CONFESSIONS D'UN BARJO


CRITIQUE DE PAUL WILLIAMS, Confessions d'un Barjo, Robert Laffont

Confessions d'un barjo a été écrit en 1959. C'est un véritable tour de force, l'un des romans les plus extraordinaires que j'aie jamais lus.

Deux raisons essentielles, à mon sens expliquent pourquoi Philip K. Dick a dû attendre seize ans pour que son livre soit publié. La première est l'intensité du tableau brossé par l'auteur. C'est le genre de livre qui fait frissonner de dégoût les éditeurs et les amène à formuler n'importe quelle excuse pour le refuser et n'y plus penser. Les personnages y sont trop réels.

La deuxième raison, c'est qu'il s'agit d'un roman de facture " classique " écrit par un auteur qui s'était déjà fait une réputation assez solide comme auteur de science-fiction. Il est plus aisé à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un auteur de science-fiction d'être reconnu comme romancier sérieux quand il n'écrit pas de la science-fiction.

Malgré la grande popularité de Dick - en Amérique du Nord et surtout en Europe -, Confessions d'un barjo est le premier roman de Dick non science-fiction a avoir été publié. C'est un de ses onze "romans classiques expérimentaux" (sa propre expression) écrits par Dick durant les dix premières années de sa carrière professionnelle..

Confessions n'est expérimental que dans la mesure où il a été écrit sans souci de conventions romanesques. Le talent de Dick réside dans sa perception particulière et particulièrement vivace du monde dans lequel nous vivons et du comportement des êtres humains, en particulier de la façon dont ils se comportent entre eux. Cette perception dicte la forme et la substance de ses romans. Dans celui-ci, l'histoire est racontée à la première personne par trois personnages différents, au cours de chapitres différents. C'est un procédé inhabituel mais efficace.

Confessions d'un barjo est l'histoire de quatre personnages qui vivaient dans quatre univers différents et les perçoivent de façons très différentes, mais dont les existences s'enchevêtrent irrémédiablement selon les complexités habituelles du destin, du hasard et de leurs propres actions délibérées (ces dernières surtout, le roman atteint son sommet dans les scènes où chaque personnage examine sa propre situation, puis agit délibérément de façon à encore s'enfoncer plus profondément dans le trou.).

Jack Isidore, le barjo, est une âme perdue, un naïf, fasciné par les implications d'un savoir fragmentaire et incapable de distinguer le réel de l'imaginaire ; voire le monde à travers ses yeux constitue une expérience étrange et inoubliable.

Fay Hume, la soeur de Jack, est une femme intelligente, séduisante, d'un égoïsme forcené, mariée à un brave type assez frustre, buveur de bière, nommé Charley Hume. Le rôle de Charley dans la vie de Fay se borne, semble-t-il à lui avoir bâti une maison de rêve ; cela fait, il perd tout intérêt à ses yeux et elle oriente sont attention vers un jeune homme marié du nom de Nathan Anteil.

Nathan est un véritable intellectuel, un étudiant en droit ; il perce immédiatement Fay à jour ; mais est attiré par elle néanmoins. Pourquoi ? Il ne le sait pas ; peut-être l'auteur lui-même l'ignore-t-il ; il sait seulement que c'est vrai ; c'est ainsi que sont les gens.

Et l'histoire est dérangeante, hilarante et parfaitement plausible parce que le lecteur, lui aussi, ne peut s'empêcher de reconnaître la vérité quand il la voit, aussi insensée soit-elle. Dans Confessions d'un barjo, les humains se torturent les uns les autres et ne parviennent jamais à faire ce qui vaut le mieux pour ceux qui les entourent et pour eux-mêmes.

Voici quelques réflexions de Philp K. Dick sur Confessions d'un barjo, contenues dans une lettre du 19 janvier 1975 :
"Quand j'ai écrit Confessions, j'envisageais de créer un personnage totalement idiot, ignare, dénué de tout sens commun, un symposium ambulant de croyances et d'opinions débiles... un paria de notre société, un être complètement marginal qui voit tout de l'extérieur et doit par conséquent se contenter de deviner ce qui se passe. En relisant le roman maintenant, je suis, à ma grande surprise, plus convaincu encore que Jack Isidore n'est pas un abruti; je suis sidéré de voir que sous le flot d'insanités qu'il débite en permanence, il posséde une sorte de suconscient pespicace, peut-être capable d'appréhender en profondeur les événements... et merde, en finissant cette fois la lecture du roman, j'ai pensé avec stupeur : Il a raison, ma foi, ce vieux Jack Isidore ! Peut-être qu'il ne voit pas simplement les choses comme nous, mais, fait incroyable, beaucoup mieux à sa façon."

Confessions d'un barjo, de l'avis de Dick, est sans conteste le meilleur de ses romans non science-fiction et un des meilleurs livres qu'il ait jamais écrit. Philip K. Dick habitait Point Reyes, Californie, quand il a écrit ce livre. Peu après l'avoir terminé, il a épousé la femme qui lui avait inspiré le personnage de Fay Hume, et ils ont vécu ensemble durant les cinq années qui ont suivi.