Renaud Mino

Pas si loin des fortifs

" Je suis le cinquième ex æquo d'une famille de six enfants ".

Il s'est pointé en bande, ils étaient déjà deux le jour du 11 mai 1952. Ça se passait dans une maternité du 14e arrondissement, ou Solange Séchan, heureuse et étonnée, voyait paraître deux petites têtes de bébé garçons braillards. Elle avait déjà donné naissance à trois filles et un garçon. Avec les jumeaux nouveaux-nés, Renaud et David, l'équilibre des sexes était donc établi dans sa petite famille. Elle n'aurait plus d'autre enfant. S'occuper de toute cette marmaille demandait déjà suffisamment d'efforts. Les Séchan vivaient alors Porte d'Orléans, dans les ensembles d'immeubles en briques poussés tout le long de la limite périphérique de Paris, à l'époque des premières grandes lois sociales. Les anciennes " fortifs " ne servaient plus à rien, et il fallait combler le no man's land qui existait entre Paris " intramuros " et sa proche banlieue. Là où sont aujourd'hui construits boulevard périphérique, stades et grands ensembles, il n'y avait alors que terrains vagues et vieux relents d'après guerre. C'est Olivier Séchan qui assure à lui seul la subsistance de la famille. Solange, comme la plupart des mères de l'époque, est une femme au foyer.

" Jusqu'à ce qu'elle ait vingt ans et qu'elle se marie, ma mère était ouvrière dans une usine de Saint-Etienne ", raconte Renaud. " Après, quand elle est venue à Paris avec mon père, c'était pour torcher ses six mômes... Ma mère est née à Lens, dans le Nord. Son père y a longtemps été mineur, Quant d'aller bosser comme ouvrier chez Renault. C'était un vieux militant stalinien. Il est même allé faire un voyage en Russie. Il s'appelait Oscar et j'ai fait une chanson sur lui ". Si la mère de Renaud est issue d'un milieu prolétaire, son père est un intellectuel. Il gagne d'abord sa vie comme écrivain. L'un de ses romans, publié avant guerre, a reçu le prix des Deux Magots. "Il a aussi écrit plusieurs polars aux éditions du Masque, sous le pseudonyme de Lawrence T. Ford. Il est ensuite entré chez Hachette, où il a beaucoup écrit pour les enfants et la Bibliothèque Rose. Il a fait aussi des traductions et du rewriting. Seulement, comme '1 audit de plus en plus de mômes, les droits d'auteur comptaient pas lourd. Alors il est devenu prof d'allemand dans un Lycée du 13e arrondissement, le Lycée Gabriel Fauré ". Olivier Séchan est issu d'une famille protestante de Montpellier chez qui la fibre artistique était assez développée. Elle compte des peintres, des écrivains, des cinéastes. On y aime également les richesses de l'esprit. Le grand-père paternel de Renaud, qui enseignait le grec à la Sorbonne, a voulu que son fils sache jouer du piano. Et Olivier en joue. Mais inciter ses propres enfants à en faire de même devait s'avérer autrement compliqué. Renaud se souvient en riant: " Mon père a essayé de nous pousser à apprendre le solfège. Mais c'était pas facile, parce que, comme j'avais un frère jumeau, on s'aidait mutuellement à rien foutre. Je disais: Ouais, le cours de piano, ça me gonfle... Si David y va, j'y vais. Et David disait pareil, si bien qu'on n'y allait ni l'un ni l'autre ". Les petits Séchan étaient des gamins faciles, en somme... Le genre de mômes beaucoup plus intéressés à regarder ce qui se passe autour d'eux, qu'à s'atteler à quelque tâche vaguement rébarbative.

A l'âge de trois ans, le petit Renaud est très fier: on le convie à venir montrer sa frimousse blonde pour les besoins d'un tournage de 3 ans, le petit Renaud est très fier: on le convie à venir montrer sa frimousse blonde pour les besoins d'un tournage de Ballon Rouge, le fameux film d'Albert Lamorisse. " On était avec mon frère jumeau dans la rue, et on regardait comme des idiots ce truc, le ballon rouge, s'envoler. Tu parles d'une blague. Enfin, ça m'a fait une approche du métier ". Cette ambiance l'impressionne au même titre que celle qu'amènent avec eux les bateleurs dans les cours du groupe d'immeubles qu'il habite. " Les cours intérieures, c'était des planches pour les montreurs d'ours, les jongleurs, le musico qui venait pousser sa plainte. J'avais six ans quand je voyais ça. Et puis après, jusqu'à 16-17 ans, plus rien. Le désert culturel pour les HLM. Pourtant, moi, ça m'avait vachement marqué, tout môme ". A vrai dire, l'école ne l'a jamais intéressé outre mesure. Il y va comme tous les petits garçons de son âge, ne s'y fait remarquer ni parmi les premiers, ni parmi les derniers. Ce qu'il déteste surtout, c'est d'avoir à se lever alors qu'il fait encore nuit pour partir dans le froid. " J'étais dans un pays merveilleux et tout d'un coup, je sentais une main sur mon épaule: " Renaud lève-toi, il est six heures et demie. Habille-toi, il faut aller à l'école. Je sortais dans la rue en culotte courte, dans la nuit noire et froide, et je me retrouvais dans la cour de récréation en béton ". Avant de sortir de la maison, il voit son père, assis à son bureau, prêt pour une journée d'écriture, et il se dit qu'il serait tellement agréable de rester travailler chez soi. Rentrer chez lui après la classe présente cependant beaucoup moins d'intérêt.

" A l'époque, à la Porte d'Orléans, il y avait un terrain vague et un stade. Après l'école, les sportifs allaient sur le stade. Moi, j'allais avec les autres sur le terrain vague. Il n'était pas plus grand qu'un terrain de football, mais pour moi, c'était la jungle ". Quand il sera un peu plus grand, vers l'âge du Lycée, il ira parfois pousser une pointe vers Denfert ou Malakoff, avec ses copains. " J'étais pas un voyou, simplement un môme qui traînait dans les rues ". Ses copains de l'époque ne l'appellent d'ailleurs pas toujours Renaud, mais bien souvent Gaston. " Ils m'appelaient Gaston, comme le personnage de B.D., parce que j'ai les jambes arquées comme lui, je suis voûté comme lui, je suis flemmard comme lui, j'ai toujours des cernes, je suis jamais réveillé, comme lui ". Portrait sans concession. Evidemment, jamais au cours de son enfance Renaud n'a envisagé, ni même imaginé qu'il pourrait être un jour chanteur. " Je voulais faire cuisinier d'abord... Parce que, un jour, j'avais fait une tarte et mes parents avaient dit: Ah ! ce que c'est bon... C'est bien... Il est doué...Il sera cuisinier, mon fils... Alors, pendant deux ou trois ans, j'ai voulu faire cuisinier... Tous les dimanches, je faisais une tarte. C'était pas possible, on se demandait si la croûte c'était l'assiette ! ". Renaud se souvient bien de ce malaise qui fait qu'on ne sait jamais trop où on va, quand on est gosse. " La chose la plus difficile, c'est de déterminer ce que l'on veut. On est tiraillé par plusieurs tendances: celles que veulent nous inculquer les parents, celle vers laquelle tendent les copains et celle qui se cache en nous. Quand j'étais môme, par exemple, je subissais deux influences complètement opposées: celle de mon père, amateur de classique, et celle de ma mère qui avait des goûts plutôt populaires ". Dans l'appartement de la porte d'Orléans, un seul genre de musique avait le droit de cité, celle qu'écoutait son père, essentiellement faite de classique et de jazz. La chanson réaliste, la java, le tango, l'accordéon musette, qui avaient bercé l'univers de sa mère, faisaient partie d'un folklore qu'on préférait occulter pour d'indicibles raisons. Sa mère chantait pour elle même, comme ça, ou bien il lui fallait passer ses disques à elle " en loucedé ". Chez Oscar, au contraire, on chantait haut et fort les vieilles rengaines. " Je me souviens que quand j'allais chez lui en vacances, mon grand-père chantait a capella des chansons de Berthe Sylva. Il pleurait en entendant " Le Petit Bosco ". Alors, moi je pleurais aussi... de voir mon grand-père pleurer ! ". C'est seulement plus tard que Renaud, par réaction sans doute, redécouvrira les richesses de la chanson française du début de ce siècle. A vrai dire, le seul chanteur qu'appréciait son père était Brassens. Lui, on pouvait l'écouter et le réécouter, il y avait toujours la

richesse des mots. Même s'il s'est mis assez tôt (10-12 ans) à écrire des petits poèmes, Renaud ne décortiquait pas encore les paroles de Brassens. Il avait plutôt l'impression de subir la musique, comme le reste. Il avait certainement des choses à exprimer, mais il lui fallait d'abord passer l'obstacle de sa timidité.

Bref parcours lycéen

" Quand j'ai découvert les filles, les boums et les mobylettes, j'ai plus rien foutu ".

C'EST avec une honnête réputation d'élève moyen que Renaud présente, à l'automne 63, pour l'entrée en sixième. Il est inscrit Lycée Gabriel Fauré, où enseigne son père. Mais, comme son frère jumeau, il découvre bien vite que la vie au Lycée n'est pas toujours u partie de rigolade " Avant d'entrer au Lycée, ça avait. J'étais pas meilleur élève, mais j'étais pas un cancre. Les maths, c'était encore d additions et des soustractions. Pas d'algèbre. Ah, j'ai jamais voulu admettre qu'on mélange les lettres et les chiffres.: A² + 2AB + B² ou (A + B)²: Pour moi, ça veut rien dire. On a beau m'expliquer, je ne veux pas croire. A cause de ça, dès la sixième, j'ai plus voulu m'intéresser aux maths ". Renaud va cependant devoir faire l'expérience de ce qu'il appelle " le Triangle des Bermudes: Ecole, Famille, Travail ", et le malaise l'adolescence ne tardera pas à s'emparer de lui. Outre le fait qu'il transforme bientôt en un aimable cancre: " Les copains m'appelais Spartacus, parce que j'étais toujours assis près du " gladiateur ", il se m à écrire ses premiers poèmes, " du genre: J'ai pas demandé à naît' personne ne m'aime, pourquoi je vis... ". Un jour, en regardant la télé familiale, un chanteur l'impressionne. Il s'appelle Hughes Auffray. " en dehors de Johnny, c'était alors le seul chanteur à venir à la télé sa costume ni cravate. Il a chanté " Santiano " et moi j'ai aimé tout de suite Le premier disque que j'ai acheté, c'est ce 45 tours. Hugues Auffray c'était ma seule idole ". Et puis, comme la plupart des garçons de son âge suivant leurs cours dans des classes mixtes, il s'intéresse aux filles. En dehors du dessin et du français, le reste des matières étudiées au Lycée perd rapidement tout intérêt à ses yeux. " A partir du moment où j'ai découvert les boums, les filles et les mobylettes, j'ai plus rien foutu. Grâce à l'influence de son père, Renaud parvient à rester dans le même lycée jusqu'à la troisième qu'il doit redoubler à la rentrée 67. Moins chanceux son frère jumeau s'est fait virer un an avant. Tous deux ont même passion pour la mobylette. " J'ai jamais eu de mobylette ", avoue Renaud. " J'ai roulé, beaucoup, mais j'ai jamais eu de mobylette à moi. C'était celle des copains. Ils me la prêtaient. Ou alors, c'était celles qui avaient été " tirées ". Une mob se faisait tirer des dizaines de fois. Le gars qui l'avait volée, il roulait trois jours avec et il l'abandonnait de peur de faire piquer. Alors un autre prenait la relève et il roulait à son tour deux ou trois jours avec, avant de la laisser dans un coin... Mais la mob, c'était I'évasion. Ça permettait d'aller camper et de circuler la nuit, après le boums... Dans les boums, on écoutait les disques et c'était à qui draguerait le plus de gonzesses. Il n'y avait pas de dope, à l'époque. On buvait très peu et on était jeune, alors on était tout de suite saoul si on se mettait à boire. Donc c'était à qui s'en ferait le plus... Oh, c'était des petits flirts C'était à qui roulerait le plus de pelles, quoi ! ".

Il lui faut malgré tout se soumettre à l'autorité de son père qui exige qu soit rentré de boum à minuit. Et cette autorité commence à nettement. peser sur les frêles épaules de Renaud. Une première occasion de s'es dédouaner se présente à la rentrée 67. Il a échoué à son BEPC, et le Lycée Gabriel Fauré refuse de le garder comme redoublant. Il recommence donc sa troisième au Lycée Montaigne, tout près du Quartier Latin L'atmosphère politique y est déjà relativement sensible. Renaud lui-même s'intéresse à divers mouvements depuis plus d'un an. Il avait fondé un Comité Vietnam avec quelques copains de son premier lycée, milite contre l'armement atomique et tenait par ailleurs de ses parents un solide culture revendicative, les ayant vu revenir de diverses manifestations, dont celle qui se termina en boucherie à la station de métro Charonne. Au Iycée Montaigne, Renaud crée un " Comité d'Action Lycéen ", menant ainsi ses premières actions militantes: faire des tracts, les distribuer, organiser des piquets de grève, discuter, combattre la connerie, déjà... Inutile de préciser que son assiduité aux cours est inversement proportionnelle à celle qu'il voue à ses activités. A l'époque, c'est un rite, quand on est du camp des protestataires, on porte les cheveux longs, Renaud ne peut pas déroger à cette coutume. Ce n'est pourtant pas du goût de son père, qui refuse de l'accepter hirsute à la table familiale Renaud sera contraint de manger seul à la cuisine. On imagine aisément l'aubaine qu'allait représenter le soulèvement de Mai 68, pour lui comme pour tant d'autres Iycéens avides de liberté.

" Quand Mai 68 est arrivé, ma vie n'a plus été que la politique et les gonzesses. Ça a été aussi l'occasion de remettre en cause les parents, les lycées et la société. Je m'étais fait embrigadé par un pote chez les " maos ": Parti communiste marxiste-léniniste de France. J'allais passer des soirées aux amitiés franco-chinoises dans le 14e arrondissement. Là, on discutait pendant deux heures pour savoir qui s'occuperait du se pour mettre la colle qui servirait à coller les affiches pour le meeting qui devait avoir lieu trois semaines plus tard. J'exagère pas ! Les premiers jours de Mai 68, ces gars m'ont entraîné, avec leur dialectique, aux port des usines de banlieue pour apporter leur soutien aux ouvriers et parler avec eux, histoire de voir si l'on pouvait construire un socialisme à la chinoise en France. Au bout de la deuxième ou troisième fois, je me suis fait traiter de pédé par les ouvriers, vu que j'avais les cheveux jusqu'aux coudes, seize ans, mais que j'en paraissais quatorze et que j'avais vraiment l'air d'une gonzesse. Les mecs me prenaient pour un mariole et c'est sans doute ce que je devais être alors. Faut dire que les " maos " aussi, ils se faisaient insulter. Ils venaient causer de Mao Zedong à des gars qu'en avaient rien à cirer... Et un jour, j'ai entendu qu'il y avait une manifestation au Quartier Latin. J'ai tout laissé tomber et j'y suis allé. J'avais quand même perdu cinq jours ! ". Il fait alors son apprentissage de " gauchiste professionnel ": les barricades, les cocktails molotov (une cuillerée soupe de savon en poudre, une bouteille de coke pleine d'essence) parfois ils explosent, d'autres fois non. " C'était la bonne ambiance. Le 11 mai 1968, j'ai eu seize ans. J'étais devant une barricade et j'ai crié aux mecs: Il est minuit. J'ai seize ans! Deux jours plus tard, le 13 mai, quand la Sorbonne a été occupée, j'y suis allé. Je n'en ai plus décroché avant qu'on nous déloge. Alors que je n'avais même pas la droit de sortir après minuit, j'ai pu habiter la Sorbonne pendant trois semaines ". Après les journée chaudes, on se retrouve autour d'un piano, d'une ou plusieurs guitare. On récite des poèmes engagés. Renaud scribouille et gratouille depuis un certain temps. L'ambiance de la vieille fac occupée lui offre un regain d'inspiration et c'est un de ces soirs qu'il interprète son premier tube (sans le savoir) devant ses potes gauchistes. " C'était ma première chanson Crève Salope. Une chanson qui a fait le tour des Iycées qui est devenu un hymne en 68. Je l'ai chantée à la Sorbonne et au lycée Montaigne occupé. Au premier couplet, je remets en cause l'autorité du père, ensuit du prof, du flic et du curé. Je l'ai chantée partout et tous les types qu'avaient une guitare disaient: " Ouah, super ! " Le refrain était très populaire, très entraînant, très à chanter en chœur. Le premier mec avec une guitare me disait: " Ouah, écris-moi les paroles, je vais les chanter ". Et il rentrait dans son comité d'action, dans son Iycee à lui. Et puis, ça a fait le tour de Paris. n y a au moins cinq cents personnes qui l'on écoutée, cette chanson ".

Attiré par une affiche, il contacte le CRAC (Comité révolutionnaire d'action culturel), dont les activités l'intéressent. Mais son état d'esprit " anar " lui donne bien vite envie de monter ses propres actions. Avec un pote dissident du CRAC il fonde alors le Groupe Gavroche Révolutionnaire, qui parviendra à rallier en tout et pour tout un troisième larron à sa cause. Avec l'été, la mini révolution s'enlise. Pour Renaud comme pour bien d'autres, c'est une déception: " Avec le recul, j'ai l'impression d'avoir été trahi par le P.C. et d'être un des innombrables cocus de l'histoire ". Si les événements n'étaient pas faits pour l'aider à réussir son BEPC, Mai 68 devait concrétiser son désir d'émancipation. Pour la première fois de sa vie, Renaud part en vacances sans ses parents. A peine quelques ronds en poche, il expérimente ses premiers voyages en stop. Petite virée en Bretagne, retour à Paris, puis cap au Sud avec une bande de potes anars de fraîche date. Sur le Mont Lozère, ils avisent une maison abandonnée et s'y installent. Le drapeau noir ne tardera pas à flotter sur leur squat. Ce n'est évidemment pas du goût des autochtones qui envoient la maréchaussée nettoyer le terrain. Finies les vacances ! Bonjour le bitume et les nouveaux ennuis! Le Iycée Montaigne n'a en effet pas l'intention de reprendre le trublion rebelle à la rentrée scolaire 68. Les parents Séchan contournent alors la difficulté en inscrivant Renaud dans une classe de seconde artistique au lycée Claude Bernard, au beau milieu des quartiers chics de la porte d'Auteuil.

Pour Renaud, le révolté, l'anar, c'est carrément la honte de se retrouver coincé au milieu de tous ces petits bourgeois qui n'ont pas une once de " conscience politique ". Il parvient tout de même à trouver un acolyte avec lequel il fonde le Groupe Ravachol et hérite d'un nouveau surnom " le casseur ". " On faisait des tracts pour cracher sur tout ". Ils bombent les murs de slogans, l'un des meilleurs étant: " Ici commence l'aliénation ". Durant cette période, l'activité extra-scolaire de Renaud va devenir prédominante. Il a conservé pas mal de copains à Montaigne, qu'il retrouve au " Bréa ", un café près de son ancien Iycée. Il se met à la bière et occasionnellement au joint. Il n'arrête pas d'être amoureux et ne rêve que de voler de ses propres ailes. "Le jour où j'ai vu "Easy Ride" au cinéma, ça a été la claque de ma vie. C'est là que j'ai découvert la moto et j'en voulais une. C'est en grande partie pour ça que j'ai arrêté mes études ". Le prétexte lui en est fourni un jour de mars 69. Ce n'est pas la première fois qu'il sèche les cours, mais, ce jour-là, Renaud tombe nez à nez avec son prof d'anglais. "J'ai arrêté mes études " lui lance-t-il tout à trac. Le sort en était jeté, il ne reviendrait pas sur cette décision éclair. De retour chez lui, il faut pourtant expliquer la situation à sa famille. " Mes parents m'ont dit: " De toutes façons, t'es nul, ou plutôt tu pourrais être doué, mais tu fais rien. Alors ça sert à rien qu'on te paie des études à rien foutre. Si tu veux rester ici, tu travailles, sinon tu fous le camp. Et si tu veux une moto, tu te la paies parce qu'on veut pas être responsables de ta mort. Et j'ai travaillé ".

Les petits boulots

et la zone

" Quand j'ai mis mon premier cuir, je me suis sent bien dedans ".

A l'âge de dix-sept ans, Renaud se retrouve donc confronté à la vie active. Et finalement pas mécontent que ça lui arrive. Pour lui, c'est un peu sa vraie vie qui commence. Il trouve un premier boulot magasinier à la " Librairie 73 ", en haut du boulevard Saint-Michel. S'il dort toujours chez ses parents dans le 14e arrondissement, le centre de se vie se situe dans le triangle Vavin-Odéon-Maubert. Son travail à la librairie lui laisse un peu de temps et lui donne des idées. " Je me suis dis: je vais rattraper le temps perdu. Je vais lire ce que j'ai envie de lire, pas ce qu'on nous impose à !'école. Alors, j'ai lu. Bizarrement. Tout Vian. Tout Prévert... Un jour, je suis tombé sur un Maupassant dans un train, et j'ai lu tout Maupassant. Pourquoi Maupassant ? Je ne sais pas. Je trouve ça bien écrit, bien sûr, mais je ne peux pas expliquer... J'ai lu Bruant. Après on m'a conseillé de lire " Lefeu-follet " de Drieu La Rochelle. Là-dessus j'ai digressé sur Céline... ". Depuis sa première expérience d'auteur dé chanson avec " Crève Salope ", il a pris goût à mettre en musique les textes plutôt " engagés " qu'il compose sur des thèmes comme l'Espagne ou l'Argentine. Ce qui ne l'empêche nullement de s'essayer à chanter les états d'âme que lui inspire la vie de tous les jours. Son auditoire est celui des chambres de bonnes où se retrouvent, la nuit, copains et copines. On y discute de longues heures en fumant et buvant de la bière. On s'y bécote dans les coins. La bohème, c'est aussi les bistrots dont il devient assidu et où il se fait des potes. " Les cafés, ça devenait pour moi une seconde vie, un véritable foyer, parce que chez moi, malgré mes cinq frères et sœurs, je m'emmerdais ". Evidemment, c'est là aussi qu'il se met à boire. " C'est après avoir arrêté mes études que j'ai commencé à boire. En fait, je buvais comme bon nombre de jeunes: pas comme un ivrogne, mais je buvais tous les jours et je prenais une ou deux muflées par semaine ".

Après quelques mois de travail à la librairie, Renaud a enfin de quoi s'offrir son rêve, une moto. " Je me suis donc acheté une BSA 350 moto culbutée (une B 32) que j'ai gardée six mois, mais pas sans 1'avoir transformée : grand guidon, réservoir aux couleurs américaines... Mais alors qu'est-ce que j'ai pu avoir comme ennuis avec cette bécane ! Le seul qui acceptait de me la réparer, c'était Jean Souper, rue du Cardinal Lemoine, à l'époque. Un jour qu'elle était bien malade, il me la refit complètement et il me dit: elle peut tenir un an comme huit jours. Elle tenu huit jours ! Après, j'ai travaillé les parents au corps pour les persuader de prendre un crédit et j'ai acheté une Honda 250, que j'ai gardée 1 an. Là j'étais le vrai motard au ras du bitume: concentration, Bol d'Or Et comme elle ne marchait pas terrible, celle-là non plus, j'ai arrêté la moto ". C'est durant cette période et sans doute grâce à cette passion pour la moto que Renaud va faire la connaissance de ses premiers potes. loubards. " De 18 à 23 ans, j'ai fréquenté les bandes d'Argenteuil, de République et de Bastille. Avec eux, j'ai connu les bagarres. Je n'y jamais vraiment participé, parce que je ne suis pas bâti pour. J'en était témoin. Il suffit de sortir un peu pour y assister régulièrement... Disons que j'ai quand même été participant, mais occasionnellement... Pour moi, c'est la forme d'expression d'une jeunesse qui se trouve dans une société en décomposition... Quand je suis devenu ami avec les loulous, j'ai commencé à parler et à m'habiller comme eux. Quand j'ai mis mon premier cuir, je me suis senti bien dedans, plus fort, plus baraqué, un cow-boy. J'avais l'impression de faire peur aux bourgeois, d'appartenir à une classe ou plutôt à une race, d'être un rebelle". Vers cette époque Renaud avoue volontiers avoir failli mal tourner. Il arrive que des potes proposent de l'entraîner dans des petits casses. Lui, le " poète ", trouve cela plutôt " minable " et refuse de marcher dans leurs combines. " Et puis, je savais que ma mère aurait été morte de chagrin si j'avais été en prison ". Indiscutablement, Renaud possède la fibre familiale, bien qu'à l'époque, bizarrement, ses relations avec son frère jumeau soient restée relativement distantes. " Comme moi, David traînait la nuit et fréquenta pas mal les loubards. Mais nous ne sortions jamais ensemble. Nous ne faisions pas partie des mêmes bandes. On parle souvent de transmission de pensée, de télépathie entre frères jumeaux. Jamais ça n'a été le cas entre nous ".

A Pâques 71, alors qu'il va atteindre ses dix neuf ans, Renaud décide d'aller passer quelques vacances en Bretagne. Un soir à Belle-Ile, il tape une clope à un type dont la tête lui revient. C'est Patrick Dewaere. Il deviennent copains et se revoient, de retour à Paris. C'est la grande époque des débuts du Café de la Gare. Avec ses chansons, Renaud fait plutôt bonne impression sur l'équipe de Romain Bouteille, qui lui propose de jouer le rôle de Robin dans une de ses pièces " Robin des Quoi ? "

Je remplaçais un mec qui partait aux Etats-Unis. Quatre mois après, il est revenu, alors je me suis barré. Je voulais pas m'incruster. Par la suite quand le mec s'est de nouveau barré, j'étais pas là pour le remplacer alors ils ont pris Depardieu ! C'est à cause de cette période que je suis devenu et resté si copain avec Coluche: au départ, il venait là pour faire les plâtres! On s'est jamais perdu de vus. Miou-Miou, on se voit aussi souvent à Paris. On se saoule la gueule ensemble, enfin surtout moi. Oh ! elle aussi d'ailleurs ! " Si son heure n'était pas encore venue, cette expérience déclenche chez Renaud une première vocation: devenir comédien. Tout en jouant au Café de la Gare, il conservait malgré tout son travail à la librairie pendant la journée. Ses nuits devenaient de plus en plus courtes et ses retards matinaux de plus en plus fréquents. Arrive ce qui devait arriver. Un jour du mois de septembre, Renaud se retrouve à la rue, sans boulot. Il en a plus que marre et décide de partir s'installer dans le Sud. Il atterrit à Avignon, y trouve un nouveau job dans une librairie, qu'il quitte rapidement. Un copain le rejoint et, comme il faut bien bouffer, il se trouve à faire toutes sortes de métiers, " manœuvre, plongeur dans les restaurants et même représentant en livres pornos ". Cette vie de n'importe quoi dans une ville de province finit par devenir beaucoup trop pesante et l'appel de la capitale se fait nettement ressentir. Au mois de février 72, nos deux compères sont donc ravis de retrouver le bitume des rues de Paname. L'escapade de Renaud n'aura duré que cinq mois et l'appartement des Séchan est encore là pour le recevoir. Toujours mordu de théâtre, Renaud essaye alors de se lancer et de se perfectionner.

" Pendant six mois, j'ai hanté les cours d'art dramatique. Mais Coluche m'a donné un bon conseil: " Si t'es bon, c'est pas la peine. Si t'es mauvais, c'est pas la peine non plus ". Je l'ai écouté et je me suis mis à fréquenter les cafés-théâtres et les couloirs de la télé, où on se retrouvait à trente mecs pour un petit rôle de dix lignes ". La valse des petits boulots reprend aussi: laveur de carreaux, coursier... " Une fois, j'ai même été embauché comme vendeur à la Samaritaine. On m'avait affecté au rayon des bidets et affublé d'une blouse grise. Au bout d'une demi heure j'ai demandé l'autorisation d'aller fumer une cigarette et je me suis tiré les jambes à mon cou ". Renaud a toujours son quartier général au " Bréa ", et c'est grâce à Michel, le fils du patron de son bistrot préféré, qu'il va s'orienter sans s'en apercevoir, vers ce qui deviendra sa carrière de chanteur.

Renaud Gavroche

" J'ai jamais ramé, jamais lutté pour faire de la scène ou un disque ".

ALORS qu'il va sur ses vingt-et-un ans, Renaud sait maintenant une chose: tous les petits boulots auxquels il s'est essayé l'ennuis profondément et la seule chose qu'il prend plaisir à faire c'est de s'exprimer devant des gens, que ce soit au théâtre ou en chantant ses chansons. Justement, il se trouve que Michel Pons, le fils du " bougnat" qui tient le " Bréa ", joue plutôt bien de l'accordéon. Son répertoire va des chansons de Bruant à tous les classiques du musette. Depuis 68, en penchant sur l'histoire de la Commune et des mouvements anarchistes, Renaud a, lui aussi, redécouvert ce proche folklore dont les échos avait bercé ses vacances d'enfant chez les " chtimis ". L'idée semble évidente :

pourquoi n'iraient-ils pas chanter toutes ces chansons qu'ils aiment dans les rues, comme ça se faisait autrefois ? En passant le chapeau, ils ramasseraient bien de quoi boire quelques chopes. L'idée est en effet lumineuse et nos deux compères se constituent un répertoire, mélangeant les vieilles rengaines archi-connues avec des chansons écrites par Renaud sur le modèle de jadis. Accordéon, guitare, chant, ils tiennent là le tiercé gagnant.

" J'avais la casquette de Gavroche que je tenais de mon grand-père et plein d'espoir. On allait faire la manche dans le métro, mais les flics sont chiants. On faisait aussi les terrasses de cafés, mais on était emboucanés par ceux qui venaient jouer depuis plus longtemps que nous. Alors on est allé chanter dans les cours des H.L.M. et sur les places de marchés dans les rues populaires. On avait repéré qu'entre 7 h et 8 h du soir, toutes 1es femmes s'ennuyaient dans leur cuisine et que ces cuisines des grand ensembles autour de Paris donnaient toutes sur cour. La némo, le fric tombait par les fenêtres. Un paquet, parfois. On réussissait à se faire jusqu'à 50 000 balles en une heure. On craquait tout et on recommençait. C'est dans ces eaux-là que l'ai écrit " Hexagone". Sur les marchés, les vieux sont ravis d'entendre des p'tits jeunes leur rechanter " la java bleue". Ceux de la génération de Michel et Renaud sont plutôt intrigués, mais ils écoutent "Le dénicheur". Finalement, l'idée s'avère être un passe-temps agréable et lucratif, dont nos compères s'acquittent avec une gouaille bien parisienne.

Pendant ce temps, le Café de la Gare, qui connaît un énorme succès s'est déplacé dans le fond d'une très belle cour pavée de la rue du Temple. Renaud et Michel vont profiter de l'occasion pour aller charmer les oreilles du public massé devant les portes avant l'ouverture du café-théâtre. Coluche y donne son premier one man show, et c'est ainsi que son producteur, Paul Lederman, séduit par les musiciens de la cour, leur offre de venir se produire au " Café Concert de Paris ", un nouveau lieu qu'il vient d'ouvrir sur les Champs Élysées. Il les baptise " Les P'tits Loulous ".

C'est donc dans les premiers mois de 1974 que Renaud présente pour la première fois ses chansons sur une scène de music-hall. Les P'tits Loulous sont trois (Renaud, Michel, plus un guitariste préposé à passer le chapeau) et jouent une vingtaine de minutes pendant la première partie de Coluche, où défilent aussi prestidigitateurs, ventriloques et autres attractions. Engagés pour trois mois, Michel est cependant contraint de fausser compagnie à ses copains au bout de trois semaines pour partir faire son service militaire. Encouragé par Lederman, Renaud continue seul, avec un répertoire de ses propres chansons, à l'époque très engagées (" Hexagone ", " Camarade Bourgeois ", etc.). C'est alors qu'une productrice de chez Wha-Wha Musique repère notre Gavroche soixante-huitard et lui propose d'enregistrer un disque. Toujours timide à l'excès dans ce genre de situation, Renaud accepte, mais du bout des lèvres. " Je n'avais pas trés envie de faire dans la chanson, ce n'était pas ma vocation. C'était un passe-temps que je faisais en dilettante. Pour moi, chanter était un petit boulot comme les autres et je ne pensais pas en tirer des fortunes. Et puis j'avais des petits besoins, j'habitais chez mes parents, où j'avais un toit et un repas par jour ". Qu'à cela ne tienne, Jacqueline Herrenschmidt, sa productrice qui y croit ferme, est décidée à faire entrer Renaud en studio avant la fin de l'année. " Pendant l'été, je suis parti en vacances en Italie avec 300 F en poche. Je couchais à la belle étoile, je mangeais très peu j'étais libre et bien dans ma peau. Et quand je suis rentré à Paris, j'ai enregistré mon premier disque ".

Ce premier 33 tours, intitulé simplement Renaud, le présente en Gavroche: les cheveux aux épaules surmontés de la large gapette blanc crème de son grand-père, foulard rouge à pois blancs autour du cou, veste en velours noir, pantalon écossais pattes d'éléphant, presque une caricature. Les treize chansons qu'il contient forment un bizarre mélange des genres: rétro-musette, avec " Petite fille des sombres rues ", " La java sans joie ", " Gueule d'aminche ", " Le gringalet " férocement contestataire, avec " Société Tu m'auras pas ", " Amoureux de paname ", " Hexagone ", " Camarade bourgeois " burlesque, avec " Rita ", " La menthe à l'eau ", " Greta " vaguement fleur bleue, avec " La coupole" et " Ecoutez-moi les Gavroches". Ce panachage ainsi que la qualité des textes de Renaud stigmatisent d'emblée une réaction enthousiaste de la part des critiques. Enfin quelqu'un qui a des choses à dire et qui les dit bien ! Le disque à peine sorti, en mars 75, Jean-Louis Foulquier sera le premier à inviter Renaud à son émission " Studio de Nuit", qu'il fait alors en direct de chez " La Mère Catherine ", un bistrot de la Butte-Montmartre, entre 3 h et 5 h du matin. Foulquier se souvient: " Renaud arrive mort de trac et tremble tellement qu'il a énormément de difficultés à plaquer trois accords sur sa guitare. Heureusement, Marcel Azzola (c'était une surprise) se met à l'accompagner à l'accordéon et ça devient magique ".

L'album sera un succès d'estime encore très confidentiel. " Il y a deux mille deux cents mecs en France, que je ne connais pas, qui ont acheté mon disque, au début. J'ai trouvé ça super ". Dans ces conditions, inutile pour Renaud d'imaginer qu'il puisse vivre de la chanson, même s'il en écrit à l'époque au moins une par semaine. La violence de ses chansons n'aide pas non plus à en faire des tubes. " On m'a dit que le directeur de la programmation d'Europe 1 avait jeté mon disque en disant " c'est de la merde ". Il y a eu aussi, parait-il, à France Inter, un problème avec "Hexagone ", qui était interdite pendant la visite du Pape par une circulaire ". Renaud se contente donc de faire quelques petits galas ou d'aller jouer dans les guinguettes en bord de Marne. En juin 75, il donne ses premiers concerts à la " Pizza du Marais ", en première partie d'lvan Dautin. Il doit commencer seul face au public, mais il a un tel trac qu'il boit comme un trou avant le spectacle. " 11 m'est arrivé de monter sur scène et de tomber, parce que j'avais vingt-quatre bières dans le corps. Je me suis rendu compte que je me plantais ". A cette époque, la " Zapi " est un merveilleux lieu d'échange pour la nouvelle génération du spectacle. Renaud y rencontre Bernard Lavilliers. " On passait ensemble à la Pizza du Marais. Moi à 8 h. lui à 10 h... il avait autant de monde que moi, c'est-à-dire cinquante personnes le samedi soir. On buvait des coups ensemble après... ". Renaud ne sera d'ailleurs pas seulement l'un des chanteurs de la " Zapi ", il y sera aussi barman... " J'ai continué les petits boulots en logeant chez mes vieux. Ils toléraient que je glande six mois, si le travaillais ensuite pendant trois mois ".

En même temps qu'il commence à fréquenter un nouveau milieu, le centre d'intérêt de Renaud va se déplacer de son ancien quartier Montparnasse aux ruelles du Marais. Le jour sur la rive gauche, la nuit la rive droite. Mais avec lui, les nuits sont longues. Il les partage entre " Chevaliers du Temple ", " chez Ali, un mec super, un Tunisien qui, depuis a ouvert un restaurant dans les Halles ", et la " Pizza ", rebaptisée " Blancs-Manteaux ". Et bientôt, il découvrira ce qui deviendra sa nouvelle " maison ", le café restaurant de Madame David, " Au Rendez-vous Amis ", rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. La patronne se souvient avec émotion des premières apparitions de Renaud chez elle, en 76: " Il avait l'air plutôt timide. Il était calme, très discret. Il buvait des cafés et du Vichy quand il avait la gueule de bois. Il ne me parlait pas de son travail. Il s'asseyait dans un coin et écrivait des paroles de chanson. C'est seulement à partir de son deuxième disque qu'il m'a invitée au restaurant et qu'il m'a fait écouter la bande ". En effet, du côté de la maison de production de Renaud, les choses traînent et les ennuis commence, il est donc bien heureux de trouver le havre de paix chez Madame David " Quand j'avais pas une tune, c'est là que j'allais bouffer tous les jours. J'avais une ardoise à rallonge. Elle a même duré jusqu'à deux ans". Il n'est d'ailleurs pas le seul à profiter de la générosité de Madame David. En face de son café-restaurant, l'équipe des comédiens de la " Veuve Pichard " est en train de bâtir son café-théâtre. " Pendant deux ans, ils investi tout l'argent qu'ils gagnaient dans du plâtre, du ciment, des parpaings. Ils étaient fauchés. Madame David leur disait: " Vous en faites pas, vous me rembourserez un jour, quand vous serez célèbre Maintenant, elle nous voit à la télé et elle est fière de ses petits qu'elle a nourris ".

Cette période 76/77 n'est pas encore celle de la gloire pour Renaud. " Je m'étais fait un tout petit nom dans les Maisons de Jeunes et de la Culture. Et je commençais un petit peu à tourner, avec très peu de moyens. J'avais un accordéoniste, parce que je ne pouvais pas permettre d'avoir six musiciens, ne pouvant pas les payer. Je faisais spectacles où je gagnais dix sacs, vingt sacs ou rien du tout. Vraiment des sommes dérisoires, parce que je n'avais pas de nom. A cette époque, j'ai pas mal écumé la région parisienne et beaucoup la Belgique, parce mon disque avait trouvé d'ardents défenseurs à la RTB. Alors, j'ai fait pas mal de festivals en Belgique, comme " Le temps des cerises ", à Flore C'était chouette ". Il n'a toujours pas abandonné l'idée d'être comédien on le verra faire des apparitions successives sur le petit écran, dans des rôles bien typés pour son genre. Il sera un voyou dans " Un juge, un flic", un dealer drogué dans " La neige de Noël ", plus tard un gauchiste dé " Au plaisir des Dieux " et même un jeune homme de bonne famille costard-cravate dans " Madame Ex ": " L'horreur quoi ! ", commente-t-il. En revanche, son expérience de café-théâtre à " La Veuve-Pichard ", en 77, dans " Le secret de Zonga ", une pièce de Martin Lamotte, aura sur vie une importance prépondérante.

Renaud loubard

en route vers la gloire

" Je ne mets rien sur le dos, je ne mets rien dans mes chansons qui ne soit dans la vie ".

1977, I'année de ses vingt-cinq ans, va représenter un grand tournant dans la vie de Renaud. Il s'est trouvé un boulot à mi-temps dans un magasin de motos spécialisé dans la construction de choppers, ce qui n'est pas pour lui déplaire. Sa vocation de comédien semble vouloir aboutir, lorsqu'il est engagé pour jouer dans la troupe de la " Veuve Pichard "... Pourtant, le destin allait en décider tout autrement: à défaut de lui ouvrir les portes de la gloire théâtrale, son séjour au café théâtre va lui faire découvrir la femme de sa vie. " Quand j'ai rencontré Dominique, je me suis dit: c'est elle et pas une autre. On un tout de suite vivre ensemble, se marier, faire des enfants". Le véritable coup de foudre, en somme. Et qu'importe qu'elle soit alors mariée à l'un des membres de la troupe, Gérard Lanvin (" qui m'a inspiré Gérard Lambert "). Le couple n'est certainement pas assez solide pour résister à l'impulsion amoureuse qui s'empare de Dominique et Renaud. " J'habitais encore chez mes parents, à l'époque. Et comme elle n'a pas voulu aller porte d'Orléans, c'est moi qui ai déménagé dans son studio rue Sainte-Croix de la Bretonnerie ". Pour Renaud, c'est l'amour fou, avec tout ce que cela comporte de délire. " Par amour pour Dominique, j'ai descellé la plaque émaillée de la rue Sainte-Dominique, à Paris. Depuis ce jour, je suis d'ailleurs devenu collectionneur de plaques de rues ". Il décrit l'objet de sa passion comme " la femme idéale, sauvage, douce, tendre agressive, avec un caractère de " chiote ", mais avec du caractère et qui m'aime ". Malgré le désir ardent de Renaud, la situation de Dominique ne permet pas qu'ils se marient. Tant pis, Renaud n'est pas à court de preuves de fidélité. " J'ai fait tatouer son nom sur mon bras droit avec une rose rouge, sa fleur préférée, et un aigle, symbole de fidélité. C'est en quelque sorte pour conjurer tous les dangers qui pourraient menacer notre amour. Une alliance, ca peut s'enlever, pas un tatouage ". Bref Renaud est " amoureux à mort " de sa gonzesse, ce qui semble également avoir une influence extrêmement bénéfique sur sa vie. sa carrière. Sur le plan de la chanson, il est en train de découvrir sa véritable personnalité laissant tomber son côté Gavroche. " Je me suis aperçu que c'était un peu du folklore, I'accordéon, la Butte-Montmartre, les poulbots... en ce sens que les marlous d'aujourd'hui, c'est des loubs, qu'on ne dit plus une gisquette mais une gonzesse et que les gapettes à carreaux et les bals musette, c'est fini ". Les accessoires début de siècle sont donc mis au rancart, au profit d'un regain de simplicité. Les Santiag's, les jeans et le Perfecto, c'est ce que Renaud enfile chaque matin et il ne voit pas de raison pour se changer avant d'entrer en scène. D'autre part, les problèmes se sont pas aplanis avec sa maison de production et il va entrer en studio pour la deuxième fois.

" Pour mon premier disque, je n'avais rien fait de ce que je voulais faire J'étais tellement timide, étonné que l'on puisse avoir envie de me faire enregistrer un disque, que je suis resté sous la tutelle, l'emprise de mon. producteur de l'époque. Pour le second, j'étais déjà plus en position de force. J'ai fait ce que je voulais à mes conditions. Je l'ai fait avec des moyens dérisoires, mais j'ai pu imposer mes musiciens. J'ai pu aussi imposer ma pochette et des titres comme " Les charognards " dont ils ne voulaient pas, sous prétexte que c'était " l'apologie du gangstérisme ". L'album, dédié à Dominique, sortira au mois d'octobre 77. Il contient une pléiade de chansons devenues aujourd'hui des classiques: " Le blues de la Porte d'Orléans ", " Je suis une bande de jeunes ", " Jojo le démago", " La boum", " Germaine", " La bande à Lucien", " Adieu minette ", d'autres encore, parmi lesquelles se détachent par leur singularité deux morceaux clés de l'œuvre de Renaud: " Les charognards" et bien sûr " Laisse béton ". Le premier est inspiré d'un événement auquel Renaud a personnellement assisté. Il le décrivait en ces termes dans le journal Le Monde: " Le 5 décembre 1975, y'a eu un hold-up avec prise d'otages, dans une banque de l'avenue Bosquet, à Paris. Les mecs se barrent sers 2 heures du mat au volant d'une super bagnole que les bourres leur avaient prêtée, avec dedans deux otages, 500 briques et quelques Lingots. A l'angle de la rue François 1er et de la rue Pierre Charron, ils se plantent de plein fouet dans la S.M. d'un politicard qui s'en revenait peinard du Sénat où venait de s'achever un débat sur la répression du banditisme et des prises d'otages. Les flics qui suivaient pas très loin derrière profitent de l'accident pour défourailler et canarder les deux mecs qui commencent à s'dire que ce p'tit braquage tranquille c'est mal barré... J'sais plus d'où j'venais ni où j'allais mais j'étais pas loin. Tous ces girophares et ces gens qui courent j'pense d'abord à une manif, j'y vais. C'était la première fois que je voyais un mort. Un des deux mecs. L'autre agonisait plus loin sous les crachats du bon peuple parisien et les insultes des flics. Ils avaient tous deux reçu plus de bastos qu'il n'en faut pour tuer un bœuf. Malgré cela, et bien qu'ayant perdu son sang dans le caniveau pendant plus d'une demi-heure avant l'arrivée d'une ambulance, qui se faisait bizarrement attendre, l'agonisant a survécu aux balles dum-dum de l'antigang et à la haine du badaud. Il était d'ailleurs unanime, Ie badaud. Unanime dans sa haine de l'Arabe, du blouson d'cuir, du voleur qui lui vole son argent dans sa banque, unanime dans son admiration pour ces braves policiers qui, décidément, font un métier bien dangereux Tiens ? Pas loin y'a un badaud unanime, en cuir clouté, qui s'fait prendre à partie par un groupe de manteaux gris. Il dit qu'les flics ont la détente facile et que c'qu'y vient d'voir ça s'appelle une mise à mort. " Et si z'avaient pris ta mère comme otage ! " lance un mec. " Et si c'était ton fil le type qui crève par terre en ç'moment ! " qu'y répond. Y'a du Iynchage, dans l'air, j'me barre. Va falloir que je raconte tout ça aux potes demain J'rentre chez moi et j'écris " Les charognards ". Je torche vite fait une petite musique sur trois pauvres accords, voilà une chanson. J'y raconte ce que j'ai vu et entendu cette nuit-là, rue Pierre-Charron ".

Cette histoire résume bien la façon qu'a Renaud de travailler. Se chansons ne sont pas du bluff. Elles sont le reflet exact de la réalité quotidienne. Et son talent à lui, c'est d'avoir l'œil pour la voir et la langue pour la raconter. " Laisse béton ", qui fera éclater le nom de Renaud au grand jour, relève du même talent d'observateur et de conteur. " Laissé béton ", c'est pas un truc que j'ai inventé comme ça. Je ne me suis pas dit: " Tiens, je vais faire un truc sur les loulous ". J'ai quand même vécu ça. J'avais une bande de copains dont le principal amusement c'était de dépouiller d'autres mecs. Dès qu'ils voyaient un gars dans le métro ils lui disaient, à trois contre un: " File-nous tes bottes ou on te les fait à Ia boston ". Mais, moi aussi, j'ai failli me faire dépouiller pareil... Par une autre bande.. ". Incontestablement, Renaud a visé juste avec ce titre. Il va s'en rendre compte dès que le 45 tours sera lancé sur le marché. " Laisse béton " a plu à un programmateur radio, puis à deux. Ça a fait boule de neige. Ça faisait marrer, c'était sûrement dans l'air du temps. Une chanson qui est arrivée au bon moment. Je ne sais pas comment ça s'est passé. Elle s'est retrouvée au hit-parade, alors que je l'avais écrite en une demi-heure sur une table de restau ".

Pendant l'hiver 78, les prémices du succès commencent à se faire sentir. Alors qu'en novembre et décembre 77 Renaud assurait encore son tour de chant classique avec deux musiciens, dans ses lieux favoris, " Les Blancs-Manteaux " et " La Veuve Pichard ", il commence à être sollicité de partout dès le début de l'année suivante. Télés, radios, concerts, une foule de propositions se met à converger vers lui. Un jour, le téléphone sonne: " Allô ! Salut, c'est toi Renaud ? On adore ce que tufais, on est un groupe. Si tu as besoin de cinq musiciens, ça nous plairait de t'accompagner". Justement, ça tombe bien. Renaud, dont le programme de concerts pour l'année s'allonge de jour en jour, va avoir besoin d'un bon coup de main. Après audition, il engage donc le groupe des frères Malki qui avait accompagné les Enfants Terribles et qui s'était rebaptisé Oze. Pendant deux ans, ils assureront derrière Renaud, dont la musique évolue bien évidemment en fonction de la nouvelle formation qui l'accompagne: à la batterie Jean-Luc Guilard, à la basse Michel Caillot, tantôt à la pedal-steel guitare, à la mandoline, à la flûte ou aux chœurs José Perez, au clavier, flûte et percussions Khaled Malki et aux guitares, banjo et chœurs Mourad Malki. Renaud n'aura les moyens d'engager un accordéoniste que l'année suivante. Sa première véritable tournée démarre au Printemps de Bourges 78.

Et puis les dates se succèdent. On entasse le matériel de scène dans un petit camion Saviem aménagé et les kilomètres défilent entre chaque ville. " Mon bahut est devenu un peu ma seconde maison ", dit alors Renaud. " Je me sens terriblement bien à l'intérieur et je ne suis pas le seul. Mes musiciens l'aiment tellement qu'ils préfèrent passer leur nuit dedans plutôt que de prendre une chambre à l'hôtel ". En mai, ils jouent devant sept mille personnes à la Fête de Lutte Ouvrière. Renaud est mort de trac. En province, ils se produisent généralement devant des salles contenant entre 500 et 1000 personnes: un score honorable. Pourtant, l'image que " Laisse béton " a donné de Renaud attire aux concerts un public auquel il n'avait jusqu'alors pas été habitué. " J'avais tous les voyous, les loubards entre guillemets. Les deux ou trois premiers rangs, c'était les cuirs avec les clous et les chaînes. C'était pas vraiment très méchant. Ils venaient à 50 % pour me voir... Non, même pas ! Pour se faire voir. Et pour foutre la merde, montrer qu'ils étaient mon vrai public, que les connards qui étaient derrière étaient assis, alors qu'eux étaient debout. Ils écoutaient même pas. Ils regardaient même pas. Ils étaient là pour l'image... ". Quoi qu'il en soit, le " métier " s'intéresse de plus en plus à Renaud. Invité à concourir au Festival de Spa, en Belgique, le 30 juin, il remporte le premier prix (7 000 F) avec " Chanson pour Pierrot ", qu'il n'a d'ailleurs pas encore enregistrée. A la fin de l'été, il aura fait une cinquantaine de concerts, sera passé plus de vingt fois à la télé, aura vendu plus de 1000 000 de 45 tours de " Laisse béton " et sera constamment assailli par les chasseurs d'autographes. Il a profité de ce succès brutal pour se remettre à la moto et s'offrir son rêve: " Une Harley Davidson Sporster I 000 XLT. Je l'ai amenée tout de suite chez American Moto, d'où elle est sortie avec roue arrière de 16 pouces, fourche rallongée, petite selle cobra, réservoir en goutte d'huile. Je l'ai gardée un an et demi et j'ai eu plein de merdes avec ! ". Il s'aperçoit pourtant bien vite que le succès n'a pas que des avantages. Ce qu'il déteste le plus, c'est de se voir coller une étiquette par les médias, réduisant sa personnalité à un simple archétype. " Avant Gavroche, maintenant le blouson noir et la zone... Renaud chanteur-loubard, ça me fait chier. On a tendances à ne juger que le chanteur et à tout englober. Je suis un mec avant d'être un chanteur ". Il commence aussi à se poser des questions sur l'influence qu'il peut avoir vis-à-vis d'un public de plus en plus nombreux à ses concerts. " Ce qui me fait chier c'est je peux profiter de mon pouvoir en tant que chanteur parce que je suis sur scène sous les projos. Avec ma tronche, mes chansons, je peux changer l'état d'esprit des gens. Mais en fait, c'est aussi ce que j'ai envie de faire. Que les cons deviennent moins cons et que les salauds deviennent gentils. Mais ça me fait chier quand il y a deux mille mecs qui applaudissent quand je chante " Hexagone ", alors que je leur crache à la gueule. Et je me demande si ça sert à quelque chose ". Pour tenter de conjuguer ces contradictions, de conserver un équilibre avec sa propre réalité, il terminera tous ses spectacles de 78 sur son " Peau Aime ", à seule fin de " démystifier " son image. Ce morceau parlé figurera en clôture de troisième album, dédicassé " A ma Dominique " et qui sortira début 79.

Grâce au succès de " Laisse béton ", Renaud a pu signer un contrat plutôt intéressant, le liant pour cinq ans à la maison de disques Polydor, qui avait déjà distribué ses deux premiers albums. Tous les moyens sont donc offerts pour enregistrer un bon disque avec ses musiciens de scène, auxquels se joint Marcel Azzola pour les parties d'accordéon. L'album contient encore des tubes à la pelle: " Ma gonzesse ", " C'est mon dernier bal ", " Chanson pour Pierrot ", " La tire à Dédé ", " Chtimi Rock ", " J'ai la vie qui m'pique les yeux "... Et l'occasion lui est donnée les chanter intégralement pendant une semaine du mois de mars 79 Théâtre de la Ville, place du Châtelet. Il embraye aussitôt avec le Printemps de Bourges, qui le présente cette fois sur une grande scène, avant le passage d'Alain Souchon. Seulement, ce succès grandissant n'est pas pour le mettre à l'abri des attaques des uns et des autres. Certains l'accusent de se faire récupérer. Il réplique: " Ça, c'est une contradiction qui me mine: me laisser récupérer par le système pour être connu, mais sur scène rester le même. J'ai fait un choix, malgré mes convictions profondes, malgré ce que je pense du métier, du show-biz, de la télévision, des médias. J'ai accepté de faire toutes les conneries, de compromettre dans toutes les émissions où on voit ni Béranger Lavilliers, ni Leforestier: les Carpentier, les Guy Lux... Je me suis dit que j'avais pas envie de trainer pendant dix ans. J'ai pas forcément envie devenir une star, ni défaire ce métier toute ma vie, mais vu que le disque commence à marcher... Certains n'ont jamais accepté de passer chez Guy Lux, dans les Hit Parade, n'ont jamais accepté de se compromettre dans la presse débile, d'étaler leur vie privée. Ils ont mis beaucoup plus longtemps que moi à percer. Moi, j'ai fait le choix d'aller vite ". Mais c'est souvent son public qui ne le comprend pas en le voyant arriver au volant de sa BMW gris métallisé, alors qu'il se l'imagine en mobylette. Renaud se sent serré de près. " En ce moment, je me fait plus bouffer par mon public que par le show-biz. Le show-biz ne m'emmerde pas. On me demande de venir jouer une chanson. On me paye. Je m'en vais. Tandis que les mecs qui viennent à mes concerts, y'en a qui m'emmerdent. Ils payent, ils écoutent, ils m'apprécient, ils applaudissent et après ils viennent me voir et ils m'agressent. Sur scène, ça va, mais sorti de scène, non. Quand ils voient que je viens en bagnole, que je suis pas forcément le loubard qu'ils croient, ça pose quelquefois des problèmes. Mais j'ai jamais prétendu que je chantais mes histoires, ma vie. Je dis " Je " parce que c'est plus facile dans une chanson de se foutre directement dans la peau du personnage qu'on veut faire parler. J'écris des trucs qui me sont arrivés à moi, et puis aussi tout ce que j'ai vu, tout ce dont j'ai entendu parler. Dans " Dernier bal ", c'est la violence. C'est pas moi, c'est la réalité contemporaine. D'ailleurs, cette chanson, on me l'a interdite d'antenne pour incitation à la violence ". Bref, sollicité de toutes parts au cours de sa longue tournée 79, Renaud bout, Renaud s'énerve. Il clame: " J'en ai rien à foutre de choquer les gens ! " et annonce que son prochain disque " sera d'une violence noire ".

Renaud heureux papa

" Faut changer la société. Et pour ça, il faut de

combattants. Faut semer de la graine de rebelle "

ENTRE en studio début décembre 79, Renaud passera deux mois à la réalisation de son quatrième album " Marche à l'ombre ", qu'il dédiera à un certain nombre de personnes, " Nanar, Michel P-38, Starshooter, Solange et Olivier... " ainsi qu'à un certain Paul Toul (pseudonyme porté un temps par Mesrine) et, bien entendu, " à Dominique de partout et de toujours ". Cette fois, il change de tactique. Il laisse de côté son ancien groupe de scène au profit de toute la bande de musicien professionnels qui évolue autour des studios Ramsès: une fine équipe de potes bien éclatés. Une pléiade de noms s'inscrit en crédits de pochette parmi lesquels Gérard Prévost (basse), Amaury Blanchard (batterie) Jean-Philippe Goude (claviers), Alain Ranval (guitare), Klaus Blasquiz e Shitty (chœurs), etc. On retrouvera nombre d'entre eux par la suite sur scène et sur disque. Si la violence annoncée par Renaud est illustrée par 1a pochette et par des textes comme " Marche à l'ombre ", " Les aventure de Gérard Lambert ", " Où c'est qu' j'ai mis mon flingue " ou " Baston ", elle reste tempérée par une bonne dose d'humour et de tendresse. Elle est d'autre part contrebalancée par des chansons carrément tordante! comme " It is not because you are ", " L'auto-stoppeuse ", et " Pourquoi d'abord ? ", même quand son mal de vivre s'exprime crûment à travers " Dans mon H.L.M. ", " La teigne " et " Mimi l'ennui ".

Sur son précédent album, il s'était moqué de tous ces artistes de variété française qui se précipitaient pour aller enregistrer à Nashville. Avec " It is not because pou are ", il s'en prend à la main mise de la langue anglaise sur tout le secteur de la chanson. " Là c'est un gag. C'est une chanson et anglais d'épicier qui parodie les slows qu'on entend dans les boîtes en été et sur lesquels les mecs draguent la gonzesse. J'ai mis les rares mot d'anglais appris au Iycée et, ce qu'il y a de bien, c'est que cette chanson peut marcher aussi bien en France qu'en Angleterre: les Français ne 1a comprennent pas et les Anglais non plus. Moi-même, je me pose des questions ". Inspiré par Gérard Lanvin, il crée pour ce disque le personnage de Gérard Lambert. Il n'en imaginait pas les conséquences annexes " Un jour dans mon courrier, deux lettres. Les deux missives commençaient par " Cher Renaud " ou " Monsieur Renaud ". Deux types m 'expliquaient qu'ils trouvaient ma chanson très chouette, etc. mais que depuis sa sortie, eux hésitaient à sortir... C'était signé... Gérard Lambert! Je m'excuse encore auprès d'eux, mais quand même, je pouvais pas deviner ". Les conséquences des paroles de " Où c'est qu' j'ai mis mon flingue " sont cependant autrement plus pernicieuses. " Cette chanson, je l'ai écrite un jour où j'étais excédé. Je n'ai pas cherché à faire beau, je dis exactement ce que je pense. C'est vrai qu'elle n'est pas construite, mais elle est là, comme ça, sincère ". Et justement, cette sincérité n'est pas du goût des communistes, qui considèrent comme un outrage des passages comme: " J'vais pas m' laisser emboucaner par les fachos, par les gauchos, tous ces pauv'mecs endoctrinés qui foutent ma révolte au tombeau... Rien à foutre de la lutte de classes, tous les systèmes sont déqueulasses !... Gueuler contre la répression en défilant " Bastille-Nation " quand mes copains crèvent en prison ça donne bonne conscience aux cons...". Le P.C.F. lancera donc une véritable cabale contre Renaud, bien que jusqu'alors il ait existé entre eux une estime mutuelle (Renaud avait donné beaucoup de galas pour la Jeunesse Communiste et offert son cachet aux grévistes de Longwy, qu'il était allé rencontrer). En prenant ses distances, Renaud s'explique: " J'ai toujours eu une haine profonde pour les dirigeants du P.C.—pour tous les dirigeants d'ailleurs... C'est des mecs que j'aime pas. J'les pense malhonnêtes. J'les pense méchants. Autant qu'ceux d'la droite. Mais la base, non... J'ai jamais craché sur les membres du P.C., j'ai craché sur les dirigeants qui m'ont fait chier, qui m'on insulté. Et... la meilleure preuve, c'est que j'ai toujours accepté de participer aux fêtes du Parti, en province, parce que pour moi, c'était important. Les mecs qui s'inscrivent au P. C. sont quand même des mecs en lutte, même si on a des divergences. Même pour dix fois le cachet j'aurais jamais chanté pour le R.P.R. ou l'U.D.F! Les dirigeants du P.C. me faisaient venir parce que j'étais populaire et que j'attirais les jeunes. C'était pas pour mes idées! J'sentais toujours un p'tit malaise quand j'chantais " Hexagone "... " Cette fois, en tout cas, c'est la rupture, avant une nouvelle suite d'aventures... Bref, selon son souhait, Renaud " remue les gens dans leurs fauteuils " avec " Marche à l'ombre ".

Il en aura d'ailleurs tout loisir, au cours des quatre semaines de concerts qu'il donnera en mars 80 à Bobino. Pour cette première expérience de longue durée dans un music-hall parisien, Renaud sort le grand jeu: dix musiciens, places bon marché (les plus chères à 50 F) et spectacle en deux temps. La première partie est consacrée exclusivement à la chanson réaliste qu'il affectionne tant: Bruant, Georgius, Montchus... Renaud est accompagné par l'orchestre musette de l'accordéoniste Joss Baselli. Quant à la deuxième partie, c'est une sélection de ses meilleures chansons de " Société tu m'auras pas " à " Baston ", en passant par " Germaine ", aéccompagnés par un groupe électrique. Renaud prenait aussi le risque d'être mal compris par son public. " Moi, j'étais mort de trouille. Le p'titrocky qui débarque de banlieue pour m'entendre chanter " Laisse béton ", " Dernier bal ", ou " Hexagone ", si j'vais lui imposer " Rue Saint-Vincent " ou " La Butte Rouge ", en chantant sans mon blouson de cuir, avec une salopette trop large, une chemise blanche, un foulard rouge et les mains dans les poches, sans guitare, avec un orchestre musette habillé tout en noir... ben c'était pas évident ! Le premier jour, je chiais dans mon froc. Et puis, c'est passé vraiment formidable. Ils ont adoré. Dans l'ensemble, c'était plutôt jeune, mais j'ai ou beaucoup de personnes âgées très âgées, qui sont pas venues les premiers jours mais par la suite, p't être envoyées par leurs enfants ou par la presse. Et puis y'avait aussi le public qu'on me reproche souvent... un public un peu intello ……. C'était pas vraiment la zone, quoi ! ". Le Résultat, Renaud a maintenant bien assis son identité de chanteur populaire, dans les deux sens du terme, même si l'opération Bobino n'a en fait pas été rentable. " J'y ai perdu sept briques. Ça n'a pas d'importance, je les ai rattrapées ailleurs.

Ça a bien marché, ça a été bourré pendant un mois, j'ai eu plein de presse... Trop même. J'ai toujours la trouble de faire chier le monde quand je passe trop en télé, quand on parle trop de moi... ". Pourtant on parlera encore de lui en avril, à l'occasion du 47e Gala de l'Union des Artistes, où il se présentera avec des petites ailes dans le dos pour exécuter un numéro de voltige à cheval. " Je ne suis jamais monté à cheval. C'est le premier exercice physique que jetais depuis quinze ans et j'ai dû arrêter de fumer pendant une semaine ", déclarait-il alors. Et on reparlera de lui quand sortira peu après " Renaud sans zikmu ", un recueil de ses textes, aux éditions Champ Libre. Ainsi pouvait-on lire l'entrefilet suivant: " Les grands magasins ont refusé de mettre cet ouvrage en vente. Raison invoquée: les amateurs de Renaud avaient tendance à voler les livres ".

Quelle que soit sa réputation galopante, Renaud a quant à lui, bien d'autres préoccupations: sa " gonzesse " est " en cloque " et il va bientôt être papa, ce dont il rêve depuis l'âge de seize ans. Il a clamé partout qu'il voulait plein de gosses, parce qu'il les adorait, que c'était essentiel et lorsque l'heureux événement se produit en août 80, la petite Lolita semble concrétiser, à elle seule, tous ses rêves de bambins. Si Renaud avait pu passer pour un fondu, cette fois, il fond complètement. Avec " Chanson pour Pierrot " et à l'occasion de diverses interviews, il avait évoqué son désir d'avoir un garçon, mais le fait d'être le père d'une petite fille semble le séduire encore plus. " Bizarrement, dès que ma gonzesse a été en cloque, j'ai eu envie d'une fille, alors que pendant dix ans j'avais voulu un garçon. A ce moment-là, je ne me sentais pas capable d'avoir une fille. Une énorme surprise, donc, mais avant tout, je voulais un enfant ". La grossesse de sa femme l'avait un peu dérouté. " Je me suis senti un peu con pendant neuf mois. Il ne se passait rien pour moi et tout pour elle. C'était elle qui avait l'enfant dans le ventre, qui sentait les trucs physiques dans son corps. C'est elle qui a accouché. Moi, j'étais là planté comme un con pendant qu'elle accouchait. Je ne pouvais rien faire à part lui tenir la main ". Mais maintenant que Lolita est là, avec lui, entre eux deux, c'est toute sa vie qu'il commence à sentir transformée. " Elle me fait lever tôt, ce qui change déjà ma vie. Je n'ai plus envie de mourir, ni de me détruire avec l'alcool ou des trucs comme ça ". Alors, étrangement et progressivement, on va voir l'image de Renaud évoluer à travers ce qu'en disent les médias. On va s'apercevoir qu'il n'est pas seulement ce p'tit voyou qu'on a pris plaisir à exhiber, qu'il est aussi un sentimental. " C'est vrai ", avoue-t-il lui-même, " qu'il n'est pas évident que Renaud soit un " papa gâteau " qui aime bien pouponner, par rapport au blouson de cuir et tout Ça. Le blouson de cuir, c'est un rempart, une armure, pour dissimuler ou de la tendresse, ou un désir d'affection ".

Avec la rentrée scolaire 1980, les fans de Renaud retrouvent l'ambiance de ses concerts grâce au double album enregistré pendant la seconde partie de ses passages à Bobino. L'année de ses vingt-huit ans aura donc été extrêmement bien remplie. Pas seulement d'un point de vue musical et familial d'ailleurs, mais aussi sur le plan de ses passions personnelles fait maintenant ses tournées au volant d'une Cherokee Chief, dans lequelle il a installé un poste C.B.: une marotte très pratique. " Je m'en sert énormément en tournée. Je communique avec Alain, mon régisseur. Mais je ne m'en sers pas tellement le soir, parce qu'il y a des craignes si la fréquence qui s'ennuient chez eux et qui couvrent tout le monde". Côté moto, il a eu envie de conduire autre chose que son Sporster Harley qu'il a depuis un an et demi. " Je l'ai échangée à Coluche contre sa Triumph Bonneville 750. Je voulais pas vendre mon Sporster à n'importe qui: c'était MA moto. Je voulais pouvoir la reprendre à l'occasion pour aller faire un tour... Coluche a redésossé mon Sporster pour le remette en état d'origine. Avec la Bonneville, j'ai redécouvert la vitesse... ". Il revendra cependant quelques mois plus tard à Shitty, son pote du groupe Odeurs, à qui Coluche revendra également le Sporster. A l'époque Coluche ne s'occupe d'ailleurs pas seulement de moto. Il a décidé d balancer son plus gros gag en se présentant aux élections présidentielle et possède un fervent défenseur en la personne de son pote de toujours Renaud, qui expliquera peu après son échec: " Coluche exprimait un ras le bol que je ressentais par rapport à la droite, par rapport aux arnaqueries du pouvoir, aux espoirs déçus de la gauche... La preuve qu'il visa juste, c'est qu'il a finalement pas pu se présenter après les consigne données par les grands partis pour pas donner leurs signatures aux petit candidats ". L'amitié de Renaud pour Coluche ne se démentira pas quant " Soleil immonde ", chanson signée Michel Colucci, sera retenue pou figurer sur "... Le Retour de Gérard Lambert ", nouvel album enregistré au cours de l'année 1981. Jusqu'à présent, c'est la seule chanson d'un auteur contemporain autre que lui qu'ait jamais enregistré Renaud. Avant que ne paraisse " ... Le Retour de Gérard Lambert ", le répertoire d' chansons réalistes interprétées à Bobina sort en disque sous le titre " L' p'tit bal du samedi soir ". Renaud aura également été sollicité pour écrire sa première musique de film par Patrice Leconte. Deux chansons seront intégrées à " Viens chez moi j'habite chez une copine ", qui feront l'objet d'un 45 tours.

Si l'année 81 est surtout marquée par la victoire de la gauche, dont Renaud se réjouit " Rien que l'abolition de la peine de mort me permet dé ne pas regretter mon bulletin de vote ! ", elle verra aussi la disparition d'un homme à qui il vouait une profonde admiration: Georges Brassens. Voici comment il raconte sa seule rencontre avec son principal inspirateur: " On s'est retrouvé sur un plateau de télévision. Il était à cinq mètres de moi et il me regardait par en-dessous. Je flippais complètement. Je trouvais qu'il avait un drôle d'air et qu'il devait se demander qui avait eu l'idée de mélanger ainsi les genres et les gens. En fait, c'était de la timidité. Il est venu à petits pas vers moi. On a dû mettre cinq minutes à franchir les cinq mètres qui nous séparaient. En arrivant près de moi, en me regardant par en dessous, il m'a dit bonjour et il m'a fait des compliments: " Je connais un peu ce que vous faites... Pas tout... Quelques chansons... Je trouve cela formidablement construit. Et c'est très important ça ! Retenez bien ça: c'est bien construit ". Alors moi, j'ai bredouillé, complètement paniqué: j'ai été à bonne école. J'ai tous vos disques ! Je pouvais quand même pas lui dire que ça faisait trente ans que je l'écoutais. Ca se dit pas ! ... ". A Renaud de reprendre le flambeau de cette haute tradition de la chanson anar et impertinente, si magnifiquement illustrée par Brassens. Les nouveaux hommes du gouvernement de 81 n'allaient d'ailleurs pas tarder à lui faire les yeux doux. Georges Fillioud, récemment nommé ministre de la communication, disait ainsi: " J'aime certains chanteurs, Ferrat, Brassens. J'apprécie les chansons significatives ou celles qui portent des images. Y'a tellement de soleil dans ses yeux que lorsqu'elle me regarde, je bronze ". C'est de Renaud.

" ... Le retour de Gérard Lambert ", cinquième album de studio, sort à l'automne 81. On pourra trouver nombre de citations pertinentes dans les nouvelles chansons qu'il contient: " Banlieue rouge ", " Manu ", " Oscar ", " La blanche ", " Soleil immonde ", " A quelle heure on arrive ". Dans l'ensemble moins violent que " Marche à l'ombre ", de ce disque émane une grande tendresse, même si l'ironie sarcastique de Renaud y atteint des sommets avec des textes comme " Le Père Noël noir ", " J'ai raté télé-foot ", " Mon beauf ", ou " Etudiant - poil aux dents ". Renaud ne s'épargne d'ailleurs pas lui-même dans " A quelle heure on arrive ", qui évoque la déprime des tournées-galères qui n'en finissent pas. C'est aussi ce qui l'attend (quoi qu'avec beaucoup plus de moyens que ce qu'il décrit dans sa chanson) à partir du mois d'octobre, où il va parcourir tous les coins de l'hexagone jusqu'à la fin de l'année, avant de s'installer pendant deux semaines à l'Olympia, en janvier 82. Juste avant Noël 81, sortira le premier (et dernier) album de BD dont Renaud a écrit le scénario, " Les aventures de Gérard Lambert ". Il sera épuisé en un temps record, bien que, selon le propre aveu de Renaud, il ait fait le scénario à toute vitesse, un peu par-dessus la jambe. Les dessins sont signés Jacques Armand, alors prof de dessin et illustrateur dans un hebdomadaire de l'Eure qui, après avoir envoyé quelques planches à Renaud, avait obtenu d'illustrer le verso de la pochette du " Retour de Gérard Lambert " et envisagé une série d'histoires mettant en scène le héros de la chanson. Malgré le succès commercial de cette première expérience, elle n'aura pas de suite. L'année 82 commence en fanfare, avec quelques émissions de télévision importantes précédant l'Olympia, comme le " Grand échiquier" et " Droit de réponse ", consacré à Charlie Hebdo, où il se fait remarquer aux côtés de Gainsbourg, en agressant des lycéens qui l'excédaient avec leur mollesse. Cependant, Renaud suspendra ses activités professionnelles avant l'été, afin de se livrer à sa nouvelle passion: la voile.

Renaud super-star

mais libre

" C'est pas ce que j'ai dans mon portefeuille qui me

changera ".

PENDANT pratiquement un an, Renaud va disparaître du circuit du showbiz, pour ne se repointer qu'à l'été 83. Entre temps, sa maison de disques aura pris soin de faire paraître " Un Olympia pour moi tout seul " double album enregistré en public pendant ses shows du début 82. C'est d'ailleurs une pièce indispensable. Beaucoup mieux orchestrées qu'à Bobino, les chansons ont été triées sur le volet parmi les meilleurs écrites par Renaud jusqu'alors. Jamais on ne l'a senti aussi présent, heureux d'être en scène, parlant au public, racontant des histoires, faisant des clins d'œil à ses musiciens. On perçoit les progrès fabuleux accomplis avec sa nouvelle équipe, grâce au travail intensif des deux dernières années. On peut donc estimer que les vacances que Renaud s'accorde sont amplement méritées. Il a mûri son projet de départ depuis 81, en mettant en chantier la construction d'une goélette de 14 mètres, coque en aluminium, qu'il a baptisée la " Makhnoutchina " (" I'épopée de Makhno "), du nom de Makhno, anarchiste arménien assassiné par les boïchéviques durant la révolution russe. Deux années plus tôt, il ne connaissait pourtant encore rien de la voile. " Ce qui a été le détonateur, c'est plusieurs choses à la fois. D'abord des copains, musiciens de Coluche, qui ont construit leur propre bateau pour tout larguer et vivre ailleurs. Et puis la lecture des bouquins d'Antoine, que je prenais pour un con et qui m'ont fait changer d'avis sur leur auteur. Si ce qui s'est passé au sujet de sa carrière ne m'intéresse toujours pas, je trouve super la façon dont il mène maintenant sa barque, sa façon de vivre. Il y a autre chose aussi qui a déclenché ce départ. C'est que du jour au lendemain j'ai gagné des tunes... C'était ça ou la résidence secondaire... J'ai préféré le bateau. Ce qui m'a poussé à partir, c'est que depuis quatre ou cinq ans, ma vie privée est contaminée par le succès. Je ne peux plus aller dans un endroit public sans être sollicité de toutes parts et j'avais envie de fuir les studios, les musiciens, les journalistes, les radios, les télés, tout quoi !... Je dis toujours que si le bateau c'est pas la liberté, ça y ressemble drôlement ".

Dès septembre 82 à avril 83, Renaud voguera donc sous des cieux ensoleillés avec Dominique et Lolita. Il reviendra de ses pérégrinations marines gonflé à bloc, en parfaite santé, ayant emmagasiné suffisamment d'énergie pour attaquer à nouveau enregistrement et tournées. " J'ai navigué pendant six mois et je compte faire huit mois par an maintenant. Quatre mois, ça me suffit pour enregistrer un disque, faire la promotion, tourner en province et faire une scène parisienne. Je n'ai envie que dE criques désertes et de vieux ports où ça pue le poisson ", déclare-t-il optimiste, avant de s'envoler pour Los Angeles, où il a décidé d'enregistrer ses nouvelles chansons écrites en mer. Lorsque " Morgane de toi...

sort en septembre 83, les questions tombent dru. Pourquoi l'avoir fait au' Etats-Unis ? " Parce que une fois au moins dans ma carrière, je voulait savoir comment c'était, des musiciens américains ", A-t-il été surpris' " Pas vraiment. Le prix des musiciens est surprenant et leur professionnalisme aussi. La rapidité avec laquelle ils comprennent et exécutent Ce qu'on leur demande, ça c'est étonnant. C'est pas le bordel comme en France là-bas ! C'est pas le système D, mais ça tue un peu l'ambiance... I y avait deux musiciens qui s'intéressaient à ce que je faisais, mais i n'aurait pas fallu leur demander de dépasser la scéance de dix minutes Les autres n'en avaient rien à cirer... ". A Rumbo Recorders Renaud s'était quand même entouré de quelques vieux compagnons: Jean-Philippe Goude, Gérard Prévost, Alain Ranval, Jean-François Roques, Klaus Blasquiz... et l'album ne sonne finalement pas très " américain >>, étant donné que ce sont encore les magnifiques textes de Renaud qui prédominent. Le public ne s'y trompe pas et réserve un accueil fantastique i " Morgane de toi... ", (dédié à Lolita), qui pulvérisera en l'espace d'un a tous les records de vente en matière de chanson francophone. Certain textes rivalisent d'humour:—" Dès que le vent soufflera... ", où il se moque de sa nouvelle identité de marin en parodiant " Santiano ", qui devait déclencher sa passion de la chanson.—" Pochtron ! ", où son ancienne image publique est encore le sujet de ses sarcasmes.—" Ma chanson leur a pas plu... ", merveilleuse collection de parodies, dont il dit " C'est un coup de chapeau en forme de coup de canne... J'ai pris de gens que j'aime bien, qui font partie de mon univers musical. Cabrel était mort de rire, Capdevielle aussi... "—" Près des autos tamponneuses où il introduit le personnage irrésistible de Pépette, archétype de la " Madone des machines agricoles ". Il exprime l'extrême tendresse qu'il voue aux deux femmes de sa vie, Lolita et Dominique avec, respectivement " Morgane de toi " et " En cloque ". Et il élargit le champs de ses préoccupations sociales avec " Deuxième génération ", qui sera chanté pendant la fameuse Marche des Beurs, fin 83, à laquelle Renaud participera, et " Déserteur ", sorte de version revisitée années 80 de la chanson de Boris Vian. Dans cette dernière il exprime une nouvelle prise conscience, une nouvelle prise de position politique qui se traduira par son adhésion à Greenpeace, le seul mouvement auquel il se soit jamais inscrit. " C'est une façon à moi de dire que j'ai un peu évolué, pas dans sens d'un mieux, mais j'ai un peu changé d'avis par rapport à mes conceptions, un idéal de vie, d'environnement. En découvrant la mer, j'ai découvert un univers plus propre, moins pollué. Et puis le fait d'être père d'une môme qui aura vingt ans en l'an 2 OOOfait que je veux la voir avoir vingt ans dans une société démilitarisée, dénucléurisée, dépollué. Depuis que j'ai ma môme, j'attache beaucoup plus d'importance à la vie, à la survie de l'humanité, des enfants, de tout le monde, qu'il y a trois ans Disons qu'avant, mon terrain d'action et de lutte, c'était plutôt les jeune la délinquance, les problèmes des gens qui vivent mal. Maintenant je m dis qu'il faut qu'ils vivent tout court. J'ai élargi mon champ d'action "

Renaud, qui essuiera les plâtres du Zénith, la nouvelle salle consacré aux grands concerts rock et variétés à Paris, sera, comme il se doit, invité à son inauguration par François Mitterrand, avant d'y entamer sa série de concerts du 17 janvier au 5 février 84. Pour l'occasion, il est entouré de quatorze musiciens, compagnons de longue date pour la plupart, parmi lesquels, grande nouveauté, un quatuor à corde, qui permettra de reproduire plus fidèlement le son des disques. Pour ce show, l'effort a été port plus particulièrement sur la scénographie, avec un décor entièrement tubulaire, doté d'un système d'éclairage fort ingénieux. Sur scène comme en disque, Renaud peut maintenant rivaliser avec les grands groupes d rock, même si l'accordéon reste un des éléments majeurs de son spectacle. Après un dernier concert au Zénith, qui n'a pas désempli, donné a profit de Greenpeace et auquel participeront Hugues Auffray, Charlélie Couture, Francis Cabrel et Téléphone, toute l'équipe entreprend un tournée marathon à travers la France. Deux autocars, trois camions bourrés de matériel jusqu'à la gueule, Renaud joue maintenant devant de salles de 8000 à 10 000 personnes dans les grandes villes. Il est ce qu'on appelle un " chanteur tous publics ", ce qui lui inspire ce genre de réflexion laconique: " Et alors! J'ai aussi sûrement des cons dans mon public. Je ne vais pas demander une carte à l'entrée de mes concert pour savoir si les mecs sont chômeurs, socialistes ou de droite... ". La tournée se terminera en apothéose le 31 mars, sur la grande scène du Printemps de Bourges, sous une pluie de confettis et de ballons géants

A l'âge de 32 ans, Renaud a maintenant atteint les sommets du métier de la chanson. Il est adulé par des fans de tout poil: " Tout le monde m'accoste, des grands-mères, des loubards, des beaufs, des punks, de immigrés, des cadres. Sincèrement j'ai souvent l'impression de ne plus avoir de vie privée. Impossible par exemple de boire un café tranquille au bar. Il y a toujours vingt mecs qui me tapent sur l'épaule pour me réclamer un autographe. Je ne refuse jamais. Je ne suis pas bêcheur... Je reçois aussi des lettres de petites filles et de petits mecs qui me disent qu'écouter mes chansons, ça leur enlève l'envie de se flinguer, ça let rattache à la vie, ça leur donne envie de lutter concrètement... Mais quand je vois un mec de quinze ans qui se fait tatouer ma tronche sur 1` bras et qui à cinquante ans l'aura toujours, ça me fait peur ! Par contre, quand je vois un mec blouson de cuir et foulard rouge autour du cou sur sa mob tatouée d'un " Renaud " en gros, ça me touche. J'ai envie de lui taper sur l'épaule ". Concrètement, son succès se traduit par des nombres suivis d'un paquet de zéros: en l'espace de six ans, il a vendu plus de 3,5 millions de disques, ce qui le place dans la tranche fiscale des grandes fortunes, taxées à 70 %. Il le prend avec la plus grande simplicité: " Mon pognon, i1 est sur un compte courant: pratique pour en donner aux copains dans la dèche... Mais je n'ai rien à cacher: deux cents mètres carrés de grenier dans le Marais, j'ai acheté ça quarante bâtons et j'ai retapé. Et puis j'ai mon bateau. J'suis pas milliardaire. Je fais ce que j'aime. Je prends le temps de vivre. C'est un malheur que je souhaite tout le monde ". Afin d'entériner le succès de " Morgane de toi ", Renaud fait appel à Serge Gainsbourg pour réaliser le clip de la chanson. L~ tournage se déroule sur les dunes du Touquet, au mois de mai. Une trentaine d'enfants nus courent sur le sable... et Renaud chante sur un radeau. Toujours l'appel de la mer! Quelques jours plus tard, il rejoint d'ailleurs son bateau en Turquie, pour une croisière d'un mois à travers les îles grecques, en direction de Naples, avant de partir à la conquêt d'un nouveau public qui l'attend avec impatience. Conquis d'avance, !e Québécois, qui n'ont encore jamais vu Renaud en chair et en os, réserver un accueil formidable à celui qu'ils nomment déjà " Le phénomène de la chanson française d'aujourd'hui ". Entre le 10 et le 20 juillet, 40000 personnes débordant d'enthousiasme se presseront aux six concerts que la troupe de Renaud donnera dans des stades. Lui-même, qui pensait avoir à redescendre un peu de son piedestal pour séduire des gens qui ne le connaissent pas, en est le premier étonné. " Dominique m'appelait " raz de marée " avant de partir au Québec. Lorsque je suis rentré, elle m'a dit: " tu vois, ça continue... " Une anecdote amusante illustre pourtant les limites de la portée du langage de Renaud... hexagonales s'il en fut ! Alors que ses premiers disques ont jusqu'alors été distribués en import au Canada, " Morgane de toi " est fabriqué en 84 par un label local. Les paroles figurent intégralement à l'intérieur de la pochette, mais on a jugé bon d'expliciter certaines locutions particulièrement hermétiques à nos cousins bûcherons. On constate ainsi que " c'est le pied " se traduit par " c'est le boutte ", " veulent bien me lâcher la grappe ", par " veulent bien arrêter de m'achaler ", " putain d'mufflée que je me suis pris " par " j'me suis paqueté en sacrament ", " rugbymen " par " joueurs de football " (!), " des boudins " par " des guedailles ", " en cloque " par " en balloune ", " pote " par " chum ", " baratiner " par " chanter la pomme " " mufflée " par "brosse ", etc., etc., etc. Imaginez une seconde que Renaud décide " d'adapter " ses chansons en québécois... Lui n'y songe pas et termine l'été 84 sur les flots bleus.

Le 8 septembre, il chante en vedette à la Fête de l'Humanité, revenant ainsi bizarrement sur ses prises de positions passées. Il déclarait en effet début 84: " Je refuse de passer à la Fête de l'Huma. Ils me détestent et, de toute façon, je ne veux pas créditer des gens qui ont une telle attitude en Afghanistan et dans les pays de l'Est... Le Parti a commencé à me descendre à cause d'une chanson: " Où c'est qu' j'ai mis mon flingue ". On s'est fâché à mort, ils m'ont décrété " ennemi de la classe ouvrière ". Tu peux te dire: " je suis un artiste, je fais mon métier, peu importe qui m'emploie ". Mais de temps en temps, il faut quand même faire des choix ". A ceux pour qui ce choix paraît être une contradiction, il déclare: " Oui je me contredis, je suis un réuolté. " Tous nos espoirs sont dans la contradiction ": c'est de Bertolt Becht ". A ceux qui sont près à écouter ses arguments, il dit " J'ai chanté à la Fête de l'Humanité parce que j'avais envie de le faire. J'en ai marre d'entendre cracher sur le PC de tous côtés. Ça m'est arrivé aussi de le faire, mais pour une certaine raison. Mais aujourd'hui, c'est la mode. On crache sur l'Union soviétique, Sakharov est devenu le fer de lance de la droite. Je hais la droite, viscéralement, du fond du cœur depuis toujours. Alors chanter à la Fête de l'Huma, c'est faire un pied de nez au gouvernement et un bras d'honneur à la droite, pour situer une fois pour toute dans quel camp je me place ". Ayant ainsi mis les points sur les i, Renaud repart chez les Québécois qui le réclament en octobre-novembre. Et il termine l'année sur son bateau.

Le 30 janvier 85, Renaud fait encore la une de l'actualité, mais cette fois en tant que manifestant de Greenpeace. Ils sont une centaine ce jour-là à occuper les locaux de la Japan Airline sur les Champs Elysées, afin de protester contre la décision du gouvernement japonais d'autoriser la chasse à la baleine dans ses eaux territoriales pendant un an, malgré l'interdiction de la commission baleinière internationale. Renaud et ses copains seront embarqués par les flics et coffrés pendant quatre heures. " Si j'y suis allé, c'est d'abord parce que je crois au combat de Greenpeace, ensuite parce que ça a permis à l'association d'être sous les feux de l'actualité pendant toute une journée. Si Greenpeace avait appelé à manifester à la Bastille, il y aurait eu cent pelés et vingt tondus dans la rue. Et tout le monde s'en serait foutu. Tandis que là on a vu Renaud et tous ses collègues à la télé. Et en prime, les gens ont appris que les baleines crevaient à vitesse grand V... ".

Cette aventure donne le ton des prises de position de Renaud durant l'année 85, qu'il consacre à un combat essentiellement humanitaire. Il donne sa signature pour parrainer le mouvement " Touche pas à mon pote ". Il prend position contre le régime de l'apartheid en Afrique du Sud publiant dans l'Humanité Dimanche du 7 avril une lettre ouverte à Nelson Mandela: " Je t'écris énervé. La télé, ici, nous abreuve régulièrement d'images de manifestations anti-apartheid, anti-misère, anti-injustice en Afrique du Sud, manifestations réprimées par les gardes-chiourmes du pouvoir blanc avec une violence qui me révolte et indigne bon nombre de mes compatriotes... Nous sommes ici quelques-uns (sûrement plusieurs millions) à soutenir ton combat et celui de tes frères. De Paris à Santiago du Chili, d'lstanbul à Nouméa, de Bilbao à Johannesburg, les hommes libres te crient: courage, Nelson, l'apartheid connaîtra bientôt son Trafalgar. Fraternellement ". Il s'insurge contre l'émission sur la guerre présentée à FR3 par Yves Montand et s'associe à d'autres pour proposer une émission sur la paix " Parce que je suis contre la guerre, contre toutes les guerres, parce qu'il faut foutre la paix aux étoiles ". Et surtout, il s'occupe ardemment de l'opération " Chanteurs sans frontières " destinée à venir en aide aux victimes de la sécheresse en Ethiopie. Il en explique la démarche: " Ça a été la suite logique d'un mouvement international commencé avec les disques anglais et américain, poursuivi avec des chanteurs africains de France et que le nôtre continue. Valérie Lagrange m'a téléphoné un jour en me proposant de faire, nous aussi, un disque pour l'Ethiopie. J'ai eu d'abord le réflexe de me dire: c'est trop tard. Réflexe stupide: ce n'est jamais trop tard. Et puis, il n'y a pas trop de concurrence... Eddy Mitchell a utilisé le terme de mode: mais heureuse ment que c'est la mode d'être solidaire