LES VENTS FOUS

ISBN: 2-89396-217-3
Dépôt légal - 2e trimestre 2001
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Illustration: «Dernier hâvre» © Gervais Pomerleau
© Humanitas



Pour mon frère Gaétan,
si besoin est,
comme un gage d'amitié,
pour s'amuser à croire
que l'homme puisse encore s'améliorer...
G. P.

Remerciements


    Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Mary Kelly de Morell à l'Ile-du-Prince-Edouard qui m'aura été d'un précieux secours pour la quête d'informations sur le plan géographique de ce roman. Evidemment, merci aussi pour sa générosité sans faille.
    Fidèle à sa générosité à mon endroit, je ne peux davantage taire les efforts de mon amie le docteur Monique Laurion qui a consenti à suivre pas à pas les divagations de mon esprit pour donner à ces pages un semblant de cohérence. Merci aussi d'avoir bien voulu aller en quête d'informations là où ses compétences lui ouvraient des portes que mon statut me conservait obstinément closes.
    Je ne saurais davantage mettre un terme à ces remerciements sans en adresser à ma compagne pour le temps qu'elle me permet de consacrer à ma passion et celui qu'elle y investit aussi en revoyant chaque page, chaque paragraphe, chaque phrase, lectrice infatigable et tout autant intraitable.
G.P.


«Plût au ciel que le lecteur,
enhardi et devenu momentanément
féroce comme ce qu'il lit, trouve,
sans se désorienter, son chemin
abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages
sombres et pleines de poison;
car, à moins qu'il n'apporte dans
sa lecture une logique rigoureuse
et une tension d'esprit égale au moins
à sa défiance, les émanations mortelles
de ce livre imbiberont son âme
comme l'eau le sucre.»

Lautréamont
les Chants de Maldoror


I

...Quand on ne peut pas être aimé,
la solitude est encore ce qu'il y a de mieux...

Lucy-Maud Montgomery
la Quête de Charlotte


Morell, Ile du Prince-Edouard
    Pas de sortie en mer cette nuit. Sans avoir besoin de mettre le nez dehors, ni de téléphoner à la météo maritime, ni même d'avoir écouté la météo à la télévision. Juste à entendre le vent siffler dans les branches sinueuses des grands arbres qui entourent sa maison, la mettant à l'abri de la route, sorte de barrière naturelle contre les passants au regard trop curieux, Karl Kemp sait que la mer sera trop grosse pour permettre à l'étrave de son embarcation, le Lady Karen, de labourer ses flancs de moins en moins généreux.
    Mais ce n'est pas cette contrainte de rester à terre qui tient l'homme éveillé. Non plus que les hurlements du vent dans les grands peupliers. Pas plus que la pluie qui tambourine contre les fenêtres donnant sur le nord où est installée sa chambre.
    Comme il lui est arrivé trop souvent au cours des dernières années, Karl Kemp songe une fois de plus à son père. Il y a pourtant plus de sept ans que le vieil homme est mort; mort prématurément vieilli par l'aigreur entretenue à l'endroit de Karl. Tout ça parce que le fils n'aura jamais été à la hauteur des aspirations du père.
    Il y a évidemment eu les bulletins scolaires, moins bons que ne l'espérait le paternel. Beaucoup moins bons. Et de bonnes notes auraient été importantes pour que le fils puisse espérer combler les attentes du père. Comment, en effet, devenir professionnel, sans de très bonnes études pour faire sa marque? Ce n'est pourtant pas ce qui a été le déclencheur, dans l'esprit de l'homme que le sommeil fuit.
    S'il avait pu avoir une discussion éclairée, d'homme à homme, en toute bonne foi, honnêtement, avec son père, il saurait que les choses remontent beaucoup plus loin dans le temps. Ce n'est pas l'origine des maux, mais tout a vraiment basculé lorsque le frère de Karl, William, a été tué à la fin de la guerre de Corée. William, le brillant, le doux, le gars sur lequel son père avait tout misé pour asseoir sa descendance.
    William qui terminait ses études de droit et était promis à une brillante carrière de juriste lorsque son cheminement de carrière a été arrêté par un conducteur fou et ivre. William qui avait décidé de voir du pays et est allé en voir au paradis. Fauché à Morell, juste au sortir de la courbe, précisément devant la maison que Karl a achetée. C'est du moins la version de son père. Une réalité forgée par et à la mesure de Clifford Kemp.
    William qui est mort de la gangrène après avoir été amputé des deux jambes, puis du bras gauche en raison d'une blessure infectée et négligée par un médecin indolent. Le seul frère de Karl, beaucoup plus vieux que ce dernier. Vingt-sept ans de différence, et pas du même lit. C'est à partir de ce moment que les choses ont commencé à basculer pour Karl.
    Dès lors et jusqu'à la mort de son père, combien de fois Karl ne s'est-il pas vu comparé à son frère, sur un ton de reproches? William, lui, il aurait su... William, lui, on était pas obligé de lui expliquer cent fois la même chose... William, lui, il comprenait quand on lui expliquait. William, lui, c'était pas pareil, il était intelligent... Même aujourd'hui, si longtemps après la mort de son père, Karl Kemp l'entend encore et toujours.
    Il a de plus en plus de difficulté à revoir le visage paternel, en partie parce qu'il a désespérément cherché, surtout depuis sa mort, à le chasser de ses souvenirs, mais la voix railleuse émanant de cette gorge où éclataient continuellement les glaires, est demeurée intacte dans son esprit. Depuis qu'il est en âge de prendre lui-même ses décisions, il l'a fait à l'encontre des aspirations paternelles. Le choix de cesser ses études pour aller travailler s'est fait contre la volonté de Clifford. Aller à la pêche plutôt que de cultiver la terre, labourer la mer plutôt que les champs de patates à être vendues aux frères McCain ou à la famille Irving par le biais des fermes Cavendish, c'était contre la volonté de son père.
    Clifford n'a pas non plus prisé son choix de s'établir à Morell plutôt qu'à Pisquid, pas plus que le fait que Karl choisisse de marier Karen McCrady, une fille de Bangor, plutôt qu'une fille de Cardigan ou même de Montague. Jamais Karl n'a rien fait de bon dans l'esprit de son père. Le vieillard amer est parti en froid avec son fils, au point de le déshériter, au profit d'un obscur organisme de bienfaisance.
    Si Karl Kemp a de plus en plus de difficulté à distinguer le visage de son père, il n'a aucune difficulté, par contre, à entendre les claquements du revers de la main paternelle contre sa joue ou ceux du creux de sa main contre son pariétal. Combien de poussées dans le dos? L'homme ne saurait le dire. Combien de claques dans le dos pour dire la satisfaction paternelle? Il est tout autant incapable de les compter. Trop nombreuses dans le premier cas, trop rares dans le deuxième.
    C'est à tout cela que l'homme songe dans cette nuit de houille. Il songe aussi à cette mer qui donne de moins en moins généreusement, ce qui aurait tendance à confirmer les récriminations de Clifford, mais là-dessus l'homme fait une croix. Il préfère obnubiler tout ce qui tend à donner raison à la clairvoyance de son père.
    D'ailleurs, si l'aigre vieillard a eu raison quant à la générosité de la mer, il s'est complètement fourvoyé avec la terre. Les contrats que signent les fermes Cavendish obligent systématiquement à faire des coupes à blanc pour que la terre produise de plus en plus, avec toujours davantage de produits chimiques et, avec ces champs presqu'à perte de vue, on est par voie de conséquence confrontés à l'érosion des sols.
    Pas que Karl Kemp soit environnementaliste. Il ne l'est pas davantage que quiconque. Mais plus personne, sur l'Ile-du-Prince-Edouard, ne peut fermer les yeux sur le phénomène d'érosion des sols. Ce n'est pas sans raison qu'il a acheté la maison qui abrite maintenant son petit bonheur, avec les arbres qui l'entourent, comme un pied-de-nez à l'endroit de son père, tout comme à tous ces planteurs de patates.
    Au point qu'un arbre a été cassé par le vent le mois dernier. Le cœur complètement pourri, il est couché sur le toit de la remise qu'il a défoncé. Mais comme un ultime défi à l'endroit de son père, il refuse de raser l'arbre, ce qui lui procurerait au moins deux cordes de bois de chauffage en plus de lui permettre de réparer sa remise. Davantage, comme une déraisonnable bravade à la mémoire de son père, il a décidé de construire une autre remise et de laisser pourrir avec l'arbre celle qui a été endommagée.
    Si son père vivait toujours, il se ferait invectiver. Il l'entend se plaindre à cœur de jour à l'effet qu'il y a des coups de pied au cul qui se perdent, mais de toute façon il en a tellement reçu à l'époque honnie où il vivait sous le toit paternel, tellement qui n'étaient ni mérités ni justifiés, que même si celui au sujet de l'arbre était mérité, il représente tout au plus une bien maigre consolation. Clifford ne pourrait surtout pas prétendre que Karl a des comptes en souffrance en matière de coups de pied au bas du dos.
     Douce et faible vengeance, finalement, pour tous ces coups bas que lui aura infligés ce vieillard qui aura eu l'ingrat privilège d'être l'auteur de ses jours. C'est d'ailleurs l'une des dernières paroles adressées par Clifford Kemp à celui qu'il qualifiait ouvertement comme son «raté de fils».
    «La pire chose que j'ai faite dans ma vie, ça aura été de fournir le sperme nécessaire à la conception de cette ordure», reconnaissait ouvertement Clifford devant quiconque lui demandait quels étaient les échecs les plus retentissants de sa vie.
    Curieusement, quels qu'ils soient, tous les souvenirs de Karl Kemp à l'endroit de son père convergent vers le mépris, le dégoût, quand ce n'est pas vers la haine. Quant à sa mère, morte en lui donnant la vie, inutile de préciser qu'il n'en a aucun souvenir autre que par ouï-dire. Ce ne sont que des propos provenant invariablement de Clifford, pour lui faire sentir une fois de plus sa totale incapacité à faire quoi que ce soit sans engendrer des problèmes, au point même de n'avoir pas su naître sans en causer.
    De son enfance jusqu'à la mort de son père, seuls les reproches, les confrontations et les coups le lient à son géniteur. De marques d'affection, d'appréciation, jamais la plus petite étincelle. Même pas d'invitation au troisième mariage de son père. De toute façon, il ne serait pas allé. Mais tout de même... Comment, dans de telles conditions, ne pas garder rancœur?
    Au moins, sur ce plan, il sait qu'il ne sera pas comme son père. Peut-être a-t-il justement trop souvente fois été vilipendé par son père, il est incapable de regarder son fils avec des yeux analogues à ceux de son père se posant sur lui. A cinq ans, Kevin est déjà un mignon petit bonhomme qui fait se retourner toutes les têtes. Curieux comme tous les enfants de son âge, il est tout le contraire de Karl: chacune de ses cellules est l'objet de la fierté paternelle, l'objet d'une tendre sollicitude.
    Tout ce que souhaite Kevin, Karl Kemp s'empresse de le lui accorder. Même si son épouse rouspète à l'occasion. Lui qui a été mal sevré de toute forme de tendresse paternelle dès son plus jeune âge n'a pas l'intention de poursuivre cette honteuse tyrannie contre son fils. Et c'est tant pis s'il le gâte trop. Contrairement aux claques et aux coups de pied, en matière d'affection, l'homme juge qu'il vaut mieux trop donner que pas assez.
    Les mauvaises langues prétendent bien qu'il tente de s'acheter une enfance par procuration, mais l'homme n'a que faire de pareilles balivernes. Il saura bien faire mentir les prétentions à l'effet que ceux qui ont eu une enfance difficile, voire ratée, font subir le même traitement à leur progéniture.
    Le jour de la naissance de son fils, sitôt sorti de l'hôpital, Karl Kemp s'est rendu au Credit Union de Morell, pour lui ouvrir un compte et y a déposé dix dollars. Au cours de la première année de son fils, toutes les semaines, il y a déposé le même montant. Le jour où Kevin a eu deux ans ce fut, vingt dollars qui gonflèrent son compte. A trois ans, les vingt dollars sont devenus trente. Puis, quarante à ses quatre ans et, depuis le premier septembre, toujours sur une base hebdomadaire, son compte s'amplifie de cinquante. Et tant que l'homme pourra travailler, il continuera ainsi à grossir le pactole de son fils, si possible jusqu'à sa majorité.
    Quant à savoir ce que son fils fera de cette petite fortune, de ça Karl Kemp n'a que faire. Ce sera à Kevin de choisir et à lui seul. L'homme a justement trop souffert de décisions pas toujours éclairées de son père, de ses choix souvent bornés, pour éviter de reprendre le même cheminement avec son fils.
    Et, pendant que les aiguilles émiettent les minutes et les heures sur l'horloge grand-père du salon, Kemp sent lentement le sommeil l'envahir. Il décide donc de se relever une fois de plus et, pour la quatrième fois depuis qu'il est au lit ce soir, il va doucement dans la chambre de son fils qu'il regarde dormir, le cœur gorgé de tendresse, de bonheur.
    Après avoir effleuré la chevelure noire et soyeuse de sa main aux ongles rongés, boudinée par la mer, l'homme descend à la toilette pour soulager sa vessie. Un rapide coup d'œil au salon lui fait voir les aiguilles marquant quatre heures dix. Si ce n'était du vent, il y a déjà plus de deux heures qu'il serait parti, en camion, en direction de Savage Harbour. Il y aurait au moins une heure et demie qu'il serait sur l'eau.
    Ce ne sera quand même pas une journée perdue. Il y a encore tant à faire en préparation de l'hiver qui s'en vient, l'homme en profitera pour effectuer certains de ces travaux. Peut-être qu'il commencera, si le vent diminue suffisamment pour lui permettre de monter en sécurité dans l'échelle, par poser les châssis doubles. Mais pour l'heure, la noirceur est encore trop omniprésente pour entreprendre l'élaboration de son emploi du temps de la journée à venir.
    En tous les cas, ce sera fête chez lui, ce soir. On va fêter le baptême de sa filleule remis dimanche dernier, en raison de l'indisposition de sa belle-mère; mais les choses sont rentrées dans l'ordre et il n'est pas question pour le pêcheur de faire une croix sur les festivités. L'alcool coulera à joyeux flots. Et avant qu'il se soit tari, tout le monde sera complètement ivre dans la maison. Personne ne pourra prétendre que, comme son père, Karl ne sait ni vivre ni recevoir.
    Pour l'heure, rafraîchi lorsqu'il rentre dans sa chambre à coucher, il n'a plus du tout sommeil. Mais son épouse qui dort répand tout à l'intérieur des couvertures, son enivrante chaleur qui assaille l'homme comme une bête sauvage et, bientôt, ses paupières lourdes de ce sommeil trop longtemps attendu se referment. Presqu'aussitôt, un ronflement de plus en plus sonore exhale de sa gorge.


(...)

La suite est dans le volume; veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi