(Publié au printemps 1998, c'est un roman du terroir madelinot. L'histoire, basée sur un événement historique relate l'histoire d'une famille décimée au début du XXe siècle pendant une expédition de chasse au phoque.)



La Symphonie des Glaces
est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture: © Rénald Verdier
ISBN: 2-89396-164-9
Dépôt légal: 2e trimestre 1998
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Tous droits de traduction et de reproduction,
par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.
© Humanitas & Gervais Pomerleau




Les Chevaucheurs de Vagues
* * * *

« ... des éboulis de glace, des montagnes
mortes et éblouissantes, rien que de la glace.
Et ce mugissement. Ces tempêtes. Seigneur-Jésus!
Si ce lieu est un paradis, que doit être l'enfer?...»

— Christoph Ransmayr
(Les Effrois de la glace et des ténèbres)

«...Brian [Davis], je ne te félicite pas.
Tu as brisé l'équilibre aux Iles-de-la-Madeleine.
Ton mauvais œil apporte déjà du chômage
Et triste réputation chez les pêcheurs.
Demain, gaspillage et décadence chez les poissons
et leurs habitats naturels...»
— Félix Leclerc
(Rêves à vendre)

A la mémoire de mon père
qui ne l'a jamais su...
A la mémoire de ma mère
qui ne l'a jamais vu...

G.P.

I
Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur
Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,
Parlent encor de vous en remuant la cendre
de leur foyer et de leur cœur!

— Victor Hugo
Oceano Nox


Février 1911
L'ETANG-DES-CAPS
    Le regard perdu à l'horizon, appuyé contre un pieu de la clôture de lices, par habitude, Prixelde regardait le temps passer au-dessus du hameau, mais ne le voyait plus. A la manière d'un cérémonial séculaire, il vida sa pipe en la secouant dans le creux de sa main puis, après avoir humé la cendre refroidie, il la lança par-dessus son épaule gauche.
    Le temps était doux mais les nuages qui se profilaient à l'horizon, s'incrustant dans le regard vide de l'homme, annon-çaient une bonne tempête avant la fin de la journée. Il profitait donc de ces derniers moments à pouvoir demeurer dehors parce qu'il savait que ce mauvais temps durerait plusieurs jours. Il lui serait alors difficile, à partir de ce moment, de retourner regarder le temps passer sur l'archipel, comme il se plaisait à le faire.
    Depuis que la mort était entrée dans sa maison, un peu plus d'un an plus tôt , l'homme était aux prises avec l'angoisse dès qu'il franchissait le seuil de sa porte. Pourtant, il y avait passé des heures heureuses, dans cette maison. Cependant, les murs tou-jours gorgés des rires d'Eunice lui rappelaient son veuvage. Il n'avait qu'à regarder pousser son fils, dru et résistant comme un foin de dune, et avait peine à imaginer que le soleil luirait à nouveau, un jour, dans sa modeste demeure.
    Encore plus obsédant, ces yeux qui le regardaient tirer sur le temps, lorsqu'il était à l'intérieur, avaient gardé l'empreinte indélébile du regard d'Eunice et agissaient sur l'homme comme un reproche. Comme un chef d'accusation qui pointait Prixelde Montigny, l'identifiant comme le seul et unique responsable de la mort de son épouse.
    Il revoyait, maintenant, toujours appuyé contre le pieu de la clôture, comme en un souvenir qui ne s'éteindrait jamais, les derniers jours heureux avec Eunice. Depuis, rien n'avait plus été pareil. La maison lui semblait désormais terne, morte comme cette mer gelée se chargeant de menaces qui se mirait dans son regard.
    — Ma grand' foi du bon Dieu, Prixelde, t'es ben jonglard à matin, quoi c'qui se passe?
    — Ah Léocadie, je t'avais pas vue venir.
    — Je vois ben ça, ça fait au moins trois fois que je te huche .
    — Excuse-moi, j'étais perdu dans mes pensées. J'avais les idées ailleurs.
    — T'étais pas perdu à moitié. Veux-tu ben me dire à quoi c'est que tu jonglais là, à tes vieux péchés?
    — Ma pauvre enfant, la dernière fois que j'en ai eu l'occasion est tellement loin que je m'en rappelle pas.
     — De quoi, de pécher?
    — Bâdre-toi pas avec ça. Y a-tu de quoi que je pourrais faire pour toi?
    — Je me demandais quoi faire pis finalement, j'ai 'idée de faire un pot-en-pot à l'anguille. Je me suis dit que ça te tenterait de traverser pour souper de soir.
    — T'as le don de me prendre par les sentiments.
    — Mon défunt Chlodomir avait habitude de dire, oui, que j'avais le tour avec les hommes.
    — Je me rends bien compte de ça. En seulement, même si c'est vrai que ça me tenterait ben, je peux pas accepter.
    — Comment ça?
    — La première affaire, c'est qu'y a toujours les palabres ; de quoi c'est que le monde va dire?
    — Ah ben, ça parle au diable! Prixelde Montigny qui se fait du sang de cochon pour les palabres, astheure. On aura tout vu! Si c'est rien que ça, moi ça m'énerve pas une miette.
    — Moi non plus, mais...
    — Taise-toi ouère ! le coupe la voisine. Les palabres! Si ça te bâdrait pas, t'en parlerais pas, mon vieux. Ça s'adonne que j'ai rien à me reprocher de ce côté-là.
    — Moi non plus, j'ai rien à me reprocher, mais...
    — Ben si t'as rien à te reprocher, quitte faire les palabres!
    — Y a aussi monsieur le curé qui m'a demandé de passer le voir après-midi.
    — Au Havre-Aubert?
    — Oui. Je sais ben manque pas ce qu'y me veut, mais je sais qu'y veut me voir. C'est Nathaël à Minique qui m'a fait savoir ça hier.
    — C'est pas compliqué, en ce cas-là, je vais t'attendre.
    — Pauvre enfant, t'as en masse de travail avec ton mousse de même, sans en plus t'embarrasser du mien pis de moi par-dessus. Non, laisse faire. Je sais même pas à quelle heure je vas revenir.
    — J'ai dit que j'allais t'attendre, pis je vas t'attendre! Pis fais-moi pas l'affront, Prixelde à Nectaire Montigny, de t'arranger pour te faire inviter à hiverner au Havre-Aubert ou ailleurs, je le prendrais pas.
    — Es-tu en train de virer jalouse, la Léocadie au défunt Chlodomir?
    — Si t'as rien à dire, Prixelde, ferme ta goule ! Tout ce que moi je te dis, c'est que mon mousse va avoir mangé, ça va de soi, mais moi je vas attendre. Pis arrange-toi pas pour me faire passer en-dessous de la table, y est pas dans mes intentions de me coucher de soir avec le ventre creux.
    — Pis c'est que le monde vont en dire?
    — A moins qu'y viennent veiller aux chassis, ils sauront même pas. Si y viennent, y diront que tu te pousses pour moi . Tant qu'y bagueuleront de toi pis moi, y bagueuleront pas des autres. C'est de même que je prends ça.
    — Dans ce cas-là, j'ai pus rien à dire.
    — Je suis contente que t'aies fini par comprendre! Pour ça c'est ben correct, mais j'ai encore de quoi à ajouter avant d'aller finir mon lavage.
    — Quoi donc?
    — La première des choses, c'est que je veux que tu fasses attention sur les chemins, on sait jamais, les chiens...
    — Ce problème-là est réglé. Toi en particulier, tu trouves pas qu'y nous a assez coûté cher pour être enfin réglé?
    — C'est pas une raison, Prixelde. Je t'ai demandé de faire attention, un point c'est tout. On sait jamais c'est qui nous pend au bout du nez, ni c'est qu'y peut se passer.
    — Je le sais ben, mais il est réglé pareil. De toute façon, si ça peut te faire plaisir, je ferai attention. Je ferai aller les palabres. Je penserai à toi, je penserai à ton pot-en-pot, de même, y pourra rien m'arriver.
    — Je te dis pas qu'y pourra rien t'arriver, mais entre toi puis moi, disons que je serais plus tranquille si y t'arrivait rien.
    — Ça veut dire quoi, ça?
    — Pense pas à mal pour rien, Prixelde Montigny. Ça veut dire ce que ça veut dire, pas plus, ni moins.
    — Bon ben en ce cas-là, si je veux pas te faire souper trop tard, je sus aussi ben de m'arranger tout de suite. De même, je pourrai passer au presbytère au commencement de l'après-midi. Avec un peu de chance, je vas être revenu pour l'heure de la traite, avant que la tempête commence.
    — Fais donc ça...
    — C'est ben correct.
    Au moment où Léocadie se retourna pour reprendre la direc-tion de sa maison, de l'autre côté du chemin, Prixelde la regardant une nouvelle fois, comme à toutes les fois, constata que sa voisine se remettait avec plus de force que lui de son propre deuil. Et ce n'était certes pas que son deuil à elle était moins horrible ou plus prévisible que son deuil à lui.
    L'homme revoyait encore son voisin et ami, Chlodomir Lapierre, partiellement dévoré par les chiens errants. Depuis ce temps, presque à chaque fois qu'il revoyait Léocadie, il ré-entendait les propos de son voisin, le fameux soir de Noël, au moment où, de pair, ils allaient porter des victuailles à Parmélia, la veuve de la première victime des chiens errants, Martin Cormier. Comme un pronostic divin, il ré-entendait son voisin lui dire, de façon prémonitoire «Si de quoi m'arrivait, Prixelde, je voudrais que tu prennes soin de Léocadie».
    Prixelde avait eu beau tenter de minimiser les appréhensions de son voisin, non seulement il n'avait pas eu le dernier mot, mais son voisin s'était entêté dans sa requête.
    — On sait pas de quoi demain sera fait, avait-il ajouté comme un point final à la controverse.
    Même si Prixelde avait précisé qu'on verrait bien le lendemain de quoi la journée serait faite, comme averti par un sixième sens, l'homme avait poussé encore plus loin sa déclaration prémonitoire:
    — Ecoute-moi ben, Prixelde. Entre toi pis moi, quoi c'est qui me dit que je vas entendre la messe de minuit de soir?
    Les propos de l'homme avaient donné à Prixelde des sueurs froides dans le dos, mais jamais autant que lorsqu'il avait réalisé, quelques heures plus tard, que son voisin avait réellement entre-vu, dans une portion d'éternité, ce qui allait se passer dans la réalité.
    Et, depuis ce temps, presque à toutes les fois qu'il revoyait Léocadie, presque à toutes les fois qu'il l'entendait parler, c'est la voix de son époux qui refaisait surface, comme un perdu en mer qui revient à la côte pour réclamer une sépulture. Ce n'était cepen-dant pas suffisant pour que l'homme cherche à repousser la présence de sa voisine avec qui, depuis de nombreuses années, il avait entretenu une chaude complicité, tout comme il en avait eu une avec son mari, tout comme eux en avaient eu une avec Eunice, son épouse à lui.
    — A propos, Léocadie, ajouta Prixelde au moment où elle arrivait à la limite de portée de voix, y a-tu de quoi que tu voudrais que je te rapporte du Havre, de chez Alcide Gaudet, de chez Savage ou ailleurs?
    — Tu serais ben d'adon si tu me rapportais une couple de livres de thé, si tu y penses.
    — Pas de soin, je vais te faire ça avant même d'aller rencontrer monsieur le curé. A plus tard, lança-t-il.
    Puis, après quelques instants de réflexion, il ajouta:
    — Ça serait-tu trop de trouble pour toi si j'osais te demander de soigner mon mousse?
    — T'as rien qu'à me le traverser.
    — Ça sera pas long, je vais te l'emmener.
    Rentrant, l'homme s'assura que le feu qui couvait dans le poêle ne présentait aucun danger, puis, après avoir habillé chaudement son fils, Prixelde fit le tour de la maison, puis ressortit avec son fils dans les bras, tirant la porte derrière lui. Traversant le chemin, l'homme entra chez sa voisine, sans frapper, et posa son fils à même le plancher.
    — Je savais pas de quoi c'est que t'avais besoin pour mon mousse. Si y te manque de quoi, t'as rien qu'à traverser, tu sais où sont les affaires. Pis si tu le sais pas, t'as rien qu'à fouiller.
    — C'est ben d'adon.
    — De quoi c'est que je ferais si je t'avais pas, ma chère?
    — Tu ferais pitié, comme tous les hommes qui sont tout seu'.
    — T'as peut-être pas tort.
    — C'est ben beau, tout ça, mais si tu veux être revenu avant la tempête, t'es ben manque mieux d'appareiller .
    — Correct, merci ben pis à betôt. Je te revaudrai ça.
    Sitôt sorti, Prixelde Montigny se dirigea vers son étable pour y atteler à la carriole le cheval acquis quelques mois plus tôt pour remplacer celui que les chiens lui avaient dévoré.
    Dès que les harnais furent en place, sans regarder à droite ou à gauche, sans même un regard pour sa maison où tant de repro-ches s'étaient accumulés depuis un an, l'homme s'assit dans sa carriole et fit claquer les cordeaux.
    — Vas-y, dit-il comme un commandement que l'animal comprit aussitôt.
    L'homme imprima davantage de pression sur le licol gauche, de sorte que la bête bifurqua en direction du chemin et, vers l'est, vers le Havre-Aubert; les grelots tintèrent un temps autour de la maison puis s'évanouirent progressivement à mesure que la voiture s'éloignait.
    — Pauvre Chlodomir, lança-t-il à la face du ciel. Tu voulais que je m'occupe de ta femme? Je crois ben que tu serais pas fier de moi. Dans le fond, quand je nous regarde aller, elle pis moi, j'aurais presquement idée de dire que c'est elle qui prend soin de moi. C'est pas que je voudrais pas tenir parole, mon pauvre vieux, mais j'ai presquement idée qu'elle prend plus soin de moi que moi d'elle. Si ça se trouve, elle est plus forte que moi. Si y fallait que je lui dise ce que tu m'avais demandé juste avant de décaniller, crois-moi qu'elle en aurait pour un bout à m'attiner pour sûr. Elle dirait ben manque que t'as pas chargé le bon gars de la protéger.
    Tout ce que je peux te demander, mon pauvre toi, si tu m'entends, là où c'que t'es, ben aide-moi à l'aider, à lui rendre la vie un petit brin plus facile, parce que moi tout seul, je suis ben manque pas en moyen de l'aider. C'est pas que je veux pas respecter ma parole, mon pauvre Chlodomir, c'est qu'elle est plus forte que moi. Faut dire aussi, que t'avais pas marié la moins dégourdie.
    Puis l'homme s'enferma dans son silence, se limitant de temps à autre à faire claquer le harnais sur la croupe du cheval lorsque celui-ci faisait mine de ralentir sa course.
(...)

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