PHILIP KINDRED DICK




La vie de Philip K. Dick, Jeff Wagner, Foundation n°34, traduction dans Spécial Philip K. Dick, Science et Fiction, Denoël, 1986.

En mars 1982, quelques mois avant la sortie du Blade Runner de Ridley Scott, Philip K. Dick mourait des suites d'une hémoragie cérébrale. Le monde phénoménal, Dick l' exploré dans l'espoir de trouver ce qui se dissimulait peut-être derrière, en coulisses. Son oeuvre de fiction, au moins 48 romans et 115 nouvelles entre 1951 et 1981, est un drame métaphysique. Le littéral et la métaphore s'y mèlent pour peindre des tableaux souvent cauchemardesques, mondes oniriques régis par des puissances incommensurables. Philip Kindred Dick est né à Chicago le 16 décembre 1928. L'acte d'écrire prit naissance à la pension de Washington sous la forme de poèmes sur la souffrance. Puis Phil apprit la dactylographie et acheva son premier roman, Retour à Lilliput, dès l'âge de treinze ans. A l'origine, il voulait devenir paléontologue, mais un jour il acheta un numéro de Stirring Science Stories au lieu de Popular Science, son magazine habituel. L'écriture ne constituait qu'un passe-temps; il travaillait à la boutique de vente et de réparation de télés et au magasin de radio et de disques. En 1947, Dick s'inscrivit à l'université de California à Berkeley pour étudier l'allemand et approfondir ses connaissances en philosophie. Bien que forcé d'abandonner ses études au bout de quelques mois, les questions qu'il commençait déjà à se poser devaient le préoccuper tout le restant de sa vie. "C'est de là que m'est venue l'idée d'une mystérieuse qualité de l'univers qui pouvait être abordée dans la science-fiction." Il fit ensuite la connaissance d'Anthony Boucher, rédacteur en chef du Magazine of Fantasy and Science-Fiction. Dick écrivit alors du fantastique et de la science-fiction à jet continu. Il continuait de produire une littérature générale, mais c'est la science-fiction qui se vendait, et bien.

Fin 1954, Dick avait publié 62 nouvelles (en tout juste trois ans de métier) et achevé son premier roman de S.F., Loterie solaire. Avant d'écrire Loterie solaire, il avait achevé un manuscrit mainstream de 550 pages, Voices from the street, influencé par Flaubert et Stendhal. Il produisit plusieurs autres romans semblables durant cette première période, mais ils restèrent inédits.

Tous ses premiers romans, exception faite du Temps désarticulé, parurent chez Ace Books, l'une des rares maisons d'édition qui publiait alors de la S.F., au tarif approximatif de 1000 $ par livre. Par la suite, il devait recourir à des stimulants durs pour abattre sa besogne.

En 1958, Dick, qui déménagea à Point Reyes avec sa femme, relisait alors les épreuves de son sixième roman de S.F., Le Temps désarticulé, que Lippincott, un éditeur de "hardcovers" (livres reliés), lui avait payé 750 $. Le marché de la science-fiction traversait une mauvaise passe; même avec les petites avances qu'on lui donnait, Dick ne touchait pratiquement aucun droit sur ses livres. Avant de déménager, Dick écrivait en moyenne deux romans de S.F. et deux de littérature générale par an; à Point Reyes, il consacra tous ses efforts sur la littérature générale, bien qu'il n'ait jusqu'alors jamais réussi à vendre quoi que ce soit en dehors de la S.F. et du fantastique.

Dick divorca ensuite avec Kleo pour épouser Anne. Pendant leur lune de miel, il écrivit Confessions d'un barjo qui ne parut qu'en 1975. Les quatre romans de littérature générale qu'il mena à bien ne trouvèrent pas acquéreur. Découragé, il cessa d'écrire, en 1961, pour aider Anne à monter une bijouterie; mais une certaine insatisfaction se fit bientôt sentir.

En guise de thérapie, il s'enferma dans la resserre de son jardin pour écrire Le Maître du Haut-Château, fruit de sept années de recherches intermittentes à l'en croire. Il fit suivre ce roman par Glissement de temps sur Mars. "Avec Glissement et Haut-Château, explique-t-il dans un entretien en 1974, je croyais avoir relié les deux bords de l'abîme qui sépare le roman expérimental de la science-fiction."

Comme Le Maître du Haut-Château, Glissement de temps sur Mars relève d'une science-fiction enracinnée dans la sociologie. Manfred Steiner est un enfant autiste vivant sur Mars et qui est égaré au royaume des archétypes où tout se réduit à son noyau entropique en décomposition. Le repli sur soi de Manfred est si puissant qu'il affecte la réalité des gens en contact avec lui. Ce livre fut refusé par tous les éditeurs qui le lurent. Lorsqu'il fut enfin publié, fin 1963, Dick était revenu à une science-fiction plus sensationnaliste. Néanmoins, des romans tels que Docteur Bloodmoney, La Vérité avant-dernière et le terrifiant Dieu venu du Centaure font partie de ce que l'on s'accorde à considérer comme sa période la plus brillante et la plus inventive.

Dick produisit au moins neuf romans, tous de S.F., dans les deux années qui suivirent Glissement de temps sur Mars. Il écrivait vite, avec une sorte de rage, de nouveau motivé par un soucis de stabilité financière; depuis la naissance de sa fille Laura en 1960, l'argent posait un problème. "J'étais tellement peu payé pour chaque livre que j'écrivais qu'il me fallait en produire un très grand nombre. J'avais une femme extrêmement dépensière, et des enfants... Elle voyait une nouvelle voiture dont la ligne lui plaisait, et hop, elle l'achetait... J'écrivais par conséquent comme un fou... Mon rythme était de soixante pages achevées par jour, et le seul moyen d'y arriver était de prendre des amphétamines."

Fin 1964, Philip K. Dick, alors âgé de trente-cinq ans rencontra Nancy Hackett, une jeune femme fragile qui sortait d'une dépression nerveuse. A vingt et un ans, elle constituait l'antithèse parfaite d'Anne. Elle était instable et ne paraissait jamais se sentir en sécurité; Phil se retrouva dans la position du protecteur. Nancy vint vivre chez lui et une fille naquit au printemps 1967.

Pour Dick, la vie de famille reprennait, mais cette fois-ci le rôle de soutien de famille lui était échu en totalité, et il écrivait pressé dans l'urgence. Par bonheur, ses avances avaient doublé depuis son prix Hugo 1963.

L'usage des amphétamines ne diminuait pas. Il en avait même plus besoin que jamais, puisque son plan de travail le tenait à nouveau éveillé jusqu'à l'aube. Ses terreurs allaient donner lieu à toute une série d'oeuvres pessimistes. A qui se fier, dans ce cas? Seulement aux authentiques humains, en qui Dick a placé tous ses espoirs. Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques? (1968) affine cette foi en l'humain. Rick Deckard est un chasseur de primes qui doit tuer plusieurs androïdes fugitifs. Le peut-il sans devenir lui-même un androïde?

Dick déclara dans une lettre en 1968 ceci : " Pour ma part, je considère le destructeur des formes (l'entropie) comme personnifié, comme une force maligne active : le mal. Je le vois aussi vainqueur à court terme, mais peut être perdant au bout du compte... ". Dans Ubik, le monde que nous croyions stable, notre monde, se met lui aussi à régresser. Il n'existe pas d'issue.

" Pour moi, écrit-il en 1970, dans chaque nouveau roman, le doute, ou plutôt le manque de confiance ou de foi, s'accentue. La crevasse s'élargit, trou béant dans lequel tout ce qui compte risque de tomber. "

En 1965, Dick fit connaissance de James A. Pike, évêque du diocèse de Californie. Pike eut une grande influence sur la direction toujours plus théologique que prenait alors l'oeuvre de Dick. Cela transparaît, par exemple, dans Au bout du labytinthe, où, d'un point de vue intellectuel tout au moins, Dieu peut être bon. Cette amitié et sa triste conclusion (Pike mourut après avoir tenté de trouver Jésus dans le désert de Judée à bord d'une Ford Cortina de location équipée d'une carte Avis et de deux bouteilles de Coca-Cola.) devaient fournir la matière du dernier roman de Dick, La transmigration de Timothy Archer.

L'année de la mort de Pike, Dick faillit mourir aussi. A court d'amphés, il en avait acheté dans la rue en désespoir de cause. Il se retrouva à l'hopital dans un triste état. Dick survécut, mais ne retrouva jamais la pleine santé. De plus Nancy finit par le quitter en 1970. Sa maison vide, il la remplit de gens de la rue, de jeunes drogués qui cherchaient un endroit où traîner. Beaucoup d'entre eux moururent ou contractèrent des maladies incurables. Au cours des dix-huit mois qu'il passa dans la rue, Dick aurait emmené onze de ses amis à l'hopital psychiatrique local. Des gamins partaient sous ses yeux dans des voyages sans retour, des hommes sans défense se plongeaient dans d'autres mondes d'où ils n'emergeaient jamais plus. Dick les rejoignit; il n'écrivait plus, prenait d'énormes quantités de speed. Il partagea les faiblesses de ces gamins, ainsi que leurs souffrances. Le compte rendu le plus précis de cette expérience se trouve dans Substance Mort (1977), roman de sience-fiction quasi réaliste que Dick mit près de trois ans à écrire. Il raconte l'histoire d'un agent secret qui perd le pouvoir de vivre dans deux mondes à la fois. Dans sa postface, Dick dédie son livre à ses amis victimes de la drogue et de ses séquelles.

Cet univers lui offrait une échappatoire à sa solitude et une espèce d'anonymat. Mais la vie de la rue lui causa des soucis; il se fit cambrioler et fut la proie d'appels anonymes menaçants. Pour fuir cela, Dick s'était réfugié au Canada, où il se fit des amis dans le milieu local de a science-fiction. Il rencontra une jeune femme appelée Jamis qui, plus tard, décida soudain de partir de la vie de l'écrivain. Ce dernier tenta de se suicider en absorbant 700 milligrammes de bromure de pottassium. Heureusement, il s'en sortit et il entra dans un centre de réinsertion pour héroïnomanes. Il se réadapta et l'attitude de Dick envers les drogues avait changé du tout au tout. "Je croyais que les drogues vous faisaient connaître autre chose" dit-il dans un entretien, en 1978. "Je sais aujourd'hui que tout ce qu'elles vous font connaître, c'est la cellule capitonnée d'un hôpital psychiatrique. "

Dick quitta l'hopital pour vivre à Fullerton où il se remit à écrire et à tomber amoureux, d'abord d'une étudiante prénomée Linda, puis, quelques mois plus tard, d'une petite brune appelée Tessa. Cette dernière et Philip K. Dick se marièrent en 1973 et leur fils Christopher naquit la même année.

En mars 1974, alors qu'il travaillait à Substance Mort, il eut une expérience mystique, très forte, qui devait l'obséder jusqu'à la fin de ses jours. Il la qualifia de rencontre avec Dieu, elle offrait la vision d'un univers intrinsèquement bon. Il n'était pas sous amphétamines lors de cette expérience mais il prennait des calmants et des vitamines. Dick se lança alors dans l'étude intensive des concepts religieux et méthaphysiques que cet esprit déversait et devait continuer à déverser sur lui des années durant, au cours de ses rêves. Il coucha ces messages et ses conclusions dans une Exégèse aui, à sa mort, comptait environ deux millions de mots de notes manuscrites ou tapées à la machine. Une distillation d'une partie de l'Exégèse constitue l'appendice de Siva.

Siva ne s'écrivit pas sans peine; selon son agent, Dick se débatit avec son matériau pendant cinq ans avant d'achever le manuscrit en sept jours, dans un brusque accès de confiance. Même une fois Siva écrit, il prenait tout ça de façon extrêmement sérieuse; pour lui ce n'était pas de la science-fiction, il y croyait dur comme fer. Man, Android and Machine, un discours écrit à l'occasion d'une conférence sur la science-fiction à Londres en 1975, témoigne de l'optimisme neuf dont faisait preuve Dick. L'écrivain ne put assister à la conférence pour raison de santé mais Peter Nicholls, l'organisateur, publia le discours.

Bien que Philip Dick ait été guéri de son pessimisme après son expérience mystique, il demeura quand même en mauvaise santé. Les questions qu'il se posait le dévorait. Phil avait des moments de déprime introvertie. Les difficultés qu'il rencontrait avec Siva finirent par avoir raison de Tessa et Christopher, qui partirent en février 1976. Il réagit aussitôt par une nouvelle tentative de suicide. Il fut admis dans le bloc des soins cardiaques intensifs de l'hopital d'Orange County. En retournant chez lui, il n'avait plus que quarante cents et un peu de bouffe dans le congélateur. Même si les tirages augmentaient régulièrement et si beaucoup de ses livres restaient disponibles, Dick n'écrivait plus à toute vitesse. Il avait peiné trois ans sur Substance Mort; il avait ajouté un dernier chapitre à Deus Irae après douze ans de collaboration avec Roger Zelzany. Son nouveau roman n'aboutissait à rien; il n'écrivait même plus de nouvelles. Par bonheur, au cours de l'été 1976, Bantam acheta Siva sur la foi d'un brouillon que Dick avait achevé en douze jours et pour lequel il reçut 12.000 dollars, soit quatre fois l'avance versée pour Substance Mort.

"Quand Dick prononça son dernier discours au festival de Metz en 1977, et affirma sans détour qu'il avait vu Dieu, le public, permanent et agnostique, glapit." "Le discours fut désastreux et embarassant", devait écrire Nicholls dans Foundation, "prononcé d'une étrange voix métallique et souligné par un regard vitreux. Il ne pouvait pas cesser de parler et continua ainsi durant deux heures durant, au bout desquelles la majeure partie du public, moi y compris, s'était mise à paniquer gênée, et avait commencé à quitter la salle. On aurait dit vraiment que Phil avait perdu la boule." Dick soutient l'existence d'une multitude d'univers parallèles au nôtre dans le temps réel et que Dieu décide quelle piste temporelle doit exister sur le plan phénoménal. Néanmoins, on recut Dick comme un roi, les français ne cessaient de chanter ses louanges. "Ce fut la plus belle semaine de ma vie" devait-il écrire un an plus tard. "Je pense que là-bas, à Metz, je fus réellement heureux pour la première fois de mon existence... non parce que j'y étais célèbre, mais parce que toutes les personnes présentes étaient tellement excitées.

La rédaction de Siva en 1978 le soulagea beaucoup, et lui permit d'entamer un nouveau programme de travail, plus productif. Pour la première fois, il vendit des nouvelles à des magazines réputés, tels Omni et Playboy, et il acheva L'Invasion divine qui fut publié en 1981. Entre-temps, les avances élevées, les ventes croissantes et un premier contrat d'adaptation cinématographique avaient fait du pauvre écrivain passé dans la classe moyenne aisée un homme riche, en cette année 1980.

Lorsqu'on lui offrit la possibilité d'écrire la novélisation du film Blade Runner, l'auteur refusa et exigea la réimpression du roman original. Il affirma plus tard qu'il aurait pu gagner 400.000 dollars de plus avec cette novélisation du film.

Il concentra tous ses efforts sur La Transmigration de Timothy Archer, un livre difficile et austère qui, au dire de des amis, l'épuisa complètement. Puis des problèmes surgirent avec le film. Quand Dick lut la première version du scénario, il fut horrifié et se mit à boire beaucoup de whisky. Fin 1982, il avait perdu 25 kilos, ses cheveux avaient blanchis, son visage était pâle et ses yeux cernés. Une de ses dernières lettre disait: "Je suis las, je suis épuisé; je ne sais pas combien de temps je vais tenir. Je préfèrerais être un chien vivant qu'un célèbre écrivain mort. " Un temps, Dick parut recouvrer ses forces, mais le 18 février 1982, il eut une attaque, et mourut à l'hôpital deux semaines plus tard.