(Publié au printemps 1992, c'est l'histoire d'une vieille indienne qui, sentant venir la fin, décide de transmettre en héritage à son petit-fils, le plus beau cadeau qui se puisse offrir: la somme des connaissances acquises au cours de sa vie.)




Tison-Ardent est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture: © Donald Leblanc
ISBN: 2-9805152-9-9
Dépôt légal: 2e trimestre 1992
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Tous droits de traduction et de reproduction,
par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.




L'Essence d'un Peuple
*


« ...c'est une blessure ouverte par où
toute une race continue de saigner... »


— François Mauriac


« ...lorsque je déciderai de plier bagage,
il n'y aura plus rien pour me retenir.
Je me rongerai la patte s'il le faut
mais j'échapperai au piège... »


— Kashtin


À mes trois perles,
Bernadette, Simone et Marie-Paul,
femmes de cœur, de tête,
d'esprit et de parole,
avec mon amitié...

G. P.

Prologue



    La lune était haute dans ce ciel frais du mois d'août 1920. Malgré son âge respectable, l'Indienne marchait d'un pas sûr, sans but précis. Accompagnée par son petit-fils, elle était guidée par l'urgent besoin de transmettre la somme des connaissances acquises au cours de sa vie. D'une voix fragile et pleine de tendresse, elle parlait avec la crainte d'oublier quelque fait important.
    L'homme, idolâtre de la vieille femme, buvait comme une prière chacune des paroles prononcées, conscient qu'il s'agissait là d'une forme de testament pour l'octogénaire.
    — Esk8pita 8k8chichimau, je n'ai plus beaucoup de temps devant moi. Il faut que nous parlions, toi et moi. J'ai encore beaucoup à te dire avant de partir pour le Voyage sans retour. Pour la dernière fois, je vais te parler dans ta langue, celle des blancs. Ne m'en veux pas si, parfois, j'utilise celle de mes pères, celle dans laquelle je t'ai souvent parlé. Elle me revient aujourd'hui avec plus de force que jamais, comme un retour aux sources.
    « Nit'atchina8au, mais ce n'est pas le temps de se lamenter, ni pour moi ni pour toi, mon fils. Tu le sais, je suis chargée d'ans. J'ai eu tout le temps de compléter ce que j'avais à faire pendant cette vie. Je n'ai probablement pas rempli toutes les tâches qui me revenaient, j'ai quand même essayé. Je pense que c'est tout ce que j'avais à faire.
     « J'ai essayé de vivre comme les tiens, comme les blancs. Mais c'est plus fort que moi, que tu le veuilles ou non, je suis Indienne. Je suis Papinachoise, de la Nation des Algonquiens. Mon père était Papinachois et mon grand-père avant lui était aussi Papinachois. Tous mes ancêtres étaient Indiens.
    « J'ai blessé mon père, une blessure mortelle, en me mariant hors de mon pays, de ma Nation, en allant vivre loin des miens. Mon père savait parfaitement ce que je faisais, il comprenait l'importance de mon geste. Mais j'étais jeune, je devais respecter l'engagement qui me liait à ton grand-père. Ce n'est pas que je regrette d'avoir épousé ton grand-père. En tous les cas, pas complètement.
    « Comprends-moi, l'homme n'est pas en cause, je l'ai aimé et je pense qu'il m'aimait aussi. C'est le blanc, derrière l'homme, que je regrette d'avoir épousé. En mariant un blanc, j'étais forcée de quitter mon peuple parce que la loi l'exige. Une loi de blancs. Forcée de vivre comme une blanche, moi, une Indienne de corps, de cœur et d'esprit. Si j'avais suivi la voie de mes pères, j'aurais pris homme dans mon pays, dans ma Nation. Je ne l'ai pas fait. L'heure des comptes approche pour moi; dans quelques jours, peut-être dans quelques heures, j'aurai à répondre de ma vie, de mes actes au Grand-Esprit, à l'Esprit suprême, celui que les blancs appellent Dieu. Peu importe le nom que tu lui donnes, c'est le même.
    « Comme tant d'autres choses, l'homme blanc ne l'a pas compris. Un jour peut-être... si l'homme blanc survit assez longtemps pour comprendre que son vrai dieu à lui c'est l'argent. Je me rappelle quand j'étais enfant, les prêtres venaient, comme ils disaient, pour nous évangéliser. Ils parlaient d'un dieu venu sur la terre il y a bien longtemps et qui prétendait que les gens riches auraient du mal à entrer au ciel. Pourtant, l'homme blanc cherche à acquérir des richesses qui lui donnent, d'après ce qu'il pense, gloire et admiration des autres. As-tu déjà vu un Indien admirer le pouvoir de l'argent?
    « Les vraies valeurs n'ont pas de prix. Les hommes sont égaux devant l'amour. Tu peux acheter la sympathie, la pitié, l'admiration, mais tu n'achèteras jamais l'amour. La même chose pour la santé, ton bien le plus précieux. Tout ce que tu as besoin pour retrouver la santé, la Nature te l'offre et elle se balance de l'argent qui résonne comme un glas dans tes poches. La vie et la mort non plus ne s'achètent pas. Pas plus que l'amitié.
    « Écoute donc pour une dernière fois ce que j'ai à te dire. Je n'ai peut-être pas complètement raison, je ne suis pas le Grand-Esprit, mais je suis certaine de ne pas avoir tout à fait tort. Rappelle-toi que je ne t'ai jamais faussé la vérité. J'aurais pu le faire, mais j'ai préféré garder le silence.
    « Maintenant je vais achever ton enseignement avant d'entreprendre le Voyage sans retour. Enfin, souviens-toi que même si tu es le fils de ma fille, je t'ai toujours appelé fils parce que je t'aime comme mon propre fils. Je veux que tu le saches.
    « Si parfois ma bouche parle dans la langue de mon peuple, je sais que tu ne m'en voudras pas, tu connais la langue de mes pères, je l'ai assez utilisée devant toi pour que tu la comprennes.
    « Écoute maintenant ce que j'ai à te dire. Ak8tchi8in; ni stitin8amatchi, mamitchits, atchirau!


Nit-atchina8au


    « Regarde ce ciel étoilé au-dessus de nous. Écoute ces bruits qui nous entourent. Tu comprendras pourquoi je préfère être dehors avec les chants des oiseaux pour me réchauffer le cœur. Non, je n'ai pas changé. J'ai toujours aimé entendre les fauvettes, les merles, les pinsons et les autres oiseaux. Le matin, ils chantent davantage, comme pour montrer qu'ils ont pu repousser la nuit. J'aime aussi l'eau roulant sur les roches qui chuchote à ton oreille tout ce qu'elle a vu depuis qu'elle est sortie de terre. Comme un secret qu'elle ne peut garder pour elle seule.
    « Commençons, si tu veux bien, par retourner en arrière. Je sais, nous, Papinachois, n'aimons pas nous retrancher dans le passé. Nous savons qu'il est passé et ne reviendra pas. Quant au futur, on verra quand il frappera à notre porte. Pour nous, seul compte le moment présent. Pas parce que nous avons honte de nos origines, mais l'homme blanc ne nous a pas rendu le souvenir facile, agréable. Ça n'a rien d'agréable, voir un peuple comme celui de l'homme blanc tout nous arracher comme un voleur, puis essayer de nous éliminer.
    « Quand je suis née, l'homme blanc n'était pas encore établi dans la région. Il y en avait quelques-uns à Tadoussac, à Cheg8timish et ailleurs qui tenaient des postes de traite pour les fourrures que les miens leur vendaient. C'est le deuxième printemps après que je suis née que l'homme blanc a décidé de s'établir ici, pour de bon. D'abord sur les bords de la rivière Saguenay, plus bas, de l'autre côté de Cheg8timish, puis petit à petit ils ont atteint le Lac Piek8agami où vivait le peuple des Kak8chak.
     « Je sais, on dit aujourd'hui les Montagnais. L'homme blanc leur a donné ce nom-là parce qu'ils vivaient dans les montagnes. C'est la Nation du Porc-Épic. Mon peuple, lui, s'appelle Papinachois. Au printemps, après la grande saison de chasse, mon père nous ramenait, toute la famille, au village où, très tôt, on commençait à préparer la prochaine saison de chasse.
    « Mon père et mes frères allaient pêcher et rapportaient leurs poissons. Ma mère les préparait tandis que mes sœurs et moi cherchions des branchages dans la forêt pour boucaner le poisson. On rapportait des branches mortes trouvées par terre ou des morceaux d'arbres morts. Jamais on ne se serait risquées, mes sœurs ou moi, à rapporter une branche prise sur un arbre vivant. Chez nous, Papinachois, comme chez les autres familles ou Nations indiennes, nous savons que la vie d'un arbre est sacrée.
    On savait pourtant que la branche morte brûle plus vite que la branche verte et qu'on aurait besoin de plus de bois mort, pour entretenir un feu, que de bois vert. Tu te rappelles probablement des prises de bec que j'avais avec ton grand-père au sujet des arbres à abattre. Pour l'Indien, que ce soit celle d'un autre homme, d'un animal ou d'une plante, la vie doit être respectée parce qu'elle est sacrée.

(...)

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