(Publié au printemps 1996, c'est un roman jeunesse doublé d'un réquisitoire. L'histoire, basée sur un événement historique, étalée sur trois volumes, traite des dessous pas très propres du dossier Irving Whale, une péniche chargée de mazout de soute. Ce dossier «complété» est la grande fierté de la ministre Sheila Copps.)



Tout baigne dans l'huile
est originellement paru aux
Éditions Feuille-T-on
Illustration: Frédéric Back
© Feuille-T-on & Gervais Pomerleau
Dépot légal - deuxième trimestre 1996
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
ISBN: 2-9805152-0-5



"... Et je te tiens! Enfin je tiens la mer!
Pluss tu tempêtes, pluss je m'entête...
Pas question que j'échoue... sinon tu es fichue
la mer! Fini de perdre mon temps
avec des messages en bouteille...
si j'échoue je te lance les barils au complet!
Et le message sera plus court: "Ess...O..."
tout court!
Et tout le monde comprendra...
comprendra que bientôt... très bientôt...
quand tous les poissons seront vidés de leurs filets...
quand tous les oiseaux battront de l'albatroce...
quand les paniers seront pleins d'exécrabes...
quand les plages seront noires de muettes
et pleines d'otaries médusées suphoquées...
Alors on entendra plus rien!
Rien que le chant des seringues...
Et moi, l'homme, tout fier, je pourrai crier:
AC'est moi que j'ai fait ça! J'ai réussi!
J'ai calmé la mer! Je l'ai domptée, la mer!
Enfin j'ai atteint mon rebut...
Tout baigne dans l'huile!..."

extrait de "La Plainte aquatique"
Marc Favreau



"La bêtise humaine est la seule
chose qui donne une idée de l'infini..."
- Ernest Renan


Remerciements

Comme il faut savoir dire merci, qu'il me soit permis, ici, d'affirmer toute ma gratitude à l'endroit du vétérinaire des Iles-de-la-Madeleine, Pierre Olivier qui aura investi temps, argent, efforts et santé dans la cause du Irving Whale depuis son arrivée dans l'Archipel. Outre le fait qu'il soit l'ami des animaux de tous genres, je me flatte de le compter au nombre des miens (amis). Depuis le début, il m'a accordé temps, énergie, de même que soutien technique pour me permettre de mener à bien cette série dont vous avez maintenant en main le troisième volet.
Avec les deux titres qui ont précédé celui-ci, avec les médias qui en auront parlé pendant une partie de l'été 1995, on comprendra que le dossier Irving Whale n'est pas - ce que je déplore - une élucubration d'écrivain. La majorité des personnages dont il est question tout au cours de ce "compte-rendu" n'ont jamais existé ailleurs que dans la tête de l'auteur.
Avec la gratuité de sa générosité, le vétérinaire Pierre Olivier n'aura réalisé sa présence dans ces pages que lorsque je lui ai mis le "doigt dans la plaie".
G.P.
Pour monsieur Frédéric Back
dont le combat tenace
m'est source
d'admiration et d'estime.
Il y a longtemps
qu'il a réalisé qu'attaquer
la Nature équivaut à combattre
sa propre descendance...

G.P.

I


    Depuis le temps qu'ils craignent que se produise la catastrophe, Josée, Caroline et Serge se retrouvent ce matin pour voir ce que le vétérinaire Olivier Saint-Pierre a comme dernières nouvelles dans le dossier du Irving Whale. Chacun sent, malgré toutes les inquiétudes manifestées, que le moment qu'on craint comme la peste est finalement arrivé.
Ils sont d'autant plus inquiets que, si monsieur Chlodomir a repris du poil de la bête depuis l'automne dernier, tous et chacun ont dû se débattre depuis tout ce temps. Ils continuent, un peu comme s'ils allaient se noyer, seuls dans la tourmente, alors que la ministre Sheila Copps continue à n'en faire qu'à sa tête, à les voir comme quantité négligeable dans le dossier qui leur tient à coeur entre tous.
    Comment faire comprendre à la ministre qu'elle se trompe dans son argumentation, quand on est si loin des grands centres? Comment faire pour qu'elle daigne enfin prêter une oreille attentive dans le débat?
    Quelques bonnes nouvelles sont arrivées, mais il y en a tellement de mauvaises qui se profilent à l'horizon pour toute l'équipe de Jacques . Chacun voudrait faire sa petite part, mais comment faire prendre conscience aux gens que le risque est sérieux? Comment leur faire voir le danger pour toutes les espèces qui habitent les eaux du golfe Saint-Laurent? Comment leur faire réaliser les risques pour l'économie de l'archipel?
    - On dirait, confie Marc, que le monde s'imagine que c'est rien que pour notre petit groupe qu'on fait tout ce travail.
    - C'est normal, réplique monsieur Chlodomir. Pour eux-autres, ce que le gouvernement dit doit être pris au pied de la lettre, comme si c'était une parole d'Évangile, comme si le gouvernement avait aucun moyen de se tromper.
    - Il y a un de nos copains, à l'école, dit Josée, Sébastien, qui a fait une exposition dans les salles de la polyvalente et le directeur lui a donné un joli coup de main d'un côté, mais en même temps, comme s'il avait peur de déplaire à madame Copps, il a mis des bâtons dans les roues de Sébastien. Il lui a fourni le matériel nécessaire, mais en même temps, il l'empêche d'ajouter à son dossier un livre qui est au coeur du problème.
    - Ça me surprend pas, riposte monsieur Chlodomir. Contrairement à lui qui a de l'instruction, moi je me contente d'avoir les yeux ouverts et bien en face des trous. Sauf que, avec tout son savoir, avec tous ses diplômes pour tapisser ses murs de bureau, il a pas réalisé qu'il est manipulé comme une marionnette par la ministre de l'Environnement.
    - Mais ça lui donne quoi de plier au vent à la ministre? questionne madame Poirier, la mère de Caroline et Marc.
    - Il a peur de faire de la peine à madame. Monsieur se contente donc de jouer les perroquets et répète tout ce que la ministre dit. Comme notre cher député "Sois-beau-et-tais-toi".
    - C'est qui, lui? demande Serge.
    - L'an dernier, ils ont fait un sondage à Ottawa pour savoir qui était le plus beau député de la Chambre des communes. Au lieu de s'occuper des emplois et des autres dossiers importants, ils préfèrent savoir qui est le plus beau. "Miroir, miroir...", vous connaissez la suite.
    - Oui, mais...
    - Laisse-moi finir. Or, paraîtrait-il que c'est notre cher député qui a été élu comme étant le plus beau. C'est tout ce qu'il sait faire, être beau. Parce que pour ce qui est de s'occuper des dossiers, on sait de quel côté monsieur fait son lit: "Sois beau puis ferme ta gueule!".
    - Moi j'ai de la difficulté à leur en vouloir, reprend madame Poirier. Il n'y a encore pas si longtemps, on m'aurait parlé de la menace que représente l'Irving Whale, j'aurais eu envie de rire de la personne. Quand ce bateau-là a coulé, j'avais l'âge de Caroline aujourd'hui. Ça me préoccupait pas gros pour pas dire pas du tout.
    "Et puis, avec le temps, j'ai fini par tout oublier, comme tant d'autres. Si Caroline et Marc étaient pas mes enfants, j'aurais pas été, un peu malgré moi, mêlée à toute cette affaire. J'avoue qu'au début, quand je les voyais se préoccuper de ce dossier, ça me tapait sur les nerfs. Je me disais qu'ils se laissaient monter la tête. Jusqu'à ce que j'en discute avec Gustave, j'étais pas convaincue.
    - Et qu'est-ce qui vous a fait changer d'idée? demande le vétérinaire.
    - Depuis que le ministre des pêches a décidé d'établir son moratoire sur la pêche dans le golfe, Gustave ne pêche plus, comme bien d'autres. Nous sommes donc réduits à attendre après le chèque de chômage, même si pour ma part je travaille pour le moment. Après ça, on attendra tous les deux notre chômage.
    "Mais si, comme dit Gustave, la coque du Irving Whale éclate, on n'aura plus besoin d'un moratoire dans le golfe. Même s'il y a du poisson, plus personne voudra l'acheter parce que personne est intéressé à acheter puis manger du poisson qui sent le mazout.
    "En un mot, si j'avais pas eu Caroline et Marc, surtout Caroline, pour me rabattre les oreilles avec le dossier du Irving Whale depuis plus de deux ans, moi non plus je serais pas davantage sensibilisée que la population en général. Et je serais surtout pas membre de Jacques.
    - Oui, de ce côté-là, on peut dire, reconnaît le vétérinaire, que notre groupe grossit, mais ce n'est pas suffisant. Grosso modo une quinzaine de membres, mais pour le reste, on a un peu l'impression de tourner en rond.
    - Ne reste plus, maintenant, qu'à espérer la sortie du Québec-Science de juin pour voir ce que ça peut nous apporter comme appui. Peut-être qu'eux pourront faire fléchir la ministre Copps.
    - J'espère, approuve le vétérinaire, mais quitte à passer pour rabat-joie, j'en doute. À l'heure actuelle, il y a eu beaucoup de personnes qui ont écrit dans les journaux d'un bout à l'autre de la province et des journalistes qui ont beaucoup de crédibilité, mais la ministre reste bien assise sur ses idées.
    - C'est normal, s'asseoir dessus c'est sa façon de se garder le cerveau au chaud, réplique Marc, sarcastique.
    Là, ce sont tous les jeunes qui ont rit, en plus de monsieur Chlodomir qui a esquissé un sourire. Lui, ça paraît beaucoup quand il sourit parce que les rides qu'il a autour des yeux s'étirent un peu comme des rayons de soleil ou d'étoile.
    Sauf que c'est le seul adulte à avoir trouvé la réplique de Marc drôle. Le vétérinaire a fait comme s'il n'avait pas entendu, les autres adultes ont regardé la mère de Marc et Caroline pour savoir si elle répliquerait et ce qu'elle dirait. Comme si c'était possible qu'elle ne dise rien...
    - Marc!, qu'elle a riposté aussitôt. Je veux bien admettre que tu la trouves pas intelligente, mais c'est pas une raison pour être impoli.
    Et là, contrairement à toute attente, c'est monsieur Chlodomir qui a pris la défense de Marc. Ça prouve une fois de plus que c'est vrai que monsieur Chlodomir est proche des jeunes. Mais ça ne devait pas durer longtemps.
    - Je sais bien, Marc a l'air de manquer de politesse. Sauf que j'aurais tendance à être d'accord avec lui sur le sujet...
    - Bien sûr, c'est un jeune qui fait des remarques, il n'y a pas de danger que monsieur Vigneau soit contre ses propos, l'interrompt madame Poirier.
    - Écoute-moi bien, Suzanne, je sais parfaitement que c'est toi qui es la mère de Marc. C'est pas à moi de décider ce qu'il peut dire ou penser.
    "Sauf que, quand on sait que 25% des prises de poisson au Québec se font par la flotte des Iles-de-la-Madeleine, que 71% des débarquements de homard au Québec se font aux Iles, faut pas s'attendre à ce que les pêcheurs des provinces maritimes nous appuient fort-fort.
    "Pour eux-autres, ce serait juste une bonne chose que le Québec perde sa place dans la production de homard. Ce serait un marché qu'ils peuvent pas avoir autrement. Pour ce qui est de madame Copps, pour le moment, si elle t'a prouvé qu'elle avait de l'intelligence, je te trouve chanceuse parce que moi elle me l'a pas prouvé.
    "Je pense que se contenter de défendre la position de Irving Oil comme elle le fait en tant que ministre de l'Environnement prouve justement ce que Marc a dit. Je sais, tu me diras que c'est plus facile de critiquer que d'agir. Mais justement, Marc, tout comme sa soeur, tout comme Josée, tout comme Serge ou tous les autres jeunes qui sont membres de Jacques ont prouvé qu'ils étaient capables de faire bien d'autre chose que de critiquer.
    "Au moins, ils critiquent, mais ils sont aussi capables de faire leur part dans le dossier. De ce côté-là, personne peut leur faire de reproche. En tous les cas, moi je suis pas prêt à leur en faire.
    - Il y en a quand même passablement qui s'occupent du dossier.
    - Je regrette de vous le dire comme ça, madame Poirier, intervient le vétérinaire, mais non, il n'y en a pas tant que ça qui se préoccupent du sujet. Évidemment il semble y en avoir beaucoup, mais dans les faits, nous sommes une poignée à être conscientisés à la menace que représente le Irving Whale.
    - Et qu'est-ce que vous faites de l'organisme chargé de la restauration des dunes et de la protection des côtes, Fossîles, du Comité de vigilance, de la Garde côtière, de la municipalité régionale et de tout le reste?
    - La municipalité régionale a des doutes quant à la sécurité de la méthode utilisée. En tous les cas, c'est ce qu'ils prétendent. Mais le problème, c'est que leur porte-parole au comité de vigilance croit dur comme fer ce que lui dit la Garde côtière. Je parlerai pas du directeur de la Garde côtière, j'ai déjà dit ce que j'en pensais, j'ai pas changé d'opinion. Je me contenterai de dire que c'est "un fonctionnaire qui fait tout ce qu'il peut pour plaire à ses patrons".
    Mais même si monsieur Chlodomir a déjà dit tout ce qu'il pense du directeur de la Garde côtière, il n'en continue pas moins à parler d'une façon telle que la mère de Caroline et Marc est un peu scandalisée et, si monsieur Chlodomir était plus jeune, c'est certain qu'elle lui dirait sa façon de penser à lui aussi.
    Sauf que, quand on a, comme monsieur Chlodomir, dépassé l'âge de la retraite, qu'on marche maintenant avec une canne, qu'on a les cheveux tout blanc comme sa grosse moustache d'ailleurs, on peut dire ce qu'on pense, même si ça ne plaît pas aux autres.
    Comme il prend toujours ou presque toujours la défense des jeunes, comme il le voient tous comme un des leurs, Marc, Josée, Caroline et Serge se sentent parfaitement capables de prendre la défense de monsieur Chlodomir si besoin se fait sentir.
    Depuis qu'il est sorti de l'hôpital, il doit utiliser une canne... Monsieur Chlodomir n'est donc plus capable d'aller faire son tour sur la côte tout seul. À chaque fois, l'un ou l'autre des joyeux garnements s'organise pour aller avec lui.
    De toute façon, ne fait-il pas partie de la bande des jeunes depuis le début?
     Là-dessus, il n'y a personne qui pourrait le contester. Mais ça n'empêche personne de trouver curieux les propos de monsieur Chlodomir au sujet du directeur du bureau de la Garde côtière.
    - Surtout lui, continue monsieur Chlodomir, devrait savoir tout ce que ça a déjà coûté aux Iles d'être pris avec les poubelles de la compagnie Irving.
    "Quand le Irving Whale a coulé, au mois de septembre 1970, il était déjà en poste. J'ai d'ailleurs, dans mes tiroirs, à la maison, un article paru sur le dossier du Irving Whale, dans le Madelinot. Non seulement il en est question, mais il est photographié.
    - C'est quoi, le Madelinot? demande Serge.
    - C'était le journal qu'il y avait aux Iles avant le Radar. Dans ce journal, si ma mémoire est bonne, paru à la fin octobre 1970 , il y a une lettre ouverte de l'écrivain Farley Mowat, datée de plus d'un mois plus tôt, donc juste quelques semaines après le naufrage du Irving Whale.
    "Monsieur Mowat qui avait une maison d'été à Grande-Entrée dit qu'il lui a fallu obtenir l'assistance des journalistes de la presse écrite, de la radio et de la télévision du continent pour que le Ministère des Transports fasse le travail que la compagnie Irving n'a jamais voulu faire. Cette même compagnie qui prétend avoir toujours pris ses responsabilités de citoyen corporatif, comme ils disent.
    "Le directeur de la Garde côtière actuel a été directement impliqué dans le dossier. Il est originaire des Iles, il devrait être le premier à se préoccuper de ce qui se produira aux Iles si le Irving Whale casse.
    - D'après ce qu'il dit, réplique madame Poirier, ça ne peut pas se produire, parce que le Irving Whale est en acier, pas en carton et, c'est bien connu, de l'acier ça plie pas.
    Madame Poirier pensait bien avoir le dernier mot avec monsieur Chlodomir et le voir parler d'autre chose, mais il n'est pas question pour le vieux monsieur de laisser passer celle-là.
    - Justement, ma chère. Tu vois, moi j'appartiens à une époque où on envoyait pas les jeunes à l'école. En tous les cas, on y allait juste un petit peu, de quoi apprendre à écrire un petit peu, être capables d'écrire notre nom, savoir compter 2"2. Mais il se trouve que je suis membre de la bibliothèque municipale.
    - Qu'est-ce que ça vient faire dans le décor? questionne le vétérinaire.
    - Toi, mon jeune, toi qui as fait des études en masse pour soigner les animaux, tu dois connaître ça, les fables de La Fontaine...
    - Bien sûr.
    - En ce cas-là, retourne lire Le chêne et le roseau, tu vas comprendre ce que je veux dire. L'avantage du carton sur l'acier, c'est que le carton plie. Tu te rappelles pas de ça: "je plie et ne romps pas"?
    "Dans sa lettre, Farley Mowat disait que Anous avons peut-être évité une catastrophe aux Iles, mais le danger persiste et seulement si chacun fait preuve de beaucoup de vigilance, nous pourrons nous assurer que le danger est conservé sous contrôle."
    "Depuis vingt-cinq ans, le gouvernement laisse la barge se vider au fond de l'eau et qu'est-ce qu'il fait dans le dossier? Il se traîne les pieds, prétend que le Irving Whale est étanche, quand après chaque tempête pendant la période migratoire on retrouve des dizaines et des dizaines d'oiseaux mazoutés, morts.
    "Madame Copps, celle qu'on a élue comme ministre de l'Environnement se prend pour la responsable des finances de Irving Oil. Si elle est capable de faire croire aux journalistes que c'est pas le Irving Whale qui coule, c'est d'autres bateaux qui font leur vidange d'huile, il y a quelque chose qui va pas. Pour moi, une vidange d'huile aura jamais la même consistance que le mazout du Irving Whale.
    "Elle se dépêche de dire que monsieur Lucien Bouchard a rien fait quand il était ministre de l'environnement. Ce qu'elle cherche à cacher, c'est que c'est son parti qui était au pouvoir quand le Irving Whale a coulé. Qu'est-ce qu'ils ont fait dans le temps? Qu'est-ce qu'il a fait, Don Jaemison, le ministre de l'environnement du temps où le Irving Whale a coulé? Rien. De ce côté-là, madame Copps a pas de leçon à donner à personne, surtout pas à monsieur Bouchard.
    "D'après elle, il n'y a aucun danger, tout est bien sécuritaire. Ça coule pas, ça a jamais coulé, nous autres on est des fous qui se plaignent pour rien. C'est pas le Irving Whale qui est au fond de l'eau, c'est la mémoire des Madelinots. D'après elle, on est toute une bande de crétins qui chiâlent pour rien.
    Comme de raison, je suis pas un expert en renflouage d'épaves. Sauf que, à toutes les fois qu'elle parle du Irving Whale, je trouve qu'elle vient de manquer une bonne occasion de se taire.
    "Quand elle parle de son enveloppe qui a l'allure d'un gros condom pour envelopper le Irving Whale avant de le remonter, faites-moi pas croire qu'elle fait preuve d'intelligence. Un condom, on met ça avant, pas après l'éjaculation. Même les jeunes savent ça, aujourd'hui. Au lieu de se préoccuper des finances de Irving Oil comme si ça sortait de sa propre poche, elle serait mieux de se tourner sept fois la langue avant de parler.
    "Quand elle explique qu'elle a l'intention d'aller poser ses estacades tout le tour du Irving Whale, au fond de l'eau, moi c'est dans son bain que je les mettrais, les estacades. Pour empêcher sa bêtise de déborder!
    "Quand elle...
    Et puis, tout d'un coup, monsieur Chlodomir qui avait la figure toute rouge, qui brandissait sa canne comme pour attaquer le premier qui oserait essayer de l'arrêter de parler, a échappé sa canne.
    Il est devenu tout blanc, il s'est pris la poitrine à deux mains, puis il est tombé en bas de sa chaise.
    Ça s'est fait tellement vite que personne n'a eu le temps de dire quoi que ce soit. Tout de suite monsieur Saint-Pierre s'est levé, tellement vite qu'il en a fait tomber sa chaise.
    Il s'est approché de monsieur Chlodomir et a déboutonné le col de la chemise du vieux monsieur.
    - Vite, appelez une ambulance, a-t-il demandé.
    Serge est parti à la course pour téléphoner, pendant que le vétérinaire donnait les premiers soins à monsieur Chlodomir.
    - Monsieur Saint-Pierre, demande Caroline, veux-tu que j'aille te chercher ta trousse dans ton auto?
    - Bien oui, Caroline, dépêche-toi, réplique sa mère. Tu vois bien qu'il peut pas y aller lui-même.
    - Non, Caroline, intervient le vétérinaire. Ça sert à rien d'aller la chercher, je peux pas m'en servir.
    - Quoi? s'insurge madame Poirier. Vous voulez dire que vous allez le laisser crever là comme un chien sans rien faire?
    - Non, madame Poirier. Pas comme un chien. Un chien, j'aurais le droit de le soigner. Mais en tant que médecin vétérinaire, j'ai pas le droit de soigner un humain avec des médicaments ou des injections.
    - Même si monsieur Vigneau risque d'en mourir?
    - Même à ce compte-là. C'est pas que je veux pas; je ferais tout pour monsieur Vigneau. Tout ce que j'ai le "droit" de faire. Mais lui donner une injection ou des médicaments, ça ne m'est pas permis. Tout ce que je peux faire, c'est de lui donner les premiers soins.
    - L'ambulance s'en vient, se contente de dire Serge en revenant près de monsieur Chlodomir et du vétérinaire pendant que, sans dire un mot, sans émettre le moindre son, Caroline regarde la scène et pleure.
    "Pourvu que l'ambulance arrive à temps", se dit-elle. S'il fallait...
    Et, comprenant qu'elle a de la peine, Serge commence par prendre sa main qu'il serre fort, puis il passe son bras autour du cou de Caroline. Aussitôt, elle se retourne et, appuyant sa tête dans le creux de l'épaule de Serge, elle se met à pleurer de plus belle, pendant que Serge lui frotte le cou.
    Rapidement il sent les larmes à travers son chandail et se mord les lèvres pour ne pas pleurer lui aussi. Tout comme Caroline, il a un peu l'impression d'avoir des boules dans la gorge et il a mal dans la poitrine.
    Pendant qu'on entend l'ambulance au loin, pour la première fois depuis longtemps, il réalise qu'il a peur. Peur pour son vieil ami.
(...)

Pour la suite, veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi