Quelques réflexions sur la musique en mode « baroque »

 

1 – De la « musique baroque » à la musique en mode « baroque »

 

Saluons les rares musicologues qui s’intéressent encore avec courage à ce que pouvait être le phénomène musical autrefois, sa part dans la culture, l’économie, la science que sais-je encore. Saluons leur patient labeur.

 

Les baroqueux se moquent à peu près complètement d’une telle scientificité.

 

Les baroqueux ne sont pas des savants. Ce sont radicalement des terroristes. Les trouvailles musicologiques, qui généralement ne sont que des hypothèses, leur servent de loi dictatoriale pour rejeter la subjectivité de l’interprète musical. Du « çà s’est joué comme çà » du professeur musicologue, ils sont passé à «  çà ne se joue plus comme çà » pour parler de la Sixième de Beethoven  enregistrée par Karajan ou pour la Passion selon Sain Matthieu de Bach enregistrée par Klemperer. Et on est ainsi passé de la « musique baroque » à la musique en mode « baroque ». Trotskyste.

 

Il faut reconnaître que le public a beaucoup apprécié les nouvelles sonorités qu’ont apporté les instruments « anciens » et le jeu baroque. Or, si un Caccini ou un Lully gagnent beaucoup à être joué sur un instrument ancien de couleur « baroque », c’est parce que leur défaut radical d’inspiration bénéficie de ces couleurs grinçantes et nasillardes. Pour le reste, c’est la philistinerie.

 

La prétention du mouvement baroque à la rigueur scientifique s’est en fait bornée à deux objets :

-         déporter dans les « sibéries » de l’empire musical les artistes qui ont quelque chose à faire ;

-         amuser des troupeaux de touristes lors de spectacles « son et lumière » sur leurs lieux de vacances, avec des reconstitutions en costumes d’époque.

 

Il faut rappeler que le milieu baroque a produit un nombre effarant de faux. L’exhumation d’œuvres prétendument oubliées ou méconnues a souvent permis à de pesants faussaires de faire préférer la fabrication de l’ancien à la tradition moderne. Le manque absolu de sens moral du milieu baroque a convaincu de méfiance les musiciens survivants. On connaît des artistes qui ont exigé le retrait de leur nom d’enregistrements mirobolants de prétendues  « premières mondiales » dont il s’est avéré qu’elles étaient des « fabrications ».

 

De ce point de vue, le baroque en tant que mouvement contemporain est fondamentalement une escroquerie.

 

Et l’escroquerie fait surtout des victimes.

 

                                      

 

2 – Le mode « baroque » en France – Petite histoire vraie

 

Un trait consternant de l’époque aura été la formidable rouerie des entrepreneurs culturels qui ont imposé la vague baroque.

 

Le français est à la fois un vrai républicain, toujours prêt à dénoncer son voisin au Comité de Salut Public de l’Hôtel des Impôts (c’est idiot de dire çà, mais … çà calme) et un dévôt des fastes monarchiques.

 

Les marchands de baroque ont bien vu le profit qu’ils pouvaient tirer du public. Faites l’expérience ! L’auteur de ces lignes a préféré en rester à la moderne technique dite de l’expérience de pensée de la physique quantique !… Soyez plus hardi que lui.

 

Dénichez deux flûtes à bec en plastique, un vieux tambour de crieur public. Convainquez un ou deux futurs ennemis de s’emperruquer de concert avec vous. Ajoutez quelques rubans sur votre  tambour et au pantalon de vos acolytes. Prétendez que vous jouez en création mondiale un concerto pour fifre de Jean-Marie Leclair.

 

N’hésitez pas sur l’orthographe. Elle n’a aucune importance, si vous écrivez en-dessous de l’annonce qu’il s’agit d’un musicien de la Cour de Louis XIV. Tentez « Louis 14 » comme les vendeurs de manuels d’Histoire des lycées, çà marchera encore ! En plus, çà fait citoyen.

 

Comme le programme est un peu court, ajoutez l’annonce de la création mondiale d’un In memorian Che Guevara ou au nom de n’importe quel autre grand artiste et prétendez que le compositeur est un élève de Xenakis, ou de Boulez qu’importe, tout le monde s’en fout.

 

Pour le concert, inutile de répéter le In memorian machin chose. Vous rejouez sans les flûtes à bec le Concerto pour fifre de ce pauvre Jean-Marie L. qui, je vous rassure, est mort depuis longtemps. Quand au Concerto, là c’est plus difficile. Mais si vous parvenez à la fin de mon article, je vous promet une petite astuce qui devrait résoudre votre problème.

 

Pardon, j’allais oublier le plus important qui vous permettra de vendre des billets à 30 euro, surtout en banlieue Ouest de Paris  (en banlieue Est, ce n’est pas la peine. Le public ne se déplace plus en dessous de 100 euro le billet, et pour le prix, il lui faut les cachets d’ektasy).  Vous tapez une notice que vous signez de n’importe quel nom. Ajoutez l’affirmation selon laquelle l’auteur du programme est « critique musical ». Pour faire crédible, ajoutez la mention d’une ou deux revues bien connues. Vous n’aurez pas le choix. Il n’y en a que deux. D’ailleurs, les « écrivants » y sont strictement les mêmes !

 

Il vous faut un sujet pour rédiger le programme ? Vous devenez exigeant ! Je vous propose un article sur le rôle du tambour dans la musique occidentale (dites « percussions », çà fait mieux). Insistez sur l’influence des musiques afro-cubaines et vous aurez le lien avec le Che Guevara de l’In Memoriam. Leclair est un peu ancien pour avoir connu les musiques afro-cubaines ? Et les précurseurs ? Vous n’avez jamais entendu parler de leur importance ? En plus, c’est nouveau. Ici, le précurseur subit l’influence du futur ! Génial, non ?

 

Ensuite, fondez une association qui s’appelle « New Hochschule für die alte Music ». Le nom est très important. Vous n’aimez pas l’allemand ? C’est dommage. Parce que le ministère, pour les subventions, lui, il adore. En plus, vous métissez votre appellation avec de l’anglais. C’est fort. Très fort !

 

Bon, vous ne voulez toujours pas ? Alors je vous recommande : « La chambre florissante des écuries de l’art royal ». Hein ? C’est Bon, n’est-ce pas ? Avec çà, si çà ne leur rappelle pas quelque chose !

 

Maintenant, vous photocopiez en trente-trois exemplaires, la collection complète des critiques musicales du journal Le Monde. Sur dix ans, vous arriverez peut être à retrouver de quoi faire deux pages. C’est suffisant. Cà n’a rien à voir avec vous, mais avant que le ministère s’en rende compte, il aura changé. C’est pour le dossier de demande de subvention en trente-deux exemplaires.

 

Avec l’article intitulé « Appel à la repentance de la musique occidentale : ils ont volé l’art du tambour afro-cubain », avec une association dont on parle dans le Monde (le Monde ! vous vous rendez compte ! C’est dingue), vous faites subventionner votre concert par le ministère de … (je suis fatigué de répéter) , et là, toutes vos difficultés disparaissent.

 

D’abord, avec les sous de la subvention, plus besoin de jouer le concert ! Vous pouvez rendre à vos gosses leur flûte à bec sans laquelle ils ne peuvent pas avoir accès à la culture (enfin, c’est le ministère de …, je ne répète pas les gros mots, qui le dit). Ensuite, pour le concerto pour fifre, plus besoin de se creuser la tête pour répéter en boucle les deux premières mesures de « Malbrough s’en va-t-en guerre » avec le dernier couplet de « auprès de ma blonde ».

 

Du coup, inutile aussi de répéter « In memorian Che Guevara » puisque, je vous l’ai déjà dit, c’est la partie de tambour de « auprès de ma blonde ».  Et en plus, vos deux acolytes devenus riches, ne se fâchent plus avec vous !

 

Vous avez là, c’est un peu long je le reconnais, une fable qui dit beaucoup de la musique en France.

 

On attire les gens musicalement incultes avec des références à une Histoire de France « mythisée » que ces gens croient reconnaître et on leur sert à l’occasion un brouet destructeur de toute référence musicale, mêlant le neuf avec le vieux, le nul avec le sublime. On les contraint à applaudir des joueurs de musique « baroque » qui grattent du violon avec des gants de boxe, s’essoufflent dans des hautbois mal fagotés ou hurlent en fausset des insanités en italien ou en bas-allemand.

 

 

                                     

 

3 – Le baroque est destructeur de l’art musical occidental

 

Plusieurs entrevues avec des pontifes du « bas rock » comme William Christie, Norrington ou Herrewegh ont porté à la connaissance du public la stratégie qui a été suivie depuis plus de vingt ans.

 

Le disque a contraint les interprètes à l’excellence. Dans les années 70, pour donner la Cinquième de Beethoven ou le Concerto pour piano de Schumann, il fallait imposer une personnalité artistique épuisante alors que les oreilles des auditeurs étaient pleines de la perfection des enregistrements des Karajan, Horowitz et autres. Les musiciens médiocres avaient pleine conscience qu’ils n’avaient aucune chance de percer sur le créneau du « classique ». Les nullités de l’époque ont donc aperçu dans les approches des premiers musicologues du baroque comme Deller ou Leonhardt comme une chance à saisir.

 

La chance était double. Tout d’abord, les musiciens médiocres ne le sont pas toujours à cause d’une mauvaise volonté. Ils souffrent généralement d’un problème de santé qui fait qu’ils entendent faux les sons qu’ils produisent. Chanter, ou jouer d’un instrument dont il faut entendre le son correctement pour lui faire émettre un son juste est donc impossible dans ces conditions.

 

Plus encore, la musique ne se réduit pas à l’émission d’un son juste. Encore faut-il que les sons voisins soient reliés les uns aux autres par une harmonie parfaitement reconnaissable par les humains, mais qui semble absolument échapper à l’entendement de certains organismes protocellulaires qu’on s’obstine à nommer chez nous « musiciens », vocable parfois complété par pudeur de l’épithète de « baroque ». Or, la référence à une époque prétendue disparue permet justement de présenter au public de pauvres gens parfaitement impropres à leur art.

 

Ensuite, on ne peut s’étonner de cette stratégie dont les effets destructeurs sont évidents, et évidemment voulus. Comment s’étonner qu’une personne dont la « zone pharyngée » est à demi nécrosée  puisse chanter faux ? Alors, on dit qu’elle chante dans le style baroque. C’est tellement mieux.

 

Je me souviens d’un Winterreise chanté à Paris par un petit baryton du fin fond d’un Land allemand. Sa voix tenait quatre notes, du mi au la du médium. Schubert n’a pourtant pas écrit pour des voix « terribles » ! Eh bien, il a eu droit à une critique dithyrambique parlant de « dépoussiérage », de « dédramatisation », et j’en passe. Il appartenait « clairement » au mouvement baroque. Il ignorait à peu près tout de la technique du chant, de l’utilisation du souffle, de la place de la voix, de l’appui et de l’articulation.

 

Personne ne s’est étonné que l’époque dite « baroque » dans l’histoire des styles en Occident remonta ainsi jusqu’aux années 1820. Il y a beau jeu qu’on joue Berlioz comme un « baroque » et Debussy avec. Bien des enregistrements des grands opéras de Wagner ou de Verdi sont dans le mode « baroque ».

 

J’ai eu la révélation de ce qu’était le mode « baroque » en lisant, je vous rassure « par accident », une hagiographie des … Beatles. L’inculture absolue des Beatles ne leur permettait pas d’écrire plus que quelques lignes mélodiques, « piratées » d’ailleurs des cantiques qu’ils chantaient sagement à l’église locale de Manchester, puis qu’ils anônaient laborieusement sur un vague piano ou une calamiteuse guitare, aujourd’hui heureusement retournée en oubli dans les jeunes classes.

 

Exaspéré par leur incapacité à avancer le travail, leur « mythique » producteur de Abbey Road, lors d’une séance d’enregistrement, entend dans le studio voisin un quatuor « classique » en train de répéter quelque morceau non moins « classique ». On cauchemarde quelque quatuor de Beethoven ou de Fauré à côté de ces porcs. Il donne l’ordre à John Lennon de faire venir le quatuor pour qu’il l’aide à régler la musique. Amusés par cette demande de Lennon, les membres du quatuor se plient au jeu. Le problème, c’est que malgré les réglages des micros, la voix blanche du chanteur des Beatles disparaissait toujours dès que le quatuor jouait les quelques notes qu’il s’était prudemment prévu dans la chanson. Le violoniste du quatuor classique a alors une idée de génie. Il demande à ses camarades de jouer « à plat » sans aucun vibrato.

 

Ce brave garçon a du même coup fabriqué l’un des premiers « tubes » des Beatles et inventé le style « baroque ».

 

Et il faut reconnaître qu’entre la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach jouée « à la baroque » par un Pinnock ou un Kuijken et « Sergeant Pepper » des Beatles, le public a vite tranché. Il achète les Beatles. Et il a raison.

 

Le disque classique est moribond. On a longtemps nié cette évidence. Depuis deux ans, les faillites des dernières maisons d’édition un peu importantes issues de la vague glorieuse de l’après-guerre a réveillé les artistes. Mais, pour un temps, ils n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.

 

Le concert classique est mort de même. Pour la première fois en 2002, il n’y a pas eu un seul concert symphonique lors de la saison des Festivals d’été en France. Cet automne, l’orchestre de Paris a été chassé de sa salle de travail par un spectacle de … music-hall !

 

La musique en tant qu’art au sens occidental du terme, est donc délicieusement morte aux accents grinçants du baroque. Et les premières victimes auront été les artistes qui jouent aujourd’hui, en France au moins, dans des salles vides d’auditeurs, quand la salle est encore … ouverte !

 

Il faut reconnaître qu’entendre la prétendue reconstitution d’un concerto pour un vague instrument, pompeusement affublé d’un nom savant, par de laborieux instrumentistes dont l’incapacité à jouer juste est baptisée de la rassurante référence au diapason baroque qui, bien entendu, n’existe pas, ne permet pas de remplir une salle de quatre cent places.

 

Il reste donc deux solutions pour les entrepreneurs de spectacles. Ils peuvent construire des salles géantes de … cinquante places . Ils peuvent aussi fermer les salles qui existent encore.

 

On a bien vu que le ministère de l’inculture avait choisi la seconde solution. Pour l’Orchestre de Paris.

 

Emilie ! que tu es jolie …

 

Philippe Brindet

31 décembre 2002