VINGT QUATRIEME PARALLELE
On ne nous trouve guère qu'exilés dans les territoires sans joie qui s'étendent outre Durance : certains d'entre-nous, dont il sera question plus avant, ont cru trouver au-delà des cigales une liberté nouvelle et un monde plus vaste ; chacun sait pourtant que l'univers où notre race fleurit se limite aux almes rivages de la civilisation, ce qui est déjà beaucoup. Les pages qui suivent sont dédiées à ces voyageurs aller-simple pour bercer des syrinx la mort de leur accent.

GENEALOGIE
Comme à tout un chacun, nos racines sont aussi prestigieuses qu'improbables : notre grand ancêtre Faunus, à qui nous devons un amour immodéré pour les arbres (nous y reviendrons), naquit de Canens-la-suicidée et de Picus, roi du Latium s'il vous plaît, que la flamme vengeresse de Circé transforma un beau soir en pivert. Picus avait un talent fort appréciable en ces époques arides : il faisait tomber la pluie. Les humains le vénéraient avant que Zeus, son demi-frère, ne recueillît tous les suffrages. Zeus généra Hermès, lequel, très honteusement à ce qui se racontait alors sur le mont Olympe, généra à son tour le grand Pan, mort en des circonstances mystérieuses au cours du règne de Tibère. Ce fut ainsi que notre race compta bientôt deux grandes lignées, avec et sans sabots vernis, lesquelles connurent par leur métissage le succès que l'on connaît.

VOCABULAIRE
Bien des siècles se sont écoulés, au cours desquels notre race s'est agrandie de noms illustres ; et bien des siècles, il est vrai, depuis que les nations, trop occupées pour se souvenir de tous, les ont enfermé dans leur boîte crânienne sous le même vocable. Et quand survient Pandore, ce qui est heureusement assez fréquent en-deçà du vingt-quatrième parallèle, Centaures, Ménades, Dryades, Hamadryades, Sylvains, Sylphes et Aspioles quittent temporairement le fort des noms communs, rejoindre Priape, Lupercus et Bacchus pour le plus grand bonheur des mortels auxquels l'ivresse n'inspire pas que la perspective de réveils douloureux.

PRIAPEES
Les mortelles, quoi qu'elles en disent à leurs compagnons, confessent adorer Priape dès l'enfance. Leurs entretiens intimes en témoignent ; bon nombre d'oncles et cousins également, sur les genoux desquels il leur est advenu de jouer les Alexandra David-Neel dans une version nettement plus risquée pour ces malheureux, cramoisis, à cours de paroles et l'oeil mentalement rivé sur certains articles du code de procédure pénale.
Autres dévots sont les membres de la corporation des phallophiles, aisément reconnaissables par la précision discrète de leur regard sur les attributs de notre race et le talent indéniable qu'ils déploient à lui rendre hommage. Nous ne leur faisons aucun reproche, tant il est exact que semblable respect nous enchante, mais la majorité d'entre nos frères, ayant eu à subir le reproche des bacchantes (elles sont très sévères mais fort ardentes, nous en reparlerons), préfère à ces cultes par trop narcissiques les offices célébrés par quelque mortelle rencontrée au hasard d'une promenade solitaire.
Priape est fort laid, chacun en convient. Mais les spectacles protéiformes auxquels il donne lieu sont d'une essence que nous prétendons sublime : rien de commun avec les barbaries du Levant... Nos priapées se déroulent officiellement lors des semailles et des moissons : il faut croire que, saisi par tant de générosité, notre membre ne peut que répondre à l'appel de Pomone ; le voici qui dresse la tête, sourd aux injonctions de la pudeur, sourd même à la fatigue. Les plus jeunes mâles font bientôt la grimace et c'est un divertissement supplémentaire que de les voir lutter en vain contre cet appendice insolent, puis sombrer dans un sommeil tourmenté, l'appendice toujours en vie ! Les bacchantes, nymphes et dryades en rupture de ban sont ordinairement trop nombreuses et leurs charmes trop puissants pour que de simples créatures parviennent à découvrir le repaire de nos célébrations, mais la chose se présente parfois à quelque somnambule qui s'éveillera, au matin tiède, en un lieu inconnu, l'esprit étourdi de flûtes et le corps baigné de semence.
Parfois aussi notre fièvre est si forte que Priape lui-même quitte alors Lampsaque pour nous venir rendre visite. Cela reste néanmoins de l'ordre de l'exception, et c'est tant mieux dans la mesure où le caractère de cet ancêtre est demeuré extrêmement conservateur : combien de prônes alors faut-il subir ! Nos cousins des villes en sortent déprimés et se remettent à fumer quand ils ne décident pas de franchir pour toujours la rivière Durance afin d'échapper, du moins le croient-ils, à ces bouillantes mânes.
Les membres au repos, et nos femmes comblées, la tradition nous accorde une lune de convalescence pendant laquelle nous dormons, oui, tout simplement, accrochés au calcaire dominant la mer, sur de petits promontoires herbeux ou dans les pins. Les amateurs de varape qui nous y surprennent confondent sans doute nos vacances avec celles des sectes naturistes et passent leur chemin.
Les priapées ordinaires occupent le reste de l'année, mais elles sont restreintes à la fois en durée et en nombre. Les mortelles et les phallophiles avertis savent bien que le repos des bacchantes autorise une quête fructueuse au coeur des villes et dans les garrigues. Les ignorants apprendront ici que nos séjours de prédilection se situent dans les extrêmes : tel frère, remarquable par la douceur de sa langue, attendra que sa silhouette tranche à peine sur l'or crépusculaire des falaises ; tel autre, dont le membre mellifique ne connaît pas de trêve, choisira de tresser son pubis aux chênes verts ; tel autre encore guettera la nuit afin que ses iris sans pupille embrassent jusqu'à l'âme de sa visiteuse ; tel autre au corps gracile le dissoudra en des nuées de vapeur brûlantes ; tel préférera un musée, des arènes ou un aéroport, tel un coin de plage délaissé, tel une aire d'autoroute, tel une baraque de chantier, tel une boîte de nuit, un cimetière, une allée de platanes, un abri de chasse...

PHYSIOLOGIE
Nous ne saurions révéler comment nous apparaissons (nous ne le savons pas nous-mêmes) à nos mortels énamourés. Il est cependant aisé de nous reconnaître : nous ne portons point de vêtement quand un culte se célèbre, notre peau est réputée embaumer la myrrhe, le pin ou l'olive, nos yeux sont aussi noirs que nos toisons sont bleues et aussi attentifs qu'elles sont vrillées, notre sexe décrit une courbe parfaite tant au repos que soumis au plaisir, nos sabots, quand nous en possédons, jettent des éclairs mats, nos bras sont forts sans étouffer, notre sein est doux au visage qui s'y emprisonne, notre bouche contient des parfums inédits, notre langue est vigoureuse, notre semence, aux dires des aèdes, semblable à de l'ambroisie... et notre queue aussi peu envahissante que possible. Ne touchez pas à nos cornes, cela nous rend nerveux.
La base de notre nourriture, excusez du peu, est faite du fumet des plats qui se mijotent. Si nos prestigieux ascendants exigeaient des sacrifices, pratique coûteuse qui se révéla fatale lorsqu'un dieu arriviste s'avisa de n'exiger qu'une vague pâtisserie azyme, nous nous délectons des viandes et des poissons marinés qu'une main prévenante laisse cuire doucement, ou même de certaines recettes importées des contrées barbares, tels le boeuf bourguignon, la blanquette, le canard laqué, la thieboudiène, la fondue ou le mafé. Est-il besoin de le préciser, nous n'aimons pas davantage les légumes bouillis que les plats congelés défigés aux micro-ondes.

