ici. Pas de l'huile. Il ne remontera pas tout d'un coup à la surface.
    Des estacades? Elles réussiront peut-être à récupérer quelques-uns des 3,000,000 de litres de mazout qui sont encore dans les soutes du Irving Whale. Mais où ira le reste? Après avoir détruit des dizaines de milliers, peut-être des millions de poissons (nous ne connaîtrons jamais le nombre total réel), après avoir tué des oiseaux par milliers, les résidus se retrouveront sur les côtes des Îles-de-la-Madeleine, sur celles du Nouveau-Brunswick, sur celles de l'Île du Cap-Breton, de la Nouvelle-Écosse, de l'Île-du-Prince-Édouard, de Terre-Neuve et possiblement même sur les côtes de la Gaspésie. Un beau gâchis en somme.
    Que vous le vouliez ou non, vous serez, madame la ministre Copps, personnellement responsable du pire désastre écologique à s'être produit dans l'est du Canada.
    Je comprends, madame la ministre, que c'est vous qui avez à décider de prendre une solution plutôt qu'une autre. Mais imaginez un peu les conséquences si vous aviez le malheur de vous être trompée.
    Aux Îles-de-la-Madeleine, plus particulièrement au sein d'un regroupement pour la protection du golfe St-Laurent que nous avons appelé Québec Urgence Environnement Secours , nous croyons sincèrement que la solution la plus efficace demeure encore et toujours celle du pompage suivi du renflouage.
    N'oublions pas, madame la ministre, que si on procède de cette façon que nous privilégions, nous éliminons le problème tout comme avec votre solution, mais en plus, nous évitons tout déversement qui causerait, vous vous en doutez bien, un tort irréparable à l'environnement.
    D'accord, vous me direz que les coûts sont alors multipliés par trois, comparativement à la technique que vous privilégiez. Mais si vous vous entêtez dans votre décision, si vous maintenez vos positions et que vous demeurez sur vos idées de renflouer le Irving Whale plein, par combien de fois, faudra-t-il multiplier les coûts? Par dix? Par cent? Par mille? Et si les torts étaient irréparables? Croyez-moi, madame la ministre, il est encore temps de revenir sur vos positions.
    Il y a plus de soixante ans, mon père me disait que seuls les imbéciles ne changent pas d'idée. Je m'excuse de vous le dire de façon aussi crue, mais si c'était vrai à l'époque, c'est encore vrai aujourd'hui.
    Avec la solution que vous entendez utiliser, on règle le problème définitivement. Tout le monde l'espère, moi comme vous. Mais de là à jurer que c'est ce qui se produira, c'est une autre paire de manches. Rien ne nous permet d'affirmer qu'on ne le règle pas en en créant un autre mille fois plus grave, plus dramatique.
    Avec la solution que le regroupement Québec Urgence Environnement Secours préconise, on est assuré du résultat. On vide, puis on récupère la carcasse.
    Finalement, madame la ministre, la décision est simple: doit-on payer maintenant et définitivement ou payer plus tard? Et si, en payant plus tard, on éliminait des espèces d'oiseaux ou de poissons, comment nos enfants nous jugeraient-ils, madame la ministre? Vous êtes ministre de l'Environnement, pas ministre des finances de la Irving Oil, madame Copps. Votre travail est d'assurer la protection de l'Environnement, un point c'est tout!
    Je ne suis pas sans me rappeler, madame la ministre que, bien qu'elle se targue d'avoir toujours été soucieuse de l'environnement et d'avoir toujours pris ses responsabilités, Irving avait demandé, voici une vingtaine d'années, un million de dollars au gouvernement (qui était formé par votre propre parti), pour débarrasser le golfe de ses déchets. Vingt ans plus tard, le gouvernement ayant refusé, Irving a récupéré son argent par le biais de ses assureurs et nous sommes aux prises avec une catastrophe sans nom qui nous guette.
    Il y a vingt ans, la facture était de un million. Le gouvernement a refusé de prendre ses responsabilités. Vingt ans plus tard, la même facture est rendue à dix millions selon vos calculs, vingt-cinq tout au plus, selon les nôtres. Comme vous cherchez à prendre des risques inconsidérés, dans vingt ans, la même facture sera rendue à quel montant?
    Lorsque l'habitat sera détruit pour les poissons, les mammifères marins, lorsque la flore marine sera détruite, lorsque les pêches dans le golfe Saint-Laurent seront anéanties, lorsque l'industrie touristique de l'ensemble du Canada Atlantique sera réduite à néant, il sera trop tard pour faire marche arrière.
    Avez-vous songé que, avec la décision que vous avez prise, les deux plus importantes colonies de fous de Bassan en Amérique (celle de l'Ile Bonaventure et celle du Rocher-aux-Oiseaux) sont menacée? Encore que je ne parle que de cette espèce. Je pourrais parler des pétrels, des macareux, des cormorans et de bien d'autres espèces encore plus précaires que ne sont les Fous de Bassan.
    Espérant que vous voudrez bien prendre en considération la requête des membres du regroupement Québec Urgence Environnement Secours, je vous rappelle, madame la ministre, que je vous tiens personnellement responsable de toutes les conséquences qui pourraient survenir suite à la décision que vous avez prise de renflouer la barge Irving Whale sans la vider d'abord.

        Chlodomir Vigneau
Étang-des-Caps
Îles-de-la-Madeleine
    Fier de lui, le vieux monsieur relit sa lettre puis il prépare deux enveloppes: l'une à l'attention de la ministre Sheila Copps, puis une autre à l'intention de la critique officielle de l'opposition en matière d'environnement, madame Monique Guay. Pas de timbre, il sait que les lettres se rendront sans aucun problème. Et, comme il est seul, comme souvent, il se parle à lui-même à voix haute...
    - Bon, tant qu'à aller voir le docteur, allons faire une photocopie de cette lettre-là pour madame Guay, je vais aller porter ça au bureau de poste, après ça, j'irai voir le docteur.
(...)

Pour la suite, veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi