II. Les années 30-40 :

La femme sous le soleil de Staline

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III. Les années 50-60

IV. Les années 70-80

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     Quelle était donc la véritable situation de la femme dans les années trente ? Bien que la constitution de 1936, à laquelle il est fait allusion dans La berceuse, garantissait l'égalité des droits et l'autodétermination aux femmes, un décret interdisant l'avortement fut promulgué la même année. Bien sûr, on n'en parle pas clairement dans le film, et seules les séquences avec la mère et l'enfant glorifiant la fécondité – par exemple, après l'accouchement à la clinique, ou bien la scène symbolique avec la fillette à la parade qui porte une coupe de fruits – soulignent involontairement que depuis exactement un an l'interdiction d'avorter est en vigueur. La société de l'époque stalinienne (l'interdiction de l'avortement dans ce cas est symptomatique), ayant pour fondement une structure patriarcale de la famille, limite le caractère érotique féminin "excessif" (qui permet d'exercer un pouvoir sur l'homme), c'est à dire ce qui est sans rapport avec la perpétuation de la descendance. Vertov crée l'esquisse d'une image de la femme plus stérile (le fait qu'il met en relief l'image de la mère est constamment lié à l'évincement de la sexualité féminine ; dans ses films, la femme est perçue comme l'archétype de la mère ; Vertov suit le chemin d'une abstraction croissante de l'appartenance sexuelle). C'est la réponse du cinéma soviétique à l'obsession de la représentation de la femme et de la féminité par les studios hollywoodiens. A la place de courtisanes et de femmes émancipées, Vertov met en scène des héroïnes de l'air et du travail, asexuées rassurantes. Dans La berceuse il suit en partie la tradition qui fait autorité dans la représentation de la femme dans le cinéma de fiction des années trente, qui doit être saine, belle et sportive, moins séduisante qu'habile, et, avant tout, une bonne camarade. Il est remarquable qu'en cela la femme soviétique ne se différencie guère de l'idéal féminin du cinéma nazi. A cet égard, l'ambition de Vertov (peut-être inconsciente) de "neutraliser" la femme ne contredit nullement les résolutions du pouvoir stalinien. Dans le film de Vertov, la femme n'apparaît ni comme un objet sexuel, ni comme un objet de convoitise, autant pour le spectateur que pour son partenaire-homme, qui, comme nous le savons, est absent dans ce film. A l'exception de Staline. Le vide, créé de cette façon, attire littéralement à lui une seule et unique personne : Staline. Staline est désiré ardemment, non seulement par des centaines de femmes qu'on rencontre dans le film, mais aussi par le spectateur. Ce dernier, entraîné dans ce processus de fixation sur l'unique figure masculine, dirige tout à fait naturellement sur Staline son énergie libidineuse sans aucune retenue et son ambition de s'identifier à lui (que le spectateur soit de sexe masculin ou féminin), qui ne peuvent être adressées à aucune des nombreuses images de la femme se succédant l'une à l'autre. Ici nous nous rapprochons d'un des moments clé de l'interprétation de l'évolution génésique du cinéma soviétique, dont les réminiscences se feront sentir encore longtemps après la mort de Staline. Les femmes soviétiques glorifient, aiment et admirent Staline, leur unique libérateur ; tout leur amour ne peut appartenir qu'à un seul homme. En somme, ce n'est pas n'importe quelle figure fantaisiste projetée dans des circonstances imaginaires qui devient le sujet authentique et le porteur des désirs du spectateur, mais c'est une véritable incarnation du pouvoir réel lui-même. Le rigorisme du documentaliste prenant, dans les années trente, chez Vertov, des formes de plus en plus étranges, oblige ce dernier à choisir dans le personnage de Staline le seul sujet encore "authentique" et réel de documentation qui pouvait exister en 1936.

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Ladynina  Marina

Orlova   Lubov

 

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L. Orlova, Ch. Chaplin, A. Alexandrov

Le cinéma étant un outil de propagande parfait commence à jouer un rôle décisif dans la création d'une nouvelle image de la femme soviétique, et aussi d'un certain idéal, auquel ont aspiré et qu'ont imité les jeunes activistes de cette époque. En ce qui concerne les films de fiction, dans lesquels la femme se trouve au centre du récit, ce sont des films extrêmement populaires, mettant en scène la "self-made woman" qui prend son destin en mains (mais aussi la vie du kolkhoze, de la région, et même de tout le pays), et qui trace sa route avec assurance, qu'elle soit conductrice de tracteur (Les tractoristes de Pyriev, 1939, avec M. Ladynina), tisseuse (La voie radieuse d'Aleksandrov, 1940, avec L. Orlova), jeune fille au caractère affirmé (Une jeune fille qui a du caractère de Youdine, 1939, avec la beauté légendaire V. Serova), ou maquisarde (Elle défend sa Patrie, d'Ermler, 1943, avec l'inoubliable Vera Maretskaïa). Dans le cinéma de fiction soviétique, les jeunes filles ont, comme de règle, du caractère. Dans ce sens, le cinéma soviétique est conforme aux bases de la constitution : les femmes perfectionnent leurs acquis professionnels ou même leur talent de dirigeante et leur fermeté idéologique ; cependant, sans l'aide de l'homme, rarement à côté ou avec lui. Souvent, l'homme devient même un obstacle (par exemple, dans La carte du Parti de Pyriev, 1936, avec Ada Voïtsyk, film très représentatif, non seulement l'héroïne principale travaille mieux que tous les hommes de son équipe, mais, en plus, son intégrité et son incorruptibilité sont plus fortes que tout autre sentiment : quand elle s'éprend du seul homme "digne" de son amour, car il obtient le plus de rendement dans son travail, elle n'hésite pas à le dénoncer lorsqu'elle découvre qu'il est un dangereux espion). Si cette vision de la femme est perçue, tout de même, d'abord comme une exagération, il faut sans doute convenir que, d'une certaine manière, elle correspond à la réalité des années trente. Alors que dans les films des années trente l'homme est le héros de la révolution et de la guerre civile, la femme est l'héroïne de l'époque contemporaine. Plus résistante que l'homme, la femme pouvait figurer de façon allégorique le pouvoir soviétique, représenter la Mère-Patrie qui nourrit et protège ses enfants, tout comme les mères de La berceuse de Dziga Vertov et Svilova (1937). Avec ce film, Vertov a tenté d'opposer le sort féminin dans le capitalisme au destin heureux de la femme dans le socialisme. Ici, les films de fiction de cette époque aux figures féminines fortes et expressives trouvent des points communs avec une image vertovienne de la femme : la femme est au centre d'une société soviétique qui s'est consolidée et occupe également une place importante dans son iconographie. Elle doit devenir la force motrice du "monde merveilleux" qui se détourne de la misère des années vingt (guerre civile, collectivisation) et où les gens vivent dans des appartements clairs et spacieux, environnés de jardins fleuris, qu'évoquent, dans "La berceuse", les fréquentes images de fleurs, frisant le kitsch, et du monde qui, de nouveau, se retrouve dans les énormes salles de bal bercées par le froufrou des robes de soie. Tout ceci forme les attributs de la société de bien-être faisant apparaître inopinément des traits bourgeois hédonistes. Néanmoins, cela va de soi, cette société n'existait en réalité que pour quelques rares élus. Il s'agit ici de la "grande vie", personnifiée et soutenue avant tout par la femme énergique, à qui l'on attribua deux fonctions dans les années trente : la (re)production (comme travailleuse et comme mère) et être pour l'homme l'inspiratrice de l'idéologie.

Les héroïnes de l'écran des années trente, robots biologiques, étaient programmées pour résoudre les problèmes d'ordre politique et économique immédiats. Et les femmes ne prenaient pas du tout l'exécution du programme établi comme l'application d'un supplice. Au contraire, elles découvrirent en lui une source de joie frénétique et intarissable pour elles-mêmes. Les idéologues du socialisme totalitaire chérissaient par dessus tout chez les représentantes du "sexe faible" leur aptitude à participer à la production sociale. L'armée des travailleurs du pays doubla en nombre par l'apport de main-d'oeuvre féminine. Dans un même temps, l'émancipation des femmes prenait corps. Le rêve séculaire des suffragettes s'accomplit, mais de manière tout à fait imprévue. La femme avait désormais accès à l'organe suprême du pouvoir politique, mais celui-ci n'avait qu'une fonction décorative dans un pays dirigé par un dictateur. Elle parvint à l'égalité des droits avec l'homme ; ce qui signifie que dans les conditions d'absence de droits on pouvait la torturer pendant les interrogatoires, la fusiller ou la laisser moisir sans procès dans un camp. On a ouvert à la femme la voie du travail d'utilité publique, mais cette opportunité s'est très vite transformée en une sévère nécessité : la liberté de choix disparut.

Pendant ce temps, précisément, le mythe de l'affranchissement de la femme était, plus volontiers que tout autre thème, exploité par la propagande officielle, étant donné qu'il représentait une variante enthousiasmante, renforcée émotionnellement par le mythe de la liberté du citoyen soviétique en général. Bien sûr, ce mythe était fréquemment mis en oeuvre à l'écran. Si on essayait de se représenter une image généralisée du cinéma soviétique des années trente-quarante, elle serait certainement, et ce ne serait pas par hasard, personnifiée par Lioubov Orlova.

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