LA BULLE CASSEE

Note de la traductrice, Isabelle Delord-Philippe, La Bulle cassée, 10-18, 1990

Un peu en marge du gros de l'oeuvre dickienne, puisqu'il ne s'agit pas de science-fiction, La Bulle cassée de Dick est avant tout un roman chiffré, car frappé du millésime de 1956. Précisément daté, c'est aussi un livre qui fait date, parce que il témoigne dans l'instant, à la manière d'un instantané de l'émergence d'un mouvement culturel sur lequel, à l'époque, un esprit curieux et mobile pouvait fonder de grandes espérances. Disons-le tout net, nous avons affaire à un grand "roman rock'n'roll", sans soute unique en son genre !

On peut penser que Dick a vu la culture rock naissante comme une possibilité de rédemption pour une Amérique riche et pourtant frileuse, encore marquée par le maccarthysme, et cela parce que la jeunesse, les adolescents les kids, étaient la source de son vecteur. En 1960, Dick écrivit dans une lettre : "Ce livre était plein de peur, d'appréhension et de haine. Je m'identifiais avec les êtres les plus désarmés, les plus vulnérables et les plus faibles de la société, les adolescents."

Mais un jeune révolté n'est pas nécessairement rebelle... D'ailleurs, malgré leur panache et une certaine pureté, les héros de La Bulle cassèe montrent des traits de caractère peu engageants : esprit calculateur, cynisme d'enfants gâtés, puritanisme plus ou moins avoué, violence latente... Néanmoins, révolte ou révolution il y avait bien ! Encore fallait-il la clairvoyance d'un Dick pour s'en apercevoir...

Quoique publié en 1988 seulement, soit six ans après la disparition de son auteur, ce livre fut écrit en 1956, et de son vivant, Dick en réserva la publication. Trouvait-il son propos d'alors trop naïf ? En effet, la fièvre des événements retomba très vite, puisque, selon les puristes, le rock'n'roll s'éteignit en 1958, date à partir de laquelle les grandes maisons de disques l'édulcorèrent en s'y intéressant.

Quoi qu'il en soit, on peut relever tout au long du texte quelques menues imperfections qui laissent à penser que celui-ci n'était pas définitif : répétitions, petites incohérences de l'action, emploi imprécis des pronoms impersonnels...

Ce qui est proprement stupéfiant, et assez rare pour qu'on le souligne, c'est que l'histoire du roman se passe elle-même au mois de juillet 1956. En effet, cette année-là ne fut donc pas une année comme les autres : une nouvelle culture fait irruption en Amérique, celle des jeunes, que montrent les films cultes tels que L'Equipée sauvage (1954), La Fureur de vivre et Graine de violence (1955). Or, cette jeunesse se reconnaît dans une musique, le rock'n'roll, née du croisement du country and western blanc et du rhythm and blues noir. Et la plus grande année rock fut 56.

Mais la majorité jugeait le rock bruyant, obscène et trop proche de la musique noire. 1956 fut aussi l'année de la répression. En avril, plusieurs associations blanches du Sud tentèrent de faire interdire le rock, tandis que le critique John Crosby lançait une diatribe contre le rock et Elvis Presley, qui, selon lui, était un jeune chanteur vulgaire et sans talent.

En revanche, certains programmateurs/présentateurs de radio jouèrent un grand rôle dans la conception et la diffusion du rock, cette "musique excitante susceptible d'exprimer les sentiments de l'adolescence" ; en particulier Alan Freed, qui dit textuellement ceci dans une interview du 3 septembre 1956 accordée au New Musical Express : "... J'allai voir le directeur de la station et lui demandai de faire suivre mon émission classique d'un programme de rock'n'roll.". Ne peut-on pas reconnaître le bouillant animateur radiophonique de Cleveland sous les traits du personnage central de La Bulle casée, Jim Briskin, lui-même aussi ambigu dans ses motivations que ses protégés ?