(Publié au printemps 1999, Rocher-aux-Oiseaux relate la petite histoire de l'un des phares les plus célèbres de l'est canadien et, sans contredit, celui dont l'histoire est la plus macabre, la plus tragique.)



Rocher-aux-Oiseaux
est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture: © Louis Bernier
ISBN: 2-89396-186-x
Dépôt légal: 2e trimestre 1999
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Tous droits de traduction et de reproduction,
par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.
© Humanitas & Gervais Pomerleau




Les Chevaucheurs de Vagues
* * * * *

Isolement, intimité, renoncement, apaisement de la nostalgie par la pensée; telle est la vie de ces hommes. Pour horizon le brouillard des flots et des événements, pour musique le vent de tempête, pour spectacle la mobilité d'un infini, la mer, sous la fixité d'un autre infini, le ciel. On est des naufragés, on regarde les abîmes...

— Victor Hugo
Mes Fils


A mon frère Christian qui,
à son corps défendant,
tient lieu de phare
dans ma famille depuis longtemps
et à Lorraine
qui en est la gardienne...

G. P.


Avant-propos


    On ne peut arriver dans une région, quelle qu'elle soit, et s'approprier l'histoire qu'elle s'est forgée à coups de courbatures, d'ampoules et de sueurs. Au terme de cette saga, je n'ai jamais eu d'autre intention que de rendre aux anciens Madelinots le patrimoine qui baigne dans la saumure laurentienne depuis des siècles et qui leur appartient. Quant aux plus jeunes, j'aurai peut-être contribué à leur faire prendre conscience de la richesse de leurs racines.
    Il était juste et bon que la petite histoire des Madeleiniennes et des Madelinots leur soit rendue par quelqu'un qui n'appartient pas de la place. Que j'aie été cet étranger n'est que le fruit des circonstances fortuites. D'autres auraient pu le faire, et faire preuve de plus d'adresse, mais comme tout n'a pas été raconté...
    Cependant, il eût été impensable, malgré ma bonne volonté, de relever seul un tel défi. Il serait ingrat pour moi de passer sous silence ceux et celles qui m'auront appuyé tout au long de ces années de recherche et d'écriture. Je songe, en particulier, à mon regretté ami Fernand Bourgeois, maintenant enallé mouiller l'ancre sous d'autres cieux que ma trop courte vue m'empêche d'apercevoir. Tu connaissais les fonds marins, mais d'autres choses encore, Fernand. Toi qui savais si bien le manier, cher ami, mon grand frère, de quelle sorte d'archet te sers-tu pour maintenant faire danser les saints?
    Fidèle complice de son mari, «Laurette à Fernand» aura épaulé cet homme qui non seulement m'a appris la mer mais, davantage encore, à la chérir. Depuis qu'il a largué les amarres, seule avec sa famille élargie par ses enfants et la vie, elle m'aura conservé son amitié tangible et sincère, même dans la tourmente. Pour tout ce que tu as fait pour moi, je te remercie, ma chère grande sœur.
    Eric à Fernand, digne fils de ton père, aussi placide, aussi généreux, patient, avec qui j'ai eu si souvent plaisir à voguer, à parler et parfois me taire, Eric, mon petit frère, je te salue.
     Comment cacher la complicité de Martin Vigneau et de son épouse Laurette qui m'ont accordé du temps sans compter, ne serait-ce que pour me permettre de mieux amariner mes histoires? Si ces cinq livres sur les Iles-de-la-Madeleine que j'ai griffonnés sentent autant le large en raison de la saveur de la langue, c'est d'abord à Laurette et Martin que je le dois.
    Edmond à Procule Bourgeois, le frère de Fernand par-delà le sang m'a appris que, même dans la grisaille, luit toujours un rayon de soleil dans l'œil de quelqu'un et c'est généralement dans le sien. Edmond, toi qui, avec Fernand et Eric, a parfait mon apprentissage de la mer, aussi fidèle à toi-même qu'à Edesse, tu sais que nos liens ne se limitent pas à notre amitié pour Fernand, loin de là. Merci, Edmond. Pour tout!
    Beaucoup de gratitude aussi pour Monique Laurion, mon médecin, mais davantage mon amie. Si je désespère parfois devant son zèle à surveiller ma santé, plus pragmatique, j'apprécie celui qu'elle investit à contrôler celle de mes personnages, pointant mes élucubrations que sa science repère, dépensant temps et énergie (et peut-être des sous aussi) pour m'éviter les écueils de l'incohérence. T'es vraiment chouette, Mô! Merci.
    Beaucoup d'autres personnes ont également nourri ma curiosité, mon imaginaire, qu'il me serait impossible de répertorier sans doubler le format de ce volume. Il y a cependant ma compagne, mon épouse, Ginette, souventes fois trompée avec ma maîtresse, la Mer (ce dont je n'ai ni ferme propos de ne plus recommencer ni même repentir), qui m'aura aussi appuyé tout au long des années, supportant mes caprices et mes lubies, parfois mon caractère que d'aucuns connaissent... Non seulement elle accepte de me voir discuter avec mes personnages sans même faire les présentations ni l'inciter à se joindre à ces longues conversations, mais encore elle fait tout pour me faciliter la tâche. Peut-être malgré elle, mais elle n'en est pas moins coupable de complicité.    Si on veut qu'un avant-propos soit lu, il faut savoir faire court. Si j'en ai tant nommés, c'est qu'il était important pour moi de reconnaître que je n'étais pas seul à ramer dans cette galère si bien décrite par Gerry Boulet comme un beau grand bateau.

G. P.


I

Le Rocher-aux-Oiseaux,
c'est l'île des drames
et de la mort,
véritable dévoreuse de gardiens...

— Florent Plante
(Le Soleil)


    Dans cette nuit noire, sous l'emprise de la pluie qui fouette la peau, avec une brise cherchant constamment à faire lever de terre tout obstacle à sa poussée, le Rocher n'a rien pour sécuriser qui que ce soit. Aussi loin que la mémoire porte, le Rocher-aux-Oiseaux a toujours été perçu par les marins de toute provenance comme un cimetière marin. C'est un récif terrible contre lequel, par dizaines, par centaines peut-être, les bateaux de toutes tailles sont venus terminer leur course. On en viendrait presque à croire que c'est de lui que Victor Hugo parlait lorsqu'il écrivait :
Oh! Combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines
Dans ce morne horizon se sont évanouis!
Combien ont disparu, dure et triste fortune!
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l'aveugle océan à jamais enfouis!

    Depuis l'érection du phare qui perce la tourmente, en 1870, il est également devenu l'écueil de nombre de ses gardiens. Tous, autant qu'ils en sont, ont connu la tragédie, comme si un individu sans foi ni loi, un être démoniaque, avait jeté un sort au Rocher. Depuis lors, on raconte, aux Iles-de-la-Madeleine, nombre d'histoires toutes plus sinistres les unes que les autres sur ce Rocher maudit. Il a, par le fait même, au fil du temps, été enveloppé d'une aura maléfique par les insulaires du large. Fennelton et Guitté, les deux premiers hommes qui y exercèrent la fonction de gardiens, y perdirent la raison. Quant à leurs successeurs, beaucoup y laissèrent la vie. On raconte, par exemple, que...

*

Le 28 octobre 1922,
ROCHER-AUX-OISEAUX
    Là-bas, vers l'ouest, par-delà l'horizon, le soleil n'est pas encore couché. En se retournant, encore plus loin vers l'est, il n'est peut-être pas même encore levé. Et, du sommet de son promontoire, enveloppé dans la nuit opaque, Albin Bourque est assailli par une pluie froide qui cingle le visage et les mains, poussée par des vents de nord-ouest de soixante nœuds. Les gouttelettes ont tellement de force lorsqu'elles vous atteignent, qu'on dirait des grêlons.
    Du haut de son escarpement, le jeune homme fouille la nuit d'encre, trop noire même pour voir la forme des épais nuages qui bouchent dans sa totalité la voûte céleste. Seul, un doigt de lumière crue viole cette cécité en faisant un tour complet sur lui-même à toutes les douze secondes.
    La visibilité, dans les conditions qui sévissent actuellement, est à toute fin pratique réduite à quelque trois milles et demi. Pourtant, par beau temps, de l'endroit où est situé le garçon, il est facile de voir à plus de douze milles, parfois même au-delà de quinze milles. Mais, depuis un peu avant l'aube, le ciel s'est subitement obscurci et les vagues courtes donnent maintenant des coups de boutoir contre la falaise de grès rouge.
     La noirceur est tellement épaisse, dans ces ténèbres d'encre, que le garçon en viendrait presque à se demander s'il a les yeux ouverts ou fermés. En regardant la nuit, Albin Bourque, fils d'Elphège à Albin au défunt Pierre, tente de conjurer le mauvais sort. Mais s'il parvient encore à résister à la force du vent, il sait qu'il n'a aucun pouvoir sur les éléments. Ici, ils deviennent tout-puissants, presque invincibles. Tout au plus a-t-il le pouvoir de les subir. En fait, son lot serait davantage le devoir, que le pouvoir de les subir.
    Comment son père a-t-il pu être réduit à accepter un tel poste sur un rocher qui ne fait pas davantage que huit cents pieds dans sa partie la plus longue et à peine trois cents vingt-cinq pieds dans sa plus grande largeur. Comment peut-on se contraindre à signer un contrat avec le ministère de la Marine et des Pêcheries pour remplir la fonction de gardien de phare sur cette île perdue au large, à dix milles et demi de l'île la plus proche, Brion, qui n'est habitée que par une famille anglaise, les Dingwell?
    Le problème n'est pas en soi que les Dingwell soient anglo-saxon. Depuis plus de cent ans, anglophones et francophones ont appris à cohabiter dans la plus parfaite harmonie sur l'archipel madelinot . La difficulté, c'est l'isolement du Rocher.
    Comment peut-on non seulement s'engager jusqu'à sa mort, mais entraîner également la vie de sa descendance? Est-ce réellement mieux que de pactiser avec le diable? Albin Bourque est loin d'en avoir la conviction, lui qui, depuis l'âge de six ans, vit la majeure partie de l'année sur ce Rocher maudit, loin de l'église, loin du Salut, loin de la fête, loin de sa fiancée avec, comme seules femmes dans son entourage, Alvina qui lui a donné le jour et sa tante Lédéanne, l'épouse de Philias Richard.
    Même lorsqu'elle crie dans ses veines, il doit tout mettre en œuvre pour contenir sa sexualité, la garder en dormance. Il arrive mal à s'imaginer qu'un jour, il pourra agir autrement que les phoques qui se prélassent à la base de son socle de plus de quatre-vingt-dix pieds de haut: penser à la reproduction plus d'une fois l'an.
     Comme il n'a pas le choix, pour l'heure, sa sexualité est latente. Mais quand il doit passer chez son oncle et qu'il voit sa tante Lédéanne en train de donner le sein à son cousin nouveau-né, il a tout à loisir de réaliser que chez l'homme, contrairement au phoque, la sexualité n'est pas affaire de rut. En fait, il se sent toujours en période de rut. Pudiquement, il détourne alors le regard, rougissant, et ses pensées voguent vers sa promise la trop bien nommée Bella, la fille d'Euchariste à Phydime au défunt Florimond à Euchariste Bourgeois. Un jour, elle aussi donnera le sein. Et ce sera Bella à Albin que les gens diront. Et il pourra la regarder à souhait, il pourra même caresser ce corps, parce que ce sera sa femme.
    Pour l'heure, le garçon continue de regarder au loin. Cependant, rien dans cette opacité n'attire son regard. Que de l'eau aux vagues blanchies par l'écume que fait ressortir le doigt de lumière quand il les balaie. De l'eau, encore de l'eau, toujours de l'eau. A gauche, à droite, en avant, en arrière. Rien que de l'eau. Salée. Sur laquelle voguent des bateaux de toutes sortes, de toutes grosseurs. En provenance de Québec ou de Montréal, parfois plus loin encore. De l'autre côté, ils arrivent de la lointaine Europe, au terme d'un voyage qui fera découvrir aux marins de nouveaux horizons.
    Du haut de ses escarpements, Albin à Elphège Bourque n'a nullement besoin de barreaux pour lui rappeler son perpétuel état de prisonnier. C'est la vie que son père a choisie pour lui-même. Et le plus odieux, c'est qu'en se condamnant à perpétuité sur ce Rocher infernal, Elphège Bourque a, par un effet d'entraînement, condamné sa femme et son fils à la même peine. L'unique espoir d'arriver au terme du contrat pour Elphège, tout comme pour Albin, c'est la mort.

(...)

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