L'interview

Vous sentez-vous parfois dépassé par le succès de vos films ?

Nick Park : Non, car dès le départ, je rêvais davantage de célébrité pour Wallace et Gromit que pour moi-même. De ce côté-là, c'est réussi. Je peux sortir dans la rue tranquillement, personne ne me reconnaît - sauf à Bristol, parfois, quand je porte un T-shirt Wallace & Gromit. Je reste quand même surpris, voire abasourdi, par la tournure qu'ont pris les événements ces trois dernières années. Tout allait si lentement quand je travaillais sur A Grand day out. Aujourd'hui, le risque est de succomber à la facilité. C'est pour ça que j'ai choisi de ne pas faire un autre Wallace & Gromit, surtout si je me lance dans un long métrage : je me sens au bout d'une trajectoire qui pourrait vite devenir descendante.

Quand avez-vous pris conscience de votre vocation ?

J'ai toujours aimé travailler, jouer avec mes mains. A l'âge de 2 ans, je me suis amusé à dessiner un train sur le mur de la cuisine : il faisait le tour de la pièce, passait sur l'évier, le bas des meubles. Le train était très mignon... mais ma mère n'a pas été ravie. Cela dit, on m'a toujours encouragé à être créatif, à l'école comme dans ma famille. Nous étions cinq enfants, on ne s'ennuyait jamais. Mes parents nous donnaient des tas de petits objets et de matériaux pour nous amuser, nous permettre de créer nos propres jouets, nos propres monstres. Il y avait toujours de la pâte à modeler, du carton ou du papier mâché qui traînaient. Sous mon lit, j'avais rangé six boîtes remplies de morceaux de vieux jouets, de bouts de machins. J'étais persuadé qu'en assemblant toutes ces pièces je pourrais un jour construire une fusée ou une machine à remonter le temps. Quand j'ai commencé à réaliser des films d'animation à l'âge de 13 ans, il y avait encore de la pâte à modeler partout dans la maison.

Comment vous êtes-vous dirigé si tôt vers les films d'animation ?

J'aurais simplement aimé écrire pour raconter des histoires. Mais je n'étais pas très doué pour ça, mon orthographe était chancelante. Je me suis donc tourné vers le dessin. Un jour, j'ai découvert une petite caméra rudimentaire dans le grenier de mes parents. Mon père était photographe et m'a montré comment l'utiliser. Il connaissait vaguement les principes de l'animation, m'en a donné les bases. Pour le reste, je me suis débrouillé. J'ai commencé par faire des flip-books et par les filmer. Le premier véritable personnage non dessiné était une marionnette confectionnée par ma mère. Je l'ai appelé Walter le rat et lui ai donné un compagnon : un petit ver de terre en pâte à modeler. Déjà à l'époque, j'avais conçu un story-board, je tenais à raconter une histoire. J'ai réalisé beaucoup de films à ce moment-là, un certain nombre avec de la pâte à modeler, en m'inspirant de ce que je pouvais voir à la télé.

Quel genre d'animation vous attirait ?

J'ai toujours été inspiré par des films d'animation aux lignes un peu tremblantes. Des travaux qui semblaient beaucoup plus accessibles, beaucoup moins professionnels que ce qui pouvait sortir de chez Disney. J'étais par exemple très intéressé par les collages et les petits films de Terry Gilliam au sein des Monty Python : de simples découpages, apparemment rudimentaires, très économiques et très drôles. Je garde aussi un grand souvenir de certains films d'animation pour enfants réalisés avec des marionnettes. Je les trouvais à la fois fascinants et inaboutis. La plupart du temps, les personnages se déplaçaient comme sur une scène, avec des décors sans relief, sans perspective, une lumière très vive qui aplatissait tout. Moi, je voulais les sortir de cette scène et les intégrer dans un monde à part entière, les filmer sous des angles différents pour donner au spectateur l'impression qu'il est lui-même à l'intérieur. Plus tard, mon but a toujours été de réaliser les films que j'aurais voulu voir étant enfant et dans lesquels je pouvais quand même entrer en tant qu'adulte.

Techniquement, comment avez-vous progressé ?

En tâtonnant. C'était très expérimental. Je n'ai par exemple lu de bouquins sur la question qu'après avoir réalisé quelques films. Je me souviens aussi d'un court métrage du réalisateur anglais Bob Godfrey, qui montrait comment monter son propre film d'animation. Ce sont des choses comme ça qui dont amené vers une animation plus moderne, plus maîtrisée. Je pense que j'ai eu la chance de commencer très tôt : j'ai pris peu à peu confiance en moi, seul dans mon coin, personne ne me demandait de comptes. Pour moi, l'assurance, la confiance en soi ont toujours été plus importantes que le savoir-faire. Aujourd'hui encore, je ne me considère pas comme un animateur très technique. De ce côté-là, j'apprends toujours, énormément. D'ailleurs, si ce n'était plus le cas, j'arrêterais tout de suite.

Quelle place ces travaux de dessin et d'animation prenaient-ils dans votre vie d'adolescent ?

Une fois mes devoirs terminés, je passais l'essentiel de mes soirées là-dessus. Ça me semblait bien plus important que mes travaux scolaires. J'étais un élève plutôt moyen, sans grand relief. On a très vite repéré mes dispositions pour le dessin, les activités manuelles. J'étais considéré comme l'artiste de la classe, mais ça ne me donnait pas un statut particulier. J'étais plutôt secret, introverti. Tout le monde me trouvait très timide, presque trop calme - aujourd'hui encore, j'ai parfois du mal à dire qui j'étais vraiment... Je n'ai jamais dit à mes professeurs que je faisais de l'animation, pensant que ça n'intéresserait personne : ça ne pouvait pas être pris au sérieux, être considéré comme un véritable art. Seuls mes amis les plus proches connaissaient mes activités. Un jour, ils en ont touché un mot à mes professeurs, qui ont voulu visionner mes travaux. Ils ont trouvé ça très réussi et ont insisté pour que je les projette devant l'école entière.

Avez-vous été surpris par ces premiers succès ?

C'était une situation très nouvelle, très étrange pour mon ego. Soudain, on me respectait, on me regardait comme quelqu'un d'important, on me plaçait sur un piédestal. Moi, j'avais toujours voulu être un artiste ou quelque chose d'approchant. Dans ce domaine, j'ai toujours eu confiance en moi - j'en avais si peu pour tout le reste. Réaliser des films était la seule activité où je me sentais à l'aise. C'est pour cette raison que je suis entré à la National Film & Television School. Mais je me disais que quelqu'un comme moi ne pourrait pas travailler dans l'animation, dans l'industrie du film. Aller à Londres, voire à Hollywood, ça n'était pas pour moi. Je voulais travailler chez moi, dans le nord de l'Angleterre, là où il n'y avait ni studios ni chaînes de télé... Du coup, je ne pouvais pas vraiment prendre tout ça au sérieux, raisonner en termes de carrière. Je pensais que l'animation resterait un hobby jusqu'à la fin de mes jours, qu'il me faudrait trouver un emploi "convenable"... Mais je n'en ai jamais trouvé. Sauf l'âge de 16 ans, quand j'ai travaillé dans une usine où l'on emballait des poulets. Dix heures par jour à emballer des poulets... pour m'offrir une caméra plus performante.

Pourquoi avoir décidé finalement de vous consacrer uniquement à la pâte à modeler ?

Au départ, le voulais être auteur de dessin animé. Mais je trouvais très réjouissant de donner vie à mes dessins en les passant dans un monde en trois dimensions. Réaliser le même genre de travail qu'un Tex Avery ou qu'un Chuck Jones, mais en pâte à modeler, en trouvant son propre style. Je pensais que c'était réellement difficile, inaccessible. Mais quand j'ai vu les travaux de Peter Lord et de David Sproxton, les créateurs des studios Aardman, j'ai décidé de me lancer moi aussi. Ma fascination pour la plasticine - la pâte à modeler utilisée pour les films d'animation - a beaucoup à voir avec le modelage, le pétrissage. Vous pouvez manipuler ce matériau de manière quasi organique. Vous pouvez saisir avec une infinie précision tout un éventail d'expressions, de regards, d'attitudes. Dans un court métrage intitulé Adam, on voit la main de Peter Lord donner vie à un petit bonhomme de pâte à modeler. Ça résume très bien le plaisir que ce travail procure. C'est une immense satisfaction que de voir votre création prendre vie. La plasticine a aussi l'avantage d'apporter une activité concrète à un travail d'imagination : les créatures de pâte à modeler ont toujours les pieds sur terre, elles ont un côté un peu lourd. Mais dans le même temps, vous pouvez bâtir avec elles un monde complètement détaché, léger, farfelu.

L'animation en elle-même exige une minutie et une patience incroyables.

Tout dépend du degré de perfection que l'on veut atteindre. Le plus dur est de réussir à garder les modèles en état tout le temps où vous les filmez : si l'on n'y prend pas garde, un personnage peut changer d'aspect pendant le tournage, notamment à cause de la chaleur des éclairages. Je me rappelle mon premier film avec de la pâte à modeler : il s'agissait simplement d'un personnage en train de marcher. Plus le temps passait, plus les jambes coulaient, plus le type devenait énorme et court sur pattes... Pendant le tournage, il faut sans cesse entretenir, retoucher, corriger les figurines. Mais le plus fastidieux reste la maîtrise du mouvement, le tournage image par image. En une bonne journée de travail, et si les scènes ne présentent pas de difficulté particulière, un animateur réalisera deux ou trois secondes de film effectif.

Les studios Aardman vous contactent alors que vous avez commencé à réaliser A Grand day out. Malgré tout, il vous faudra six années pour l'achever. Avez-vous été parfois tenté d'abandonner ?

Si l'on m'avait dit que la réalisation de ce film durerait si longtemps, il est probable que je ne l'aurais même pas entamé. A l'école, où je l'ai commencé, je pensais qu'A Grand day out me prendrait un an, un an et demi... Mais même lorsque je me suis retrouvé chez Aardman, j'ai tout fait moi-même : j'étais scénariste, animateur, caméraman éclairagiste, montent... Je n'ai reçu d'aide que pour la conception des maquettes et pour la musique. Mon erreur a sans doute été d'écrire le story-board au fur et à mesure que j'avançais dans l'animation. Je ne savais pis toujours dans quoi je m'engageais. La seule scène de la construction de la fusée m'a pris un an et demi… Pour à peine une page de script sur vingt… Mais ce qui m'a incité à continuer, c'est que je n'avais jamais vu d'animation comme celle-là auparavant. Je savais que c'était original, que personne ne l'avait fait.

Avez-vous beaucoup appris de ce travail de longue haleine, sans grands moyens ?

J'ai toujours cherché à travailler avec peu de moyens. Le personnage de Gromit est l'exemple même de cette recherche de la simplicité. A l'origine, c'était un chien très mobile, gesticulant beaucoup, avec des expressions extrêmement marquées. Il ouvrait la bouche démesurément, parlait même. Il disait à peu près les mêmes choses que Wallace, mais avec une voix de chien : " Nous n'avons plus de crackers, Wallace ! ". Ça ne fonctionnait pas. Au moment de l'animation, je me suis rendu combien il était difficile de le rendre extraverti, sautillant partout. Lui donner une bouche était très compliqué, à cause de sa grosse truffe. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à jouer avec ses sourcils. Je me suis aperçu que les faire monter ou descendre suffisait à lui donner beaucoup de personnalité. Ça le rendait même subitement beaucoup plus intéressant que d'être comme Wallace, ça créait un contraste entre les deux. Ainsi est né Gromit : pour de simples raisons d'économie et de facilité. Ça s'est avéré plus efficace que si j'avais disposé de tous les moyens nécessaires.

Au même moment qu'A Grand day out est sorti Creatures comfort, un faux documentaire où vous interviewez les animaux d'un zoo.

D'une certaine manière, c'était une meilleure idée, plus révolutionnaire qu'A Grand day out. D'ailleurs, Creatures comfort a davantage fait sensation, par son côté documentaire, réaliste. David Sproxton avait déjà réalisé des films d'animation à partir de vraies conversations, d'ambiances saisies avec un magnétophone camouflé. Mais je suis passé à un autre stade, en interviewant vraiment des gens : je leur posais des questions sur les zoos ou sur leurs propres conditions de vie et j'ai remis leurs propos, tels quels, sans les trafiquer, dans la bouche des animaux en pâte à modeler. Ce n'était plus seulement un travail sur la plasticine, mais aussi sur une matière vivante, réelle, faite de voix, de propos. C'était passionnant de raccorder des timbres de voix, des expressions à des gestes, des comportements et des types d'animaux. Il y a dans le film une scène avec trois ours polaires. Dans la réalité, c'est une famille de commerçants qui habitent au coin de ma rue. Un jour, je suis allé interviewer le père et ses deux enfants. Le plus jeune lâchait des phrases comme "Les zoos, c'est très important pour les animaux. Pour les pauvres, pour les vieux. Ceux qui vivent en liberté, ils n'ont pas beaucoup à manger, alors ils tuent les autres." La situation était tellement comique que j'ai gardé la scène telle quelle, il n'y avait rien à ajouter.

Comment sont nés Wallace et Gromit ?

A Grand day out était en fait mon projet de fin d'études. Pour le mener à bien, je me suis replongé dans mes vieux carnets de croquis. J'ai retrouvé deux personnages : un homme sans nom, qui est devenu Wallace, et Gromit, un chat qui s'est bientôt changé en chien... Je trouvais qu'un duo était un support idéal pour raconter des histoires. Comme Gromit, Wallace a mis un peu de temps à se préciser. Au départ, il portait un chapeau plat et des bretelles... Peu à peu, il s'est affirmé, notamment à partir du moment où nous lui avons trouvé une voix. Plus j'y pense, plus je me dis que Wallace a des airs de ressemblance avec mon père - surtout pour son côté inventeur fou. Dans A Grand day out, Wallace et Gromit construisent une fusée dont l'habitacle est aménagé comme leur salon. Je me suis rappelé plus tard que mon père avait ainsi construit une caravane qu'il avait décorée avec de la tapisserie et équipée de vieux meubles et de lits superposés. Nous sommes partis à sept là-dedans pour faire du camping au pays de Galles... Ma mère, elle, est persuadée que je me suis inspiré d'elle pour le personnage de Gwendolene Cul-de-Bélier, la marchande de laine dont Wallace tombe amoureux dans A Close shave...

Wallace est quelqu'un d'assez primaire et naïf, tandis que Gromit est beaucoup plus raisonné et sensible.

Je me demande parfois si Wallace et Gromit ne sont pas les deux versants de ma personnalité. Je pense très souvent à eux. Récemment, je me suis dit que je ressemblais davantage à Gromit. Mais d'une certaine façon, j'envie Wallace. Il a ses mauvais côtés - il a plutôt bon fond mais est complètement insensible, aveugle. Je l'admire tout de même parce qu'il est capable d'être lui-même en permanence. Il a une idée, il la met à exécution. Il vit au jour le jour, minute après minute, il ne voit pas plus loin que l'instant. Gromit, lui, traîne toujours un tas de bagages avec lui il porte son passé, il s'inquiète du futur. Il met toute sa sensibilité dans chaque situation. D'une certaine manière, il se complique la vie : quand Wallace agit, lui réagit. Gromit est finalement plus humain, plus complexe que son maître. Il est plus intelligent, et de loin. Mais je me dis parfois qu'il est bon d'être comme Wallace. Gromit est d'une trop grande loyauté, ça lui joue des tours : il se comporte comme un chien uniquement parce que Wallace le voit comme tel. Alors qu'intérieurement, psychologiquement, il est humain. Nombreux sont ceux qui m'ont écrit pour me dire "Mon chien me regarde de la même façon que Gromit".. Mais au-delà de l'attachement qu'ils peuvent éprouver pour un chien, je crois que les gens aiment justement Gromit pour sa complexité. Ils s'identifient à lui, se reconnaissent dans ses doutes, ses inquiétudes.

Avec The Wrong trousers et aujourd'hui A Close shave, vos films sont devenus d'énormes travaux d'équipe.

Avec The Wrong trousers, les choses ont pris une autre dimension : Steve Box et moi nous sommes partagé l'animation. Sur A Close shave, nous étions cinq animateurs et trois assistants, épaulés par quarante autres personnes. Chaque jour, nous travaillions simultanément sur cinq scènes différentes. Je courais de plateau en plateau, donnais des indications de mise en scène, vérifiais le résultat. C'était harassant, stressant, un peu frustrant aussi : je me suis beaucoup moins occupé d'animation, je dirigeais les opérations. Chaque animateur avait un personnage attitré - je tenais à ce qu'il y ait une véritable direction d'acteurs... Sur A Close shave, je me suis quand même autorisé l'animation de quelques scènes - notamment lorsque Gromit va en prison. J'en avais besoin. Je ne pourrai jamais laisser tomber l'animation.

Ne craignez-vous pas que tout ça devienne excessivement "professionnel" ?

Si "professionnel" signifie "donner le meilleur de soi-même", alors je peux dire que j'ai toujours essayé d'être aussi professionnel que possible. Il y a une progression évidente de film en film. Travailler avec un scénariste, Bob Baker, a considérablement servi les intrigues. J'apporte le plus souvent les idées visuelles, les idées de gags, et Bob construit véritablement l'histoire, il a un énorme talent pour ça. Mais même si A Close shave présente encore plus d'effets que les films précédents, je peux dire que j'ai toujours eu une grande indifférence pour les choses sophistiquées. Aux Etats-Unis, ceux qui assuraient la promotion de mes deux premiers films n'arrêtaient pas de dire que c'était le travail d'animation le plus accompli, le plus irréprochable qu'ils aient jamais vu. C'est drôle, parce que je n'ai jamais été obsédé par ça. Je n'ai jamais eut de goût particulier pour la perfection formelle, les travaux lisses, sans défauts. J'essaie de garder une part de rudesse, d'imperfection dans mon travail, je ne prête pas systématiquement attention aux traces de doigts qui restent sur les modèles.

L'univers de Wallace & Gromit est fascinant de cohérence et de réalisme, même si leurs aventures sont farfelues.

Peut-être que j'ai créé le monde de Wallace & Gromit parce que la réalité, elle, éveillait en moi des frustrations… Cela dit, je ne pense pas avoir voulu créer un monde dans lequel j'aurais rêver vivre, me réfugier. Je n'ai jamais eu ce désir d'évasion, j'ai toujours été conscient que c'était une illusion. Par contre, j'ai toujours voulu créer un monde auquel on puisse croire totalement. C'est ce qui m'attirait dans les films des autres, ce qui me fascinait, enfant, dans les maquettes, les reproductions, les maisons de poupées : j'imaginais ce que ce serait d'avoir une toute petite taille et de se retrouver à l'intérieur. Je me souviens d'un livre pour enfants des années 20 intitulé Rupert the bear. Quelque chose de très vieux, de très nostalgique, dont la lecture m'absorbait complètement. Les histoires de Rupert commençaient toujours dans un monde douillet, sympathique. Il se promenait dans la montagne, entrait dans une grotte et se retrouvait soudain propulsé dans une aventure extraordinaire, dans des paysages fabuleux. A ma manière, j'ai voulu restituer ce genre d'ambiance.

Beaucoup de critiques ont cru voir de multiples références cinématographiques dans The Wrong trousers et A Close shave.

Au fil des années, j'ai absorbé en tant que spectateur beaucoup d'images, de films, de dessins animés. Aujourd'hui, tout cela ressort sûrement, mais jamais directement. Les gens me citent souvent des films que je n'ai jamais vus. Lorsqu'on me parle d'Hitchcock à propos de The Wrong trousers, je n'ai rien contre. Aujourd'hui, les films noirs ou d'action m'influencent davantage que les films d'animation. Il me reste des souvenirs de mes années de collège, où je fréquentais plus assidûment les cinémas. Le Troisième homme, les films avec Bogart... Prendre ce genre d'éléments pour en faire de l'animation est un travail passionnant : un bon moyen d'amener du neuf, des choses que je n'ai jamais vues auparavant.

Même si le burlesque n'est jamais très loin, il y a dans les aventures de Wallace & Gromit des séquences proprement émouvantes.

J'espère que mes films agissent sur différents niveaux émotionnels. J'aime mettre à l'épreuve les émotions du spectateur, tirer sur la corde sensible sans être pour autant larmoyant. Qu'il vive vraiment une expérience en voyant mes films, qu'il rie, pleure ou soit en colère. Dans A Close shave, je voulais qu'il y ait cette scène romantique, à la fois drôle et touchante, entre Wallace et Gwendolene. C'est un peu une histoire d'amour comme dans Brève rencontre de David Lean - quelque chose de retenu, de biaisé, de très britannique. Elle emmène l'histoire et les héros dans une direction un peu différente. Elle donne à Wallace une nouvelle dimension, plus triste, plus mélancolique. Elle m'a moi-même confronté à quelque chose que je ne connaissais pas. J'ai dans l'idée de réaliser maintenant un long métrage, pour creuser ce type de scène, de climat.

Pensez-vous que Wallace et Gromit, à leur manière loufoque et légère, proposent une autre vision du monde ?

Une personne m'a dit que mes films avaient réveillé en elle un plaisir un peu oublié : le plaisir que l'on peut éprouver à rire tous ensemble, quels que soient notre âge, notre personnalité. C'est l'un des meilleurs compliments que j'aie jamais reçus. Cela étant, ça m'ennuierait un peu d'être un simple marchand de distractions, dont les films seraient aussitôt vus, aussitôt oubliés. Je peux dire qu'à plusieurs reprises, et quel que soit mon âge, ma vie a été profondément affectée par des histoires, des fables en apparence très simples, très légères. Je sais qu'elles portent une vérité, qu'elles ont influé sur ma manière de vivre, de penser, de voir le monde. Parce que Wallace et Gromit appartiennent au monde de l'animation, ils paraîtront peut-être insignifiants, sans portée. J'espère pourtant qu'ils veulent dire quelque chose, qu'ils aident à poser quelques questions, à réveiller des émotions. Je ne veux pas moraliser, je n'ai rien à enseigner, rien à prêcher. Mais j'espère que les gens en tirent quelque chose. Qu'il y a un sens derrière tout ça, que chacun peut découvrir, trouver, selon sa perception, sa sensibilité.

Dans quelle mesure Wallace et Gromit racontent-ils la vie des Anglais et de leur pays ?

Les spectateurs étrangers soulignent toujours le côté très anglais de mes histoires. Dans mon esprit, ça n'a jamais été conscient, calculé. Je suppose que cela provient d'abord d'une certaine forme d'humour, de cette capacité naturelle que nous avons à rire de nous-mêmes. Il suffit de voir comment les Anglais continuent de prendre le thé, comment ils pratiquent sans faiblir les mêmes rites pour comprendre qu'il y aura toujours matière à rire ici. D'une manière plus générale, je ne m'imagine pas en train de réaliser un film où je ne mettrais rien de ce que je connais, vois, entends et observe autour de moi. Il y aura beaucoup du nord de l'Angleterre, d'où je suis originaire, et de Bristol, où je vis aujourd'hui, dans les décors urbains de Wallace & Gromit. Je restitue toujours une multitude de paysages, d'objets, de lumières que j'ai observés dans ma vie de tous les jours. Telle lampe de ma grand-mère, qui m'aura marqué étant petit, se retrouvera dans le salon de Wallace. Je suis comme une plaque sensible qui restitue jour après jour, film après film, tout ce qu'elle a fixé.

Les périodes de tournage sont toujours très intensives. Dans ces moments-là, avez-vous l'impression de vivre comme un moine, retranché du monde ?

C'était surtout vrai à l'époque où je travaillais sur A Grand day out ou Creatures comforts. Aujourd'hui, je peux plus facilement me relâcher, partir marcher dans la campagne. Mais je suis toujours à bout de forces lorsque j'ai terminé un travail. Un animateur doit toujours penser à long terme, c'est épuisant. Tout ça vous absorbe énormément, vous pompe toute votre énergie. Mais à peine un travail achevé, je pense déjà au suivant. J'oublie très vite combien c'était horrible. Il faut sans doute être un peu fou, forcené pour s'investir autant là-dedans... Nous avons souvent cette réputation-là. Nous sommes comme ces passionnés qui s'ingénient à construire des cathédrales avec des allumettes : personne n'arrive à croire sérieusement que l'on puisse consacrer autant de temps à une activité pareille. Les gens sont toujours fascinés par l'énergie que nous dépensons pendant des mois pour accoucher d'une demi-heure de film. Moi, j'essaie d'échapper à cette image d'excentrique, de toqué. Je me trouve très normal dans ma passion.

Aimez-vous le fromage ?

Bien sûr, même si ce n'est pas avec la dimension obsessionnelle de Wallace. Cette histoire de fromage date d'A Grand day out : Wallace devait avoir une bonne raison d'aller sur la Lune. Il devait y trouver quelque chose qui présente assez d'intérêt pour construire une fusée et s'embarquer dans un voyage dans l'espace. Le fromage m'a semblé être une très bonne motivation. Finalement, s'il faut retenir quelque chose de tout ça, ce sera ceci : je dois beaucoup au fromage. Et aux crackers, bien entendu. L'un n'allant pas sans l'autre.


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