Nicolas Baverez, chantre du déclinisme

Philippe Brindet
10 mars 2006 30 mai 2016

Dans une chronique du mardi 7 mars 2006, parue dans Les Echos, Nicolas Baverez a repris son grand chant sur la régression française qu'il complète par une stance nouvelle sur la désintégration européenne. On ne peut faire mieux dans le spectaculaire.

La liste des points négatifs de l'état de la France que Nicolas Baverez détaille dans sa chronique est impressionnante et semble couvrir tout le champs de la gouvernance. Mais cet « air du catalogue » omet à notre avis une chose essentielle.

Tout d'abord, l'article de Nicolas Baverez révèle un inconditionnel du libéralisme. En effet, le déclinisme de l'état qu'il condamne au sujet de la France est provoqué selon lui par un abandon du libéralisme, seule condition idéologique nécessaire à la réussite et au succès. Comme Baverez attaque ce qu'il pense être la négation du libéralisme, c'est-à-dire le jacobinisme d'état, qu'il appelle d'ailleurs une conception brejnévienne de la souveraineté, on pense d'abord à se rallier à sa position.

Cependant un doute effleure. La chute de la dictature soviétique a contraint l'idéologie marxiste à retourner dans les souterrains des officines honteuses de manipulation des intelligences et des gouvernants. Et, en retour de l'histoire, l'idéologie qui a fondé le marxisme, l'idéologie des Lumières, rentre en grâce auprès des élites qui dirigent les affaires dans le monde entier.

On ne peut ignorer combien la critique de l'idéologie des Lumières est suspecte depuis longtemps aux oreilles de l'"honnête homme". Lui donner un contenu n'apporte rien à la chose et de ce fait, une critique pointilliste de l'idéologie n'apporte pas grand chose. Les Lumières sont avant tout comme un flamboyant drapeau de ralliement. On en discute pas un drapeau.

Or en France les républicains jacobins sont des tenants des Lumières. Et Nicolas Baverez soutient une restauration du libéralisme et de l'européisme dans le cadre théorique des Lumières. Sa référence aux Lumières, Baverez la révèle en critiquant ce qu'il pense être « une vénération d'un passé mythique qui conduirait à une sanctuarisation des communautarismes », et qu'il tient pour des attentats à « l'universalisme des Lumières ». En pratique, c'est donc comme défenseur d'une immigration forcenée que Baverez soutient sa diatribe sur le déclin de la France. On peut estimer négativement une telle conception du déclinisme. Cette conception de Baverez ne se distingue donc pas de la conception de ses adversaires qu'il devrait accuser d'avoir produit ce déclin.

C'est donc en protestant de son adhésion à l'idéologie des Lumières que Nicolas Baverez entonne son chant du déclin. Est-ce la cause de son européisme ? Dans sa chronique, Nicolas Baverez se révèle un passionné de l'Europe giscardienne, et critique tout retardement à l'établissement d'un état européen. Or, l'état européen qu'il défend, tel qu'il s'est révélé dans le projet giscardien, pompeusement dénommé « projet de constitution », semble un produit du mouvement des Lumières.

En effet, l'Europe de Baverez est une Europe dans laquelle une majorité de cadres supérieurs politiques sont conditionnés par l'école marxiste et soviétique. La plupart des membres du parlement européen qui viennent des anciens pays de l'Est, et de très nombreux Allemands, sont en réalité d'anciens apparatchiks communistes, à commencer par le chancelier d'Allemagne, Angela Merkel, ancienne patronne des jeunesses communistes d'Allemagne de l'Est et porte-parole avec rang de ministre du dernier gouvernement communiste d'Allemagne de l'Est. Par ailleurs, la lecture des directives européennes suffirait à édifier les personnes méfiantes à l'égard de notre jugement. Une telle lecture leur révélerait le caractère tatillon, systématique et terroriste de ces textes prétendume nt « régulateurs ». La presse s'en fait parfois l'écho, mais le souvenir ne reste pas de ces directives sur « la taille des noix de cacao ».

Quant au reste des cadres supérieurs politiques de l'Europe actuelle, ils appartiennent à la social-démocratie qui a promu Lénine à la tête de la révolution bolchevique, qui a partagé l'Occident entre factions socialistes rivales.

L'idéologie des Lumières est-elle si incontestable qu'elle n'apparaisse pas dans l'analyse de Baverez ? L'idéologie des Lumières, telle que le philosophe allemand Kant l'a définie dans son opuscule : « Qu'est-ce que Les Lumières » (1794), se fonde sur la revendication de l'homme à penser « par lui-même ». Et cette revendication, Kant la réserve à une élite capable de « penser par soi-même ».

Cette folie s'illustrait alors dans la tourmente robespierriste, et elle s'illustre toujours dans les massacres menés par un Occident prétendument civilisé. Comment expliquer un tel décalage entre l'affirmation permanente de la bonté des Lumières d'une part et le constat des folies dans lesquelles l'idéologie des Lumières a plongé les hommes d'autre part ?

Les Lumières réservent les richesses du monde à une courte élite appelée à régner sur une tourbe de citoyens, tous libres, égaux et frères, condamnés à la pauvreté la plus rigoureuse de façon à empêcher toute possibilité de reprise du pouvoir.Il est clair que l'explosion provoquée par les guerres mondiales du XXe siècle a contraint l'humanité, et particulièrement l'Occident américain, à développer une richesse qui maintenant doit retourner au bénéfice des seuls membres de l'intelligentsia des Lumières. À défaut, cette intelligentsia perdra le pouvoir.

Or, ce que l'on peut constater avec Nicolas Baverez, c'est que la pauvreté des pauvres s'aggrave d'année en année, et que le modeste train de vie des classes moyennes se dégrade dans le même temps.

Il y a réellement déclinisme ici, et on peut facilement partager l'opinion de Nicolas Baverez. Mais Nicolas Baverez ne devrait pas cacher que, dans le même temps, le nombre de milliardaires s'accroît inexorablement. S'il y a déclinisme, ce n'est pas pour tout le monde.

Pour la classe supérieure de la société parfaite des Lumières, il est essentiel que la majeure partie des êtres humains se trouve contrainte dans une pauvreté qui la laisse soumise à ses exigences et incapable de se dégager de cette contrainte.Ainsi, le monde restera dominé de manière perpétuelle par la même classe dirigeante, bénéficiant du soutien de l'idéologie des Lumières, qui permet de maintenir dans l'obscurité les personnes qui seraient susceptibles de se révolter.

Plus grave, toute méthode critique capable de participer au rejet de l'idéologie des Lumières est suspectée, mais au contraire, par l'éducation et la culture, le peuple est conduit à accepter comme un dogme religieux incontestable les « valeurs des Lumières ».

Si l'on se soumet à l'idéologie des Lumières, il n'y a pas la moindre solution au problème du déclin, qu'il soit celui de la France, de l'Europe ou de la Patagonie.

L'état européen héritier des Lumières permettra, en unifiant les niveaux de vie des Européens, de Paris à Ankara, de maintenir la majeure partie des humains dans un état de pauvreté, assurant leur soumission à un statut d'esclaves dont ils n'auront même pas conscience, grâce à l'emprise de l'éducation et de la culture.


Revue Thomas (c) 2006