CNT AIT TOULOUSE ANARCHOSYNDICALISME
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 Misère du néologisme, néologisme de la misère

       jeudi 10 juin 2010 par cnt ait

       Voici à peine quelques années, lorsque la grande vague des émeutes
       de banlieue s'est produite, toute la classe politique -
       extrême-gauche et libertaires compris - s'est retrouvée largement
       unie pour dénier aux actes des jeunes révoltés toute portée
       politique (voir encadré  : «  Petit florilège sur la révolte des
       banlieues  »). Aujourd'hui, le soi-disant débat du gouvernement
       sur l'identité nationale - qui est en fait une campagne de
       propagande raciste aussi haineuse que sournoise - a réussi à
       polariser les esprits sur le port d'attributs vestimentaires à
       vocation religieuse.

       «  l'islamophobie », un concept bien fumeux !

       Les mêmes causes produisant les mêmes effets, voici qu'après
       n'avoir rien compris à l'épisode précédent (ou l'avoir compris à
       retardement), la pauvreté de réflexion, la condescendance voilée,
       l'incapacité à saisir les enjeux sociétaux qui font florès dans
       les milieux libertaires et gauchistes conduisent une partie de
       cette militance à enfourcher le cheval de bataille de la « lutte
       contre l'islamophobie ». Ces militants justifient leur étrange
       position par un « raisonnement » qui voudrait que les capacités de
       critique soient différentes suivant les couches sociales ou les
       zones géographiques dans lesquelles on évolue  ! Réunis sous la
       bannière du vieux Marx, les voici qui établissent plus ou moins
       clairement une corrélation entre une situation matérielle ou
       géographique donnée (en l'occurrence, le fait d'habiter « les
       quartiers  » ou d'être «  arabe ») et l'impossibilité de toute
       critique anti-religieuse.

       C'est ainsi que, commentant la célèbre formule selon laquelle la
       religion est l'opium du peuple, ils peuvent écrire, dans le
       « Forum des marxistes révolutionnaires », dans «  CCC Forum » ou
       bien sur le site de l'OCL (Organisation communiste libertaire) :
       « Avant de dire qu'elle est l'opium du peuple', Marx avait pris
       soin de préciser dans le même paragraphe  : La misère religieuse
       est, d'une part, l'expression de la misère réelle et, d'autre
       part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le
       soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde
       sans coeur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit.
        » 

       Le lyrisme de la citation ne doit pas cacher le fond de la
       pensée. Ce que nous disent les nouveaux exégètes de Marx, c'est
       que d'après eux, le déterminisme social est pratiquement absolu en
       matière de religion. La « créature » (le choix d'un vocable
       religieux pour désigner l'ouvrière, le chômeur, l'employé, la
       retraitée... n'est pas innocent) quand elle parvient à soupirer
       (ce qui est le maximum qu'elle puisse faire, incapable de penser
       comme elle le serait  !) ne peut qu'exprimer une sottise : un élan
       religieux. A ce déterminisme social aussi haïssable qu'erroné, nos
       modernes marxistes en ajoutent un, plus stupide encore s'il était
       possible : un déterminisme «  ra-cial  », selon lequel « arabe »
       égale nécessairement « musulman  ».

       Cette position politique n'est en réalité qu'une expression de la
       condescendance de ceux qui, s'estimant supérieurs, pensent que les
       «  créatures » de banlieue, ces grandes naïves, ne peuvent faire
       autrement que de croire en une religion, tout comme les grandes
       personnes responsables pensent que les petits enfants doivent
       croire au Père Noël.

       Cela serait de peu d'importance si leur discours ne contribuait
       pas à convaincre les « créatures » en question de l'impossibilité
       où elles seraient à se penser autrement, à devenir autre chose, à
       gagner en discernement et, par voie de conséquence, à se libérer
       par elles-mêmes  ; si cela ne venait à l'appui des courants les
       plus rétrogrades, les plus liberticides, les plus oppressifs (pour
       les femmes mais aussi pour les hommes et les enfants) qui se
       voient renforcés dans leurs discours et leur pratiques et qui
       trouvent dans ces supplétifs d'utiles compagnons de route.

       Mais, citation de papa Marx ou pas, l'histoire de la critique
       religieuse montre qu'ils sont dans l'erreur, une fois de plus.
       Pour notre part, nous affirmons avec force que les capacités de
       création et de critique (y compris en matière religieuse) sont de
       tous les temps et de tous les lieux. Il n'y a pas de catégories
       sociales, «  ethniques » ou géographiques plus aptes que d'autres
       à la réflexion.

       Universalisme antireligieux

       «  Si les chevaux avaient eu des dieux, il y a fort a parier
       qu'ils auraient pris l'apparence chevaline  ». En écrivant cette
       phrase iconoclaste, Xénophane de Colophon signifiait 500 ans avant
       JC combien les dieux sont une production imaginaire de l'être
       humain. Si les dieux sont pure imagination, alors les religions ne
       sont que mensonges.

       Cette puissante critique émanait d'un courant philosophique qui se
       situait de part et d'autres de la mer Egée, autrement dit autant
       en Asie qu'en Europe.

       En plein Moyen-âge, alors que l'obscurantisme religieux battait
       son plein en Occident et que les bûchers de l'Inquisition n'en
       finissaient pas d'immoler des hérétiques, la ré-flexion
       antireligieuse se renforcera encore en Orient. Quinze siècles
       après Xénophane, c'est Abou Ab Al Maari, vivant en Syrie et donc
       en pleine terre d'Islam, qui écrivait ces vers dignes des Lumières
       (qui ne brilleront en Occident qu'au XVIIIeme siècle)  :
       «  Les habitants de la Terre se divisent en deux Ceux qui ont de
       l'esprit mais pas de religion Et ceux qui ont une religion mais
       pas d'esprit » [[119]1] Avouez qu'à côté de l'universalisme des
       « habitants de la Terre » d'Abou Ab Al Maari, les « créatures  »
       de Marx font pâle figure ! C'est dans cette civilisation humaine,
       celle des « habitants de la Terre  », qui se construit par des
       apports et des relais successifs indépendants de toute position
       géographique ou sociale que nous nous reconnaissons.

       Contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire, il n'y a
       pas une manière de penser qui serait spécifiquement occidentale et
       une autre qui serait spécifiquement orientale. Cette volonté de
       réduire la culture humaine en morceaux afin d'en attribuer chaque
       partie à un territoire donné - dont elle serait caractéristique -
       est particulièrement fausse, y compris sur ce point très délicat
       des croyances, mais elle est dominante dans notre société
       essentiellement pour deux raisons :

       -   En politique extérieure cette division fabriquée de toutes
       pièces a été le prétexte de nombreuses guerres qui, sous couvert
       de défense de la foi, n'étaient que rapines et conquêtes.

       -   Sur le plan intérieur, le pouvoir tire profit de ce
       morcellement de la pensée puisqu'il lui permet d'avoir recours aux
       sempiternelles stratégies de division au sein même de la
       population qu'il exploite.

       Néologisme pour néologisme, le pouvoir n'est pas islamophobe mais
       paupérophobe

       Il faut constater que l'emploi, à tort et à travers, du terme
       islamophobe n'aide pas à combattre cette entreprise de
       falsification. Bien au contraire, il nous ramène aux préjugés et
       stratégies de l'idéologie dominante. Selon la signification que
       lui donnent certains de ceux qui l'utilisent (à l'extrême-gauche
       et chez les libertaires), se battre contre l'islamophobie,
       reviendrait à être solidaire des exploités. Cette correspondance
       invoquée entre un fait social (être exploité) et un fait religieux
       (être musulman) est évidemment fausse : il y a des musulmans dans
       les rangs des exploiteurs et tous les exploités (même «  arabes
       ») ne sont pas musulmans.

       Plus grave encore, elle participe de la même démarche que celle
       qui attribue à chaque morceau de terre une façon spécifique de
       penser. Cette adéquation géographique est sous-entendue en
       permanence dans les discours sur la banlieue et l'islam... quand
       elle n'est pas clairement posée par le NPA (Nouveau parti
       anticapitaliste), lors des dernières élections régionales par
       exemple, avec sa candidate en foulard aussitôt érigée en «
       représentante des quartiers »  !

       Ce n'est rien d'autre que la reprise de la mystification du « choc
       des civilisations » à l'échelle d'un pays. Au travers du fracas
       médiatique sur « le voile » comme dans la réponse produite avec un
       terme aussi confus que celui « d'islamophobie », tout un chacun
       est sommé de se ranger d'un côté ou de l'autre. Cette façon de
       forcer les populations à prendre parti pour des camps
       artificiellement créés (nationalistes, régionalistes ou religieux)
       n'est pas nouvelle, mais elle est particulièrement bien venue pour
       un capitalisme en crise. C'est l'organisation de la guerre civile
       (pour l'instant, de basse intensité) pour mieux se protéger de ce
       dont le Pouvoir à peur. Car, les maîtres du moment, si dénaturés
       qu'ils soient, savent qu'ils sont dans la situation de celui qui
       bat quotidiennement son chien : il sait que ce dernier finira par
       le mordre, mais il ne sait pas quand... Ils savent aussi
       qu'entretenir la confusion, retarde le moment de la morsure.
       Ce qui fait peur au Pouvoir, ce n'est pas la façon dont on
       s'habille pour «  protester contre la misère », ce qui lui fait
       peur, c'est que nous nous organisions pour lutter contre
       l'injustice et la violence du capitalisme. Autrement dit, ce qui
       fait peur au Pouvoir, ce n'est pas l'Islam (lequel s'accommode
       fort bien du pouvoir et réciproquement, comme c'est le cas dans de
       nombreux pays de la planète), ce sont les pauvres quand ils
       s'organisent en tant que classe ! C'est pourquoi le pouvoir n'est
       pas islamophobe, il est paupérophobe !

       Juan Pueblo

       [[120]1] Ces vers ont été traduits par Adonis, un autre poète
       syrien. Ils sont cités dans «  Les croisades vues par les
       arabes », remarquable ouvrage de l'écrivain libanais Amin Maalouf,
       dans lequel on trouve également la référence à un autre incroyant
       célèbre, le persan Omar Kayyam.