Navigateur placentaire
a été publié originellement dans le collectif
Les Îles de l'Âme, paru aux
Éditions Humanitas, Montréal, 1994.



    J'ouvre les yeux. Grands. Le plus grand possible, parce que j'ai de la difficulté à bien distinguer. Je cherche, je regarde, ma longue-vue écume l'horizon, je fouille partout, mais rien pour donner réponse à mes interrogations..
    C'est mon premier rendez-vous à l'aveuglette. C'est important un amour, surtout le premier. Et un amour vrai est toujours le premier. Beaucoup de voyageurs m'ont déjà parlé de celle vers qui je vogue, mais je n'en sais rien. On a commencé par me la décrire rousse et rebelle, puis blonde et voluptueuse et finalement on m'apprend qu'elle est brune fatale. Les portraits sont diamétralement opposés et ne m'apparaissent pas vraiment sérieux.
    Elle est québécoise pur miel, mais si lointaine que sa seule évocation me fait l'effet d'un rêve. Je cherche une carte de l'Atlantique Nord et je scrute le large, à travers les embruns. Je découvre enfin une tache qui se dessine, forme foetale enjôleuse, baignant dans le liquide amniotique de son golfe.
    Mes yeux sont démunis parce que j'ignore ce que je cherche. La grisaille naufrageuse m'engloutit. Je me retrouve emmailloté dans des langes de brume et toujours rien pour me sortir de mes interrogations qui dégénèrent bientôt en hantises.
    N'ai-je pas déjà été suffisamment piégé par des écueils, des sirènes-fausses-alarmes et des monstres marins, menacé par des Tritons, en louvoyant à travers les pages de l'Odyssée sur mon radeau de rêves, sans m'embarquer à bord d'une telle galère?
    Suis-je devenu un Ulysse des temps modernes, un Robinson Crusoë naviguant vers son naufrage ou un rejeton du Capitaine Fracasse? Je m'imagine, toutes voiles dehors, mettant bonnettes sur bonnettes, en écumeur des mers, accoudé au bastingage. Décidément, je ferais mieux de mouiller l'ancre avant qu'il ne soit trop tard.
    Flibustier de baignoire, je nie tout naufrage éventuel, mais ma témérité pourrait m'être coûteuse. Avant même de saborder l'ennemi, je pourrais être envoyé par le fond. Elle est cruelle, celle qui roule sous mes pieds. Elle en a pris par centaines, par milliers, depuis la nuit des temps. De plus malins que moi. Et des plus expérimentés aussi.
    Sous sa cape où le brouillard laisse entrevoir des reflets précieux d'aigue-marine, d'opale, de néphrite et de jade, elle dissimule des pièges innombrables, mais surtout insondables.
    Elle renferme des bestioles qui ne font pas de quartier. Si les dauphins sont sans danger pour moi, les requins ne le sont pas tous, non plus que les rorquals. Et c'est faire abstraction de ces êtres perfides qui attaquent avec hypocrisie. Entrés dans le bois de mon embarcation de façon insidieuse, aussi minuscules qu'une tête d'épingle, ils creusent dans les membrures et les bordages, des labyrinthes sans fin qui donneront bientôt au bois, l'aspect d'une éponge. Tarets, qu'on les nomme. Mais on pourrait utiliser d'autres noms; il n'y en a pas de trop vil pour eux.
    Passons sous silence les hauts-fonds, ces récifs meurtriers qui risquent à tout moment de déchirer la quille de mon bâtiment. Ce n'est pas ce qui importe.
    Une douce volupté m'envahit pendant que la brise trousse sa jupe de brouillard. Je peux enfin voir ce corps qu'elle m'offre, m'invite à prendre avec mon amour bestial. Je n'ai pas envie de jouer les maîtres de harem avec elle. Je n'ai rien de l'eunuque, ni du satyre. Pourtant, je salive à la vue de toute cette chair fraîche qui me porte à la tête, hydromel, tourbillon de plaisirs.
    Elle est là, enfin devant moi, se trémoussant dans les plis du brouillard, provocante, suave, enchanteresse. Une curieuse sensation de douce chaleur envahit mon bas-ventre et je me demande si cette mer écumante n'est pas chargée d'aphrodisiaques.
    Magique, elle me promet des heures de chaude béatitude qui m'apparaissent rapidement comme un rêve érotique. Des heures trop belles pour être vraies. Trop vraies pour n'être qu'un rêve. A moins que ce ne soit un rêve éveillé...
    Ses parfums exquis chatouillent ma narine et son nez retroussé flaire mon état de rut qui l'excite et lui met des rêves en tête, aussi alléchants que les miens. J'entends au loin la mélopée nasillarde des cornes de brume, mais ces sirènes n'ont pas pour moi la mélodie ensorceleuse qu'elles ont psalmodié pour le navigateur antique. Mais je ne navigue pas dans son sillage.
    Ma nymphe promène ses courbes vaporeuses et danse et se trémousse dans les foins sauvages de ma pensée. Ses bras blancs déploient des ailes de pigeon, ses longues et fines jambes dessinent des entrechats et le sable blond jaillit entre ses orteils et coule en cascades. Je voudrais, comme lui, me glisser contre la peau douce de ma vénus. M'imprégner de son odeur affriolante.
    Son oeil fourrage le brouillard de mes entrailles et guide ma main vers ses seins. Sa poitrine généreuse se gonfle sous l'excitation. Ses mamelons durcis me provoquent, magnétisent ma main, hypnotisent mes sens.
    Elle secoue sa chevelure blonde aux reflets roux qui danse sous mes yeux, se décoiffe et laisse le vent jouer dans cette crinière d'or hérissée de doux méandres qui me survoltent; de fines gouttelettes de transpiration éclaboussent ma lèvre.
    Ma déesse est peut-être nubile, mais elle n'en est pas moins gueuse. Fille d'Ève, elle m'attire dans ses lagunes et lèche le sel de ma sueur dès que je m'étends sur sa chaude langue de sable. Je la caresse et, entre mes doigts, elle se défile. Mes bras trop courts ne peuvent arpenter ses flancs creux.
    Ses grains de beauté m'émoustillent, mais elle en a tant et tant sur cette poitrine volontaire que je n'arrive pas à les dénombrer. Ses fesses menues et fermes, davantage que ses buttereaux invitent mes mains. Elle entrouvre son aine et je vois perler, sur ses poils pubiens, la rosée du matin qui m'excite.
    J'approche la main, mais elle referme aussitôt sa corolle de plaisirs infinis, me refusant son suc. Tant bien que mal, je domine ma convoitise. Je la caresse et mes doigts courent sur sa peau satinée. Étrangement, c'est moi qui en retire des frissons.
    Et je me laisse envoûter par ce parfum de myrique et de foin coupé qui se dégage des pores de sa peau, je hume et, comme un taureau en chaleurs, je retrousse la lèvre supérieure, analysant cette senteur de désir. Elle se laisse envahir par mes gâteries pendant que je nargue ses mamelons.
    Sa croupe ondule pendant que mes mains parcourent son corps et elle pousse de petits rires nerveux; l'excitation nous gagne et nous enivre malgré nous. Je me grise de ses tourments et la regarde onduler, chenille en bout de soie. Retournée sur le flanc, elle avance le bassin et replie les genoux.
    Offerte, elle laisse retomber ses bras et son haleine chaude m'émoustille pendant que ses pieds se crispent de ravissement. Elle essaie de retenir le moment de la jouissance et je redouble d'ardeur, l'invitant à se laisser emporter, mais elle se dérobe sous mes mains, sous ma langue, sous mes dents. Elle me repousse et explose enfin dans un râle de béatitude.
    Je perçois, sous son sein gauche, son coeur qui palpite et je la cajole du regard. Je regarde sa poitrine se gonfler et s'aplatir sous ses seins pendant que sa respiration se régularise et je la trouve belle, mon île de désir.
    Je m'assois à côté d'elle, sans la quitter des yeux; furtivement, j'allonge la main et cueille un épi de foin de mer, en savourant la tige tendre, je laisse l'épi effleurer son ventre plat, escalader ses collines, courir sur sa gorge, butiner d'un mamelon à l'autre, puis redescendre explorer son bourgeon ombilical. Elle cherche à s'éclipser, mais bientôt son rire en cascade, semblable à celui d'une gamine, goûte la séduction.
    Elle me prend doucement par l'épaule et m'invite, d'une pression des doigts, à poser ma tête sur son ventre. Confortablement installés, elle ondule sa main dans mes cheveux, triturant ma calvitie naissante.
    Je me laisse bercer par les minauderies des vagues, pendant que ma geisha m'initie à de nouveaux préambules aux plaisirs érotiques. Je renifle encore son parfum de lavande de mer qui m'ensorcelle et me grise. Je souhaitais la laisser, rêveuse, déguster les dernières effluves du plaisir conquis, mais insatiable, elle tyrannise l'offrande.
    Sans le laisser paraître, j'évalue sa respiration qui revient lentement à la normale. Doucement, elle fait courir ses doigts aux griffes acérées, les fait glisser de mon front à mes tempes, libère mes oreilles, se dérobe vers mon cou, dessinant des arabesques sur ma gorge, retourne à mon cou et effleure le long de ma colonne vertébrale. Comme elle sait s'y prendre, mon paradis d'amour et de beauté.
    Lentement, je me retourne et mon nez est menacé par un assaillant rose, mamelon qui réclame l'offrande suprême. Je me plie de bonne grâce à ses caprices. Je le nargue du bout de la langue et, à nouveau, il durcit, prêt à emmagasiner d'autres réserves de délices que j'ai peine à contrôler. Et je lui prodigue mille et une cajoleries, l'étourdis sous un flot de lave salivaire et mes mains reprennent leur ballade sur le corps vierge de mon île.
    Et je profite de l'ouverture de sa bouche, délaisse le mamelon et y plonge ma langue qu'elle prend goulûment, qu'elle mordille à son tour, pendant que ses ongles labourent la chair de mon dos. Mes tentacules imposent leur emprise sur tout son corps et l'excitation la gagne lentement.
    Mon sexe survolté sanglote et se rebelle. Il étouffe, batracien en manque d'humidité, se révolte, agoraphobe qui désespère de son héroïne, la supplie de s'émouvoir pour lui. Son érection est si intense que j'en ai mal au bas-ventre. Mes testicules enflés se sentent à l'étroit dans leur enveloppe, suppliciés implorant la grâce de la délivrance.
    Sa main agrippe ma bourse, tellement tendue que j'y sens les heurts de millions de spermatozoïdes auto-tamponneurs frénétiques coincés dans un carambolage monstre. Son pouce remonte le long de mon membre excité, décoiffe mon gland, faisant descendre le béret de chair, envoyant des électrochocs sur chaque micromètre et me procurant un plaisir pervers.
    Pour me contrôler, je quitte sa bouche et mes lèvres se mettent à courir frénétiquement sur son corps, son cou, ses épaules, revient sur ses seins pour s'en détacher à nouveau. Ma langue pousse son chemin sous ses aisselles, descend sur son flanc, revient, étourdissante sur son ventre et entreprend une fouille spéléologique de son nombril.
    Mon amante se rebelle sous les invites de mes mains, mais lentement, elle relâche la pression de ses cuisses. Mon doigt part à la rencontre de sa fleur secrète et elle se met à accentuer le rythme de sa respiration. Ensorcelée, elle étouffe sa satisfaction et, d'un oeil furtif, j'épie entre ses deux seins, ses lèvres qu'elle mord pour tenter de conjurer l'enchantement maléfique. Mais la volonté est faible, et sa chair si tendre...
    Elle se laisse envahir par l'ivresse de mes attentions, se laisse bercer en me prodiguant l'extase, puis son corps gluant de ma salive reprend ses ondulations sous mes provocations répétées. Ma langue poursuit sa descente vers la vallée du plaisir, goûtant les premiers relents de jouissance et je planque mes lèvres sur la caverne qui s'offre à la volupté.
    Comment pourrais-je arriver à me sortir de ce piège pervers, alors que Merlin a perdu tous ses pouvoirs devant l'implacable Viviane? Je ne peux me détacher de ma Veuve noire qui m'a pris dans sa toile. Je me sens perdu dans les tourments de cette passion et je n'ai pas le goût de me rebeller. Je deviens dément. Je veux boire jusqu'à la lie cette vie de plaisirs sauvages.
    Bientôt, mon Aphrodite m'invite à changer de position, à la prendre à pleine mesure. Brutalement, je m'allonge et pénètre cette amazone que je chevauche avec excitation, pendant que nos rythmes respiratoires s'accélèrent dans une commune mesure et tous deux, dans les prémices de l'apothéose, nous commençons à émettre des râlements qui se relancent et se poursuivent, pour atteindre la béatitude suprême.
    Dans un synchronisme parfait, nos corps ondulent sous la caresse de la brise et se grisent sous les vagues intenses de spasmes, comme des vaisseaux en perdition dans la tourmente. Sans le réaliser, j'en suis venu à la posséder, mon île merveilleuse que j'espérais depuis ma plus lointaine enfance, celle qui hantait le moindre de mes instants, me berçait d'envie.
    Et, maintenant que j'ai réalisé ce souhait le plus cher, égoïstement, je plie bagage, avec le sentiment que c'est bien fini. Puisque j'ai encore la possibilité de m'en évader, pourquoi risquer le péril de m'amouracher de celle qui m'a tout donné et qui se laissera reprendre sitôt que je remontrerai le bout de mon nez pervers?
    Je pars vers d'autres conquêtes, encore étourdi par celle qui m'effraie un peu, même si je refuse de l'avouer. Solitaire comme une bouteille à la mer, nacelle délabrée dans la tempête, elle donne sans compter, mais est incapable de se rapprocher des grands centres. Et j'y tiens à ma petite vie bourgeoise, à mes centres commerciaux de la métropole, à mon Château Frontenac, à ma Colline parlementaire ontarienne.
    J'y tiens, à cette proximité de l'Europe que me procure Mirabel, au sirop d'érable de l'Estrie, à ma tourtière du Saguenay, à mes forêts de la Mauricie. Trop pour demeurer fidèle à cette beauté qui s'est offerte sans retenue, mon île. Elle tente de me garder, mais je me rebelle. Je n'appréhende pas la proximité de la mer.
    Ce n'est pas l'insularité qui me fait craindre non plus, mais l'inconnu. Pourtant, ma vie l'a chevauché cet inconnu. Faite de quête d'absolu. Je ne vois pas plus loin parce qu'incapable de regarder derrière, à l'époque où j'étais dans le sein de ma mère, frêle esquif incontrôlé, incontrôlable, n'ayant aucun droit ni pouvoir qu'autre que celui du corsaire intérieur. Et pourtant je m'y sentais suffisamment bien pour y mouiller pendant neuf mois.
    Je n'ai donc plus qu'à la quitter pour ne pas revenir. J'espère seulement en avoir le courage et la force, mais il est tellement difficile de tout balancer par-dessus bord, quand on aime, qu'on se sait aimé.
    Je l'ai quittée, un matin triste et gris de brume, la mort dans l'âme. Embarqué comme en un exil volontaire. Parti en emportant avec moi, comme un voleur, souvenirs et jouissance. Parti comme j'ai toujours vécu, sans regarder par derrière; j'en étais incapable.
    Parti sans me préoccuper de celle que j'ai désirée, que j'ai eue. Sans même reprendre de nouvelles d'elle, ni chercher à raviver son souvenir. C'est peut-être mieux ainsi. Je ne la méritais pas, cette île qui s'est offerte. Je ne mérite pas davantage la passion qu'elle m'a insufflée.
    Trop préoccupé par ma jouissance de mâle et mon petit moi personnel, par ces souvenirs que j'en ai rapportés. Mais en regardant ces photos d'elle que j'idolâtre sur cet encadrement que j'en ai fait, dans ma chambre de vieux garçon débauché, j'ai des pincements. Photographiée dans des poses érotiques, je la regarde bien, celle que je désire encore et qui me trouble, me bouleverse, m'émoustille, me secoue et dont je cauchemarde.
    Mais la passion me dévore. Je veux retrouver mon île. Bon... disons que tu n'es pas "mon" île. Viens m'étourdir de ton parfum comme autrefois. Je t'attends au quai.
    C'est là que je renaîtrai, Navigateur placentaire...


© Gervais Pomerleau