ENTRETIEN



Entretien avec Philip K. Dick (Extraits)
Entretien réalisé à Fulerton, en septembre 1972, traduction dans Science et Fiction, Spécial Philip K. Dick, Denoël, 1986.

Dick: Les gens sont différents et il leur arrive des choses différentes. Pas simplement au sens où il y a des gens qui habitent à Cleveland et d'autres en Floride, mais parce qu'ils vivent dans des mondes différents, dans des réalités différentes. Tout un chacun fabrique certaines parties de sa réalité. Et quand il meurt, ce monde, ce monde unique meurt avec lui. Pour ne jamais reparaître.
Si je n'existais pas, mon monde n'existerait pas et il mourra avec moi

Q: Vous pensez donc qu'il existe une réalité ?

Dick: Oui. Si je voyais un dinosaure assis dans cette pièce et que personne d'autres ne le voie, je dirais qu'il s'agit d'une hallucination. Mais sortir et avoir l'impression que le monde touche à sa fin est quelque chose de totalement différent.

Pour le moment, j'aurais tendance à considérer les hallucinations comme étant entirement un produit du cerveau que nous projetons sur le monde extérieur. Nous avons l'impression qu'elles viennent de l'extérieur alors qu'elles ont leur origine à l'intérieur du cerveau. Mais le fait qu'elles n'existent que dans notre esprit ne veut pas dire qu'elles ne sont pas réelles. Les choses qui existent dans notre tête sont tout aussi réelles que celles qui existent entre Mars et Jupiter. Ce n'est pas parce qu'une vision est subjective qu'elle est nécessairement fausse. Quand nous disons que quelqu'un est en proie à une illusion, ça a une connotation péjorative, mais en fait ça signifie simplement qu'il ne voit pas le monde de la même manière que nous.

Compte tenu de ce que je voyais (Commentaire personnel : Ici, Dick nous parle d'une de ses expériences mystiques), ma déduction de l'approche de la fin du monde était probablement correcte. Si vous aviez pu vous mettre dans ma tête et voir ce que j'ai vu à ce moment là, vous seriez sans doute arrivé à la même conclusion. Les données que me fournissaient mes sens étaient une totale entropie, la décomposition, l'abandon, plus personne, tout le monde disparu, ni le moindre son, ni le moindre mouvement.

Je pense que ma réaction a été excessive parce que ce que je voyais n'était pas un échantillon représentatif de l'univers. Parce qu'il y avait d'autres parties de la Californie où il ne pleuvait pas et où la pression atmosphérique n'était pas aussi basse. Mais si ce que j'avais vu avait été représentatif de la planète dans son ensemble, mon hypothèse aurait été juste.

En fait, nos perceptions ne nous fournissent pas suffisament de données pour tirer des conclusions valables. Ce que j'ai vu n'était qu'une gestalt parmi d'autres et j'aurais dû aussitôt louer un avion et survoler la Californie pour prendre des photos aériennes et pour essayer de voir s'il y avait encore des gens. Et si au bout d'un moment je m'étais aperçu qu'il n'y en avait plus, ma déduction aurait été plus scientifique.

Q: Mais pas obligatoirement juste. Comme vous le disiez, notre entière conception de l'univers est peut-être fausse...

Dick: Oui, collectivement. Toute conception individuelle donnée peut être fausse et il est probable que la conception que nous partageons tous de l'univers puisse être fausse, elle aussi.

Dans Mensonges et Cie, Caillois décrit deux espèces de papillons. Un cas d'évolution parallèle. L'une est toxique pour les oiseaux et l'autre pas, mais celle qui ne l'est pas n'a pas besoin de l'être parce que ses ailes sont identiques et que les oiseaux la prennent pour l'espèce toxique et l'évitent. Mais comment expliquer ce mimétisme, dans la mesure où ces deux papillons ne vivent pas dans le même hémisphère ? Ce sont seulement les oiseaux qui migrent d'un hémisphère à l'autre... les deux papillons, eux, ne se sont jamais vu !

Voilà un élément qui ne colle pas avec le reste. C'est un peu comme si l'univers était un puzzle et qu'il nous reste des pièces sur la table. Disons que l'image que nous avons reconstituée montre une scène pastorale et qu'il manque encore des pièces et nous voyons bien quelle formes elles ont. Et sur la table il y a des pièces qui ont cette forme, seulement nous voyons les dessins qu'il y a dessus. Sur l'une, c'est un révolver et sur l'autre, c'est un carburateur provenant d'une vieille voiture. Et même si elles s'emboîtent, l'image que nous allons obtenir ne cadrera plus. C'est alors que nous allons commencer à regarder toutes ces pièces et à penser que c'est l'ensemble su puzzle que nous avons assemblé de travers et qu'en fait ce n'était pas du tout une scène pastorale.

Et de temps en temps, je remarque quelque chose comme çà, quelque chose qui ne colle pas avec ma vision du monde, et j'en déduis que toute ma vision du monde doit être fausse. Une donnée qui, si je l'ajoute aux autres données, fait tout éclater. Elle ne peut pas s'intégrer, je n'arriverai jamais à la faire s'emboîter. Et ça veut dire quelque chos, ça veut dire que l'image globale que je me suis construite n'est pas la bonne, et peut-être que c'est aussi ce que nous faisons collectivement, peut-être que nous avons une vision générale de l'univers qui est naïve.

John Collier a écrit quelque part que l'univers se réduisait à un type en train de verser de la bière dans un verre. Cela fait beaucoup de mousse et notre univers à nous n'est qu'une bulle au milieu de toute cette mousse. Et une fois que l'on a entr'aperçu le visage du type qui verse la bière, on ne peut plus voir le monde de la même manière. (Commentaire personnel : Ici aussi, Dick fait allusion à une de ses expériences mystiques; d'après lui, il aurait rencontré Dieu et sa vision du monde se serait altérée).

Q: Mais n'est-ce pas le principe même de chercher des structures, de vouloir assembler les pièces d'un puzzle qui serait une erreur ?

Dick: C'est très clairement évident, disons dans la paranoïa, où quelqu'un essaie de se construire un système de pensée qui tente de rendre compte de tout ce qui peut se produire, où tout a un but, bref, où le hasard n'existe pas.

Disons que nous marchons dans la rue, qu'une voiture passe à côté de nous et que le conducteur jette une boîte de bière. Pour vous, ce sera juste quelqu'un qui pollue, mais moi je vais dire : "Je me demande pourquoi ce type nous a jeté dessus sa boîte de bière... Et est-ce que c'est vous ou moi qu'il visait ?" C'est ça la paranoïa : assumer un but et une signification alors que le type voulait juste se débarasser d'une boîte de bière vide.

Q: Dans vos livres, les paranoïaques ont souvent une vision assez juste de la réalité...

Dick: Vous savez qu'il existe une théorie selon laquelle un paranoïaque est un schizophrène qui capterait les pensées des autres gens et décèlerait de leur part une hostilité réelle mais inconsciente.

La paranoïa est un système global, une volonté exagérée de trouver un sens à des choses qui n'en n'ont pas. Il y a des tas de choses dans l'univers qui n'ont apparemment pas de but. En fait l'univers tout entier n'a paut-être pas de raison d'être. La seule raison de chercher des règles, des structures dans la réalité qui nous entoure correspond à un besoin pratique, fonctionnel. Nous devons pouvoir reconnaître notre femme, nos enfants, nos amis, nos ennemis, la police et le facteur. Ordre et régularité : ce sont les mots clefs. Nous voyons quelque chose se répéter et nous en déduisons des schémas. Et le but est de nous permettre de fonctionner dans notre vie de tous les jours. Ce n'est pas d'atteindre à une certitude absolue quant à l'univers tout entier. Je ne pense pas que nous ayons besoin de savoir tellement de choses. Le besoin de tout savoir est une fausse piste. N'essayons pas de savoir ce que nous n'avons pas besoin de savoir. C'est comme de posséder l'Encyclopedia Britannica et de décider de l'apprendre par coeur. C'est absurde.

Mais cela veut dire qu'il nous faut agir en fonction de données incomplètes. Et que, par conséquent, nous ferons des erreurs. C'est dommage mais nous ne pouvons pas attendre de tout savoir.

Je me rapelle d'une fille qui marchait vers moi et qui a attrapé ce qui m'a bien semblé être un couteau et qui a essayé de me poignarder. Alors je lui ai saisi le poignet et j'ai vu que c'était un poignard en caoutchou et qu'elle voulait me faire une blague. Mais je n'ai pas attendu de savoir, je l'ai tout de suite bloquée dans son mouvement. Et elle était vraiment en colère. La vie ne peut pas attendre la connaissance totale et d'une certaine manière tous ces systèmes sont une tentative pour figer la réalité dans un schéma cohérent. Parce que nous avons ce sentiment psychologique de certitude. Et quand votre système est figé et que vous rencontrez des choses qui ne cadrent pas, vous êtes confronté à de gros problèmes. Il vous faut abandonner votre système, ou le modifier.

Par exemple, vous pensez que l'univers est rationnel et qu'il y a une justice. Vous y croyez. C'est votre vision du monde. Et puis, vous sortez avec votre costume tout neuf et un type vous vide dessus un pot de chambre. Votre costume est fichu et ça n'a aucun sens. Ca détruit complètement votre système. En un clin d'oeil. Vous n'avez pas d'explication. Alors vous allez vous construire un autre système, vous dire que vous êtes coupable d'un péché dans une vie antérieure, ou que le type est votre ennemi ou qu'il est jaloux. Et vous allez vous bâtir système après système, et aucun d'entre eux ne sera valable, parce qu'en fait le geste du type n'avait aucun sens.

Des systèmes comme celane vous permettent pas de fonctionner parce qu'ils sont trop rigides. Ils vous font croire que vous savez tout et quand vous rencontrez quelque chose d'innatendu, le ssytème s'écroule, ou vous devenez cinglé, ou vousniez ce qui vous est arrivé.

J'ai remarqué que quand quelqu'un dit quelque chose d'étrange, quelque chose qui ne colle pas avec des systèmes connus, la moitié des gens qui sont là n'entendent même pas. Leur ouïe leur transmet bien l'information, mais ils la rejettent.

Et j'en suis arrivé au point où je le fais exprès. Je dit tout à coup des choses que les gens ne peuvent pas raisonnablement faire cadrer dans leur vision du monde, et ils n'entendent pas ce que j'ai dit.