BACCHANALES
Nous adorons le vin : c'est un fait qui n'échappe à personne ; on nous a même avec le temps assimilés aux cohortes qui suivent Dionysos, notre cousin par alliance. à l'exception des hydrolâtres et de certains mahométans, il n'est homme ou dieu qui ne soit convaincu des bienfaits de ce breuvage et ne les ait chantés à sa façon, avec plus ou moins de talent et de sûreté dans la voix. Nous adorons tous les vins, n'en déplaise aux oenologues, du Sidi-Brahim (que nous buvons souvent) à la Romanée-Conti (que nous n'avons jamais bue), mais, contrairement aux disciples authen-tiques, n'avons cure de ces mystères au cours desquels s'opèrent des métamor-phoses tout aussi ennuyeuses que les sermons de Priape. Nous nous contentons donc d'emboîter le pas aux ménades et de profiter, avec toute la troupe, des bienfaits de la vendange.
S'ils nous abandonnent une partie de leur récolte, les humains à jeun ne sont pourtant pas admis en garouge ; le cousin est formel sur ce point : aucun mortel à la fête qui ne soit ivre-mort. On craint les indiscrétions ; un dieu empestant la vinasse, des nymphes pissant debout n'offrent certes pas un spectacle aussi beau que ceux voulus par Rubens ou Caravage ! Qui voudrait croire en un Olympe sentant la vieille urine ? Car, il n'est que trop vrai, notre race boit tout autant qu'elle hume, vins, liqueurs, ambroisie, mélicrat, thériaques divers, et son invulnérabilité discutable fait qu'elle boit trop et pisse en conséquence.
Mais brisons là : les bacchanales nous font tout pardonner à l'automne, et la force que nous en tirons rend même moins difficile l'hiver et ses maigres grappes oubliées qu'il nous faut partager avec les corneilles.

AMOURS
C'est souvent au cours des bacchanales que nous rencontrons l'élue de notre coeur, ménade, dryade ou nymphe. Car nous avons un coeur, ça oui, et serions bien marris de traverser la saison froide en solitaire. Ceux d'entre nous qui ont succombé pendant l'été aux charmes des humains en guérissent aussitôt : il faut dire que nos femmes sont d'une beauté incomparable et que leurs talents dans les arts de l'amour ont ceci d'irrésistible qu'ils se dispensent sans que nous ayons à nous livrer à de fastidieux marivau-dages, contrairement à ce qu'ont affirmé certains poètes dans leurs fadaises bucoliques. Ainsi ne jouons-nous de la syrinx que pour échapper à l'ennui ou tromper l'attente de celle qui nous a sélectionné : navré de vous décevoir. Voici comment les choses se déroulent : Ayant mis à profit les agapes bachiques et bombé judicieusement le torse, ayant orné de pampre nos boucles bien huilées, nous laissons quelques phrases tomber de notre bouche en guettant sans y paraître les réactions qu'elles génèrent au regard de nos voisines de table. Ces dernières feignent bien sûr l'indifférence mais, le vin aidant, commencent à répondre par des oeillades de ménades (qui sont d'un mépris assassin), puis leurs paupières alourdies semblent nous supplier : nous restons de notre côté du banc... Enfin, elles s'affaissent gracieu-sement et s'endorment : nous nous dressons alors et frottons notre membre viril sous leur nez. Il arrive quelquefois que nous soyons nombreux à nous attacher à la même beauté mais ne nous battons que par jeu, sachant trop bien comment la belle fera son choix : tirée de son sommeil par le fracas du cortège divin, la voici qui s'étire et qui bâille, une interrogation sur le minois ; ses seins potelés percent le chiton maculé de nectar, ses mains trahissent la fièvre ! Paradant en farandole, nous enseignons à l'éveillée la cause de son trouble (ou plutôt la source, car nos femmes, à moins qu'elles ne débutent, savent déjà de quoi il retourne), riant à ses erreurs. L'odorat des bacchantes, plus développé encore que celui des nymphes, distingue bien vite l'appendice responsable ou, s'il en est plusieurs, celui dont elle préfère le fumet. L'élu partagera sa nuit mais la fête génère de multiples rencontres qu'il faut tirer au clair avant que Dionysos ne remballe ses fastes. C'est lui-même, en temps ordinaire, qui préside à la noce afin que toute créature puisse prétendre à un hiver serein. Des trios se forment parfois mais tout le monde est satisfait et le dieu peut regagner les séjours olympiens auxquels nous n'avons pas accès sans qu'un importun lui en tienne rigueur. L'élue souvent est déjà grosse mais c'est sans importance : l'éclat sombre de ses pupilles, les rets de sa chevelure, le sucre sur sa peau, la lourdeur exquise de sa poitrine, et tant de choses encore, font que c'est elle et bien elle à qui notre coeur confiera ses alarmes. Prenant congé des siens, chacun alors se met en quête du havre hiémal où naîtront les petits. Ce peut être un bouquet de jeunes arbres volé aux sangliers, une grotte discrète, un nid de gabians, une chambre de bonne. Aux priapées étourdissantes succède bientôt la tendresse des étreintes assagies, puis les entretiens sur des sujets aussi infinis que le mystère de notre naissance ou la rusticité des hommes. Une déception peut également engendrer de mémorables scènes de ménage et il n'est pas souhai-table, en ces orages homériques, qu'un mortel se trouve à proximité ! Nos enfants naissent avec les mimosas, dont ils adoptent d'ailleurs la couleur pour leurs yeux et leurs duvets. Nos femmes les allaitent et nous sommes évidemment conviés au banquet. Le fromage que nous tirons de leur mamelle doit être réservé à Lupercus, ainsi qu'on le verra.

EDUCATION
Nos enfants bien-aimés pourraient, dès le printemps, suivre les pas de leurs semblables quand le temps presse de rejoindre la liberté : la poitrine des jeunes femelles se soulève et le sexe des petits mâles gène leur sommeil. Mais il nous faut songer à leur donner des maîtres car l'époque idyllique est révolue et le millénaire bien rude pour les héritiers d'une race telle que la nôtre. Nous les confions donc aux centaures dont l'école, depuis Chiron, a su évoluer avec les humains (ce qui, on s'en doute, n'a pas été du goût de tout l'Olympe). Là, ils apprennent ce qu'un faune ou une bacchante doit savoir : grammaire ancienne et nouvelle, géographie du monde connu, histoire universelle, philosophie, botanique, médecine, alchimie, littérature, communication, informatique, langues vivantes (le grec et le latin sont en option), psychologie humaine et divine, et, bien entendu, illustration des sexualités. La palestre tient une grande place mais les heures consacrées au muscle ont depuis peu cédé du terrain aux exercices de tir, à la navigation subaquatique et au pilotage d'engins à réaction. Il paraît que les dernières promotions utilisent en outre leurs simulateurs de vol pour refaire la guerre de Troie ou celle des centaures contre les lapithes. Il n'est pas prévu que nous rendions visite à cette progéniture pleine d'avenir durant son internat et, notre amour englobant celui que nous portons à nos conquêtes, le cas se présente parfois où nous honorons ces produits de notre chair au cours des années qui suivent la fin de leurs études : nous avons alors tout le loisir de nous féliciter pour la justesse de nos choix.

LUPERCALES
Lorsque les centaures les jugent aptes à ne pas déparer nos festins, jeunes faunes et bacchantes subissent une ultime initiation destinée à leur mettre, comme disent les mortels, du plomb dans la cervelle. Il ne faudrait pas en effet (mais on verra que l'inévitable se produit malheureusement en quelques occasions) que leur science toute fraîche les fît se confondre avec les peigne-culs de chez les humains et qu'ivres comme eux d'un trop-plein de gamètes ils prétendent raser cela même qu'il nous est vital de consolider afin de l'augmenter : notre différence. Ce bon vieux Lupercus les rassemble donc dans son antre, leur offre du fromage de nymphe suivi d'une première cuite, et explique à chacun les dangers qui attendent un arbre sans racine. Lupercus emploie beaucoup de paraboles, ce qui le rend assez difficile à suivre sous l'emprise de la boisson, mais la cérémonie s'étendant sur plusieurs jours, il n'est pas interdit de poser des questions ou polémiquer sur les sujets abordés par lui afin d'en mieux saisir l'importance. Et comme Lupercus est aussi libéral que Priape est conservateur, le courant passe mieux, pour le plus grand bénéfice de tous. L'initiation se termine par une belle orgie à laquelle la marraine ou le parrain de la promotion convient quelques hôtes de marque, lesquels en outre, malgré leur âge vénérable, font au besoin une démons-tration turgescente des bienfaits de l'immortalité à certains incrédules, ainsi enlevés pour un court séjour chez les dieux dont il semble qu'ils reviennent comblés.

VULNERANT OMNES
Il est vrai qu'en apparence le temps ne nous blesse pas et que notre race est en perpétuelle expansion. Les aèdes le chantent : notre jeunesse dure éternel-lement, notre virilité méconnaît la défaite, nous sommes beaux, riches, et intelligents. Donc détestables. à commencer pour nous-mêmes quand les sermons de Priape nous plongent dans la déprime. La plupart d'entre nous, heureusement, trouve un bonheur sans faille à considérer l'écoulement des siècles en-deçà du vingt-quatrième parallèle, combattre la déforestation, aimer et jouer avec les humains sous les oliviers ou dans les cités tièdes, et coetera. Mais quelques frères, depuis la mort du grand Pan, disparaissent en nombre croissant vers le septentrion : leur regard se fait moins attentif, se perd souvent, leur verbe s'enfle de mots vulgaires et désespérés, ils se mettent à haïr nos traditions innocentes qu'ils appellent folklore, mangent des légumes, défèquent, pratiquent le contrôle des naissances, condamnent l'illustration des sexualités, la psychologie divine, et finissent par affirmer qu'ils ne sont pas ceux ou celles que nous croyons ; enfin, ils s'affublent de vêtements, se font limer les cornes, couper la queue, puis achètent des valises, juste pour les boucler et attraper le premier aller-simple vers cette terrible province de la civilisation qui couvre l'au-delà du vingt-quatrième parallèle.
Tous ces départs nous chagrinent. Et quand l'un des émigrés revient à l'été pour une saturnale, il n'est pas exceptionnel, hélas, qu'on le confonde avec un touriste égaré : couvert de gadgets, la bouche emplie de termes nouveaux, comme une condescendance attendrie dans sa façon de nous adresser la parole, il ne manque au faune septentrional que l'appareil photographique ou le camescope. On apprend fortuitement qu'une telle s'est mariée (à l'église !) avec un mortel dont elle pré-tend tirer progéniture (on en frémit lorsque l'on connaît le sort réservé aux demi-dieux), qu'un tel travaille et gagne de l'argent, ou que d'autres tels, ce qui est infiniment plus grave, en sont venus à renier purement et simplement leur origine. Ceux-là sont en constante augmentation depuis la seconde moitié du vingtième siècle, cause principale de la réduction de nos effectifs. Car un faune qui se met à douter de son essence court tout droit vers sa perte : allongé sur le divan d'un psychanalyste ou recroquevillé sur la moquette d'un quinzième étage avec air conditionné, rien ne peut l'empêcher de perdre peu à peu de sa substance jusqu'à en devenir transparent. Cet épouvantable phénomène peut ne se manifester qu'au terme de plusieurs années, mais il est irréversible et nourrit à la fois nos angoisses et les medias spécialisés. Tous les émigrés que nous pressons de questions sur le sujet jurent leurs grands dieux que la chose ne passera pas par eux mais l'aspect diaphane d'un certain nombre de nos interlocuteurs constitue à lui seul un terrifiant démenti. Personne, pas même Lupercus, ne sait ce qu'ils deviennent après leur disparition et les spéculations vont bon train : l'opinion générale est qu'ils se joignent à la cohorte des ombres dont les champs élysées sont le refuge ; il en est parmi nous qui certifient les avoir rencontrés en songe, ce qui serait fort nouveau dans la mesure où nous ne rêvons pas.
La jeunesse, heureusement, trouve un exemple probant dans l'expérience rapportée par quelques émissaires, lesquels, loin d'encourir les risques exposés plus haut, répandent au contraire nos usages dans les vastitudes barbares où ils ont élu domicile. Il est plaisant de les ouïr nous conter leurs tribulations chez les hyperboréens et les étranges gallinacés qui y assurent le maintien de l'ordre. La peau de ces sauvages, nous ont-ils expliqué, est laiteuse comme celle de Pallas ; plus au nord, leurs yeux sont aussi bleus que les siens et leur poil plus jaune encore que celui de nos enfants à la naissance. Il paraît que le sexe des mâles est comme marbre d'Aquitaine et que leur odeur n'est pas sans évoquer celle de l'asparagus ou des fanes de carotte. L'un de ces émissaires, s'étant rendu au-delà de Thulé, a certifié y avoir passé des heures enchanteresses en la compagnie de petites créatures brunes au regard horizontal dont les usages ne sont pas sans évoquer les nôtres et qui se calfeutrent durant de long mois au sein de grottes en cristal ou en tôle pour se livrer aux arts que nous vénérons.

DES HUMAINS
Nous devons évidemment beaucoup aux mortels : sans eux nous en serions restés à l'ère chaotique de nos grands ancêtres ; qui nous aurait chanté ? Et quand bien même leur matérialisme coûterait la moitié de notre population, il faut reconnaître que nous leur rendrons toujours de notre mieux l'amour qu'ils nous apportent, fût-ce dans leur sommeil.
Car les humains rêvent, ou du moins certains d'entre eux, c'est l'une des premières différences d'avec notre race que nous enseignent les centaures ; les autres animaux rêvent aussi, nous explique-t-on, mais il ne faut pas s'en préoccuper car ils sont dépourvus de seins attrayants (à l'exception, peut-être, des vaches, que nous tenons en haute estime) et leur sexe est par trop différent du nôtre. Sur ce dernier point il faut ajouter que nous devons également aux humains d'avoir très vite délaissé la thériogamie (consultez les oenochés si ce terme vous semble obscur) pour l'illustration exclusive du plaisir civilisé, mais qu'il est encore une minorité de bacchantes à ne point dédaigner le membre vigoureux d'un cheval, d'un taureau ou d'un âne, et quelques frères, même, à se réjouir de la vulve de leurs femelles.
Lorsque nous croisons une mortelle, nous évitons de surgir à l'improviste sous ses yeux lourds (elle pourrait se réveiller ou quitter sa torpeur éthylique) et préférons suivre ses pas jusqu'à ce que l'ombre de notre silhouette révèle enfin notre existence, projetée tel un velours fuligineux au-devant de la route qu'elle a choisie. Notre belle rêveuse s'enfuit alors, ou elle se retourne ; et si elle se retourne, nous lui faisons sentir combien elle avait raison. De très vieilles femmes promènent parfois, que nous honorons avec autant d'ardeur, puisqu'il est prouvé qu'elles en savent plus long sur le sujet des amours que la plupart de leurs petites-filles ; ou de très vieux messieurs dont la bourgeoisie raisonnable fourmille de fantasmes. On l'aura compris, nous ne nous refusons jamais à qui s'approche de nos courbes et nous ingénions à laisser un bon souvenir aux visiteurs, quels que soient leurs talents ou leur aspect physique.
Il peut arriver que nous nous méprenions sur les intentions de ces humains fugaces et nous entendions qualifier d'ampuzes, incubes, asmodées, affrites ou autres démons, quand on ne nous convoque pas carrément, à grands renforts de latin de cuisine, devant un prétoire d'illuminés en robe corbeau pour nous signifier un ordre d'expulsion exécutable avec d'autant plus de célérité que nous ne sommes pas censés exister aux yeux des susdits ; on ne nous laisse guère le temps d'esquisser un plaidoyer et nous comprenons vite l'étendue de notre impéritie.
Mais le pire est certainement lorsque, sournoisement conviés par les soins d'une jolie rousse, nous nous retrouvons au beau-milieu d'un conventicule hystérique nanti de guéridons, lequel, sous la houlette de la rousse en question, nous somme de prédire l'avenir (ce qui ne demande qu'un peu d'intuition) mais également de rappeler les défunts quand chacun sait qu'ils sont trop bien en enfer pour désirer en sortir aux seules fins de contenter un semblable auditoire. Nous frappons un peu du sabot, essayons de nous taper la rousse en contre-partie mais devons presque toujours battre en retraite car le conventicule, alors, prend une tournure similaire aux prétoires évoqués ci-avant et l'on finit par traiter notre semence d'ectoplasme et nos rires de grondements démoniaques.
Hormis ces accidents, le plus clair de nos contacts avec les humains reste empreint de joyeuse fascination et nous sentons bien là toute le bénéfice qu'il existe à les fréquenter.

APASTAAK
Nous ne savons trop comment les humains en sont venus à nous confondre avec leurs terreurs nocturnes, nous qui aimons tant le plein jour, mais supputons que cette confusion remonte à quelques abus de nos ascendants, habilement montés en épingle par certains théocrates égyptiens ou perses en mal d'autorité, lesquels auront tout naturellement passé le flambeau à leurs successeurs levantins et occidentaux. Le vénérable Lupercus évoque toujours en frémissant ce texte de douze mille pages, brûlé à Suze par Alexandre mais préalablement traduit par Pline-le-vil, qui contient paraît-il le Naskvidevdaat (quel affreux patois), une loi contre les démons : on y apprend, selon Lupercus, que l'Essence Suprême murmura pendant presque dix mille cycles afin d'obtenir un fils et que, n'y parvenant pas, Elle se dit qu'après tout, ce monde n'était peut-être rien. De cette pensée profonde naquit alors celui dont proviennent nos malheurs : Angra-Mainyu (Ahriman pour les intimes), ennemi juré du bel Ormazd (Zeus chez nous) et hooligan de l'harmonie cosmique. Entre les deux, Mithra Triplasios, un aularque olympien que nous ne portons guère en notre coeur et qui, sous le stylet des prêtres, osa donner un qualificatif à toutes les créatures de l'univers...
Passons sur Zoroastre, Mazdek ou Bih-Afrid et déplorons que l'Egypte ait enfanté Seth, mais quoi : Zeus lui-même ne peut faire, ainsi que le disent les mages dans leurs maudits volumes, que le mal soit bien ; pouvoir tout n'est pas pouvoir l'absurde ! Ils écrivent aussi que Zeus supprima le goût appétissant des enfants pour qu'à l'avenir leurs parents les laissent en vie mais ne précisent pas que leurs dieux, puissants et magnanimes prirent aussitôt la relève, servis par d'enthiarés zélateurs !
Nos pères de Mésopotamie, d'Arménie et d'égypte durent se sentir trahis, leurs us méprisés ; et comme ils étaient infiniment plus près de la bête, leur réflexe consista probablement à adhérer aux caricatures griffonnées par les théarques, de sorte qu'on ne les oubliât pas purement et simplement. Ils y réussirent, hélas, à tel point que notre silhouette est devenue un symbole majeur des vilenies humaines : on nous fait figurer dans l'enfer des chrétiens, les juifs et les musulmans (qui ont du moins la décence de ne pas nous représenter) nous abhorrent en nous chargeant parfois d'incarner l'Occident à nous seuls, les hindouistes et les améri-cains nous peignent grimaçants et fardés, quant aux animistes, notre échine se hérisse à la seule perspective d'en parler !

MAUFE
Les mortels nous prêtent d'abord de n'être point agréables au regard (voire carrément moches) mais parleront de la beauté du diable ! Répétons-le : nous sommes détestables à certains humains du fait de notre réussite. Les vieillards envient notre sexe insouciant, et leurs femmes l'arrogante jeunesse que n'ont plus ces époux bedonnants. Ceux qui insinuent que nous sommes trop beaux pour être vrais n'ont qu'à considérer leur image dans un miroir.
On nous dit malicieux, indiscrets et voleurs, lubriques, menteurs ou encore déchus d'un paradis créé bien après nous. D'accord pour la malice et la lubricité, encore qu'à ces derniers termes nous préférions ceux d'intelligence et de sensualité, mais il est faux que nous soyons indiscrets ou voleurs : nous ne regardons, après tout, que ce que l'on nous montre et ne prenons que ce que l'on nous offre ! Et nous ne mentons pas car le membre viril, ainsi que l'a écrit un phallophile éminent, n'obéit qu'à lui-même et méconnaît la dissimulation. Nos femmes nous égalent, à cette différence près toutefois, qu'elles ne possèdent pas ce membre viril mais une vulve fort douce et fort honnête. Quant à la déchéance...
On nous fait le reproche d'induire les pécheurs en tentation et être cause de leur ruine : calomnie ! Que serait devenue la carrière de saint Antoine sans notre aimable collaboration ? La gloire de Dante aurait-elle franchi les Alpes ? Où Jérôme Bosch se serait-il servi ? Et Gounod, et Cazotte, Goethe, Stroker, Poe, Méliès, Cecil B. de Mille ?

DES RELIGIEUX
Il n'est pas établi que l'église nous déteste autant qu'elle l'affirme. Car si nous appartenons, de fait, au camp des vaincus, nous sommes tout de même bien utiles lorsqu'il s'agit de pardonner aux paroissiens leurs turpitudes, et si nous ne produisons pas de déchets ou d'erreurs intellectuelles meurtrières, nous n'en sommes pas moins les éboueurs : grâce à nous les mortels dorment en paix avec cette glande merveilleusement élastique qui leur sert de conscience ; grâce à nous le Léthé y déploie toujours ses méandres et les impénitents peuvent être clairement désignés, par un doigt zinzolin, à la réprobation éclairée de leurs frères ; grâce à nous le péché existe ailleurs.
Mais des basiliques vides indiquent sans ambiguïté que les mortels sont dignes qu'on les aime, sourds aux idées mortes et le sexe curieux. Et puis nous savons, nous autres, que Lui (il faut bien se mettre à la page) ne s'est pas inspiré de l'Apastaak et que son Verbe n'était pas dénué de goût avant que les jaloux ne le crucifiassent. Restent encore quelques mosquées où l'on requiert notre symbole afin de détourner les yeux des fidèles du méchant barbichu qui masque le mihrab, mais notre confiance est grande en ces mortels civilisés qui fleurissent sur les bords de mare nostrum.
Elle l'est moins, en revanche, en les épigones d'Athènes qui prétendent faire le bien public mais pour qui les déclinaisons de Cicéron sur le mot liberté sont toujours à apprendre (qu'il ne fallait pas, par exemple, bannir les rois, ou qu'il fallait donner au peuple une liberté de fait et non de mot, aut exigendi reges non fuerunt aut plebi re, non verbo danda libertas, pour être précis), et qui, comme les barbichus précités, subjuguent leurs concitoyens à grands renforts de télévision, divisant pour mieux châtrer dans la plus grande misère possible.

ULTIMA NECAT
Nos mortels détracteurs pourront juger dérisoire que notre race se pique de ce qui devrait rester l'apanage d'élites éclairées au vocabulaire supérieur, mais il se trouve que les infortunes de l'humanité nous touchent d'autant plus qu'elles génèrent en notre sein, ainsi que l'on a pu s'en rendre compte, des ravages insup-portables. De plus en plus nombreux sont nos visiteurs qui portent des armes, des anneaux péniens garnis de clous ou des bombes lacrymogènes, sans parler de ceux qui ne font que passer, entre deux psychotropes, de leur limbe terrestre à celui d'un hypothétique nirvana glacé, des pressés, des masturbateurs plastifiés et consorts...
Nous nous sommes adaptés, et nous adapterons encore, mais nos frères se plaignent d'être fréquemment confondus avec un succédané d'émissions tardives : ils déplorent qu'on les trouve exotiques, que l'on ne prenne pas en leur compagnie le temps de déguster au soleil un verre de vin nouveau, que l'on déclare se méfier de leur illustration des sexualités, que l'on se moque de leurs accents antiques, que l'on s'enfuie à peine la semence épandue. Et nos chères ménades redoutent désormais les voyages organisés dont elles sont la proie et les exigences hygiéniques dont les mortels les accablent : a-t-on déjà vu une dryade sans aisselles bouclées, sans parfum de dryade, sans toison de dryade, peroxydée, les ongles peints, affublée de gadgets et interdite de rire ?
Priape voudrait élever des barrières le long du vingt-quatrième parallèle, bannir tous les émigrés et instaurer une espèce de comité de salut public (dont il est aisé d'anticiper les abus) avant de pratiquer l'eugénisme sur notre race afin, selon lui, de la rendre imperméable aux mutations historiques : qu'il reste à Lampsaque !
Dionysos ne se lamente guère, cela n'est pas dans sa nature : que ses festivités trouvent une fin heureuse est la seule chose qui l'intéresse ; peu lui chaut de trouver des ivrognes à sa table, et encore moins qu'ils soient mortels, sans domicile fixe ou éthyliques mondains. Il faut avouer que n'ayant nous-mêmes d'yeux que pour les bacchantes, nous savons ne pas risquer forte concurrence du côté des buveurs, dérisoires rivaux...
Lupercus, seul, semble préoccupé : les appels qu'il a lancés depuis son antre sont demeurés sans réponse du côté de l'Olympe (on se doute pourquoi) et ses banquets initiatiques évoquent de plus en plus certaines réunions politiques des groupes activistes humains. Mais on murmure qu'il est à présent bien trop âgé pour faire un candidat.

MANETUR
Oui, manetur... Mais qui parle latin de nos jours ? Perchés sur la cime amoureuse des chênes et des pins, les oreilles aux aguets, nous inspirons encore aux mortels de passage les bruissements discrets qu'ils interpréteront à leur guise : confirmation d'un espoir, d'une promesse, explication lumineuse des plus hermétiques énigmes, avertissement pour les heures qui blessent et la dernière qui tue, réponse à un poème, à un écho maritime. Et s'ils lèvent la tête, s'ils lèvent la tête...



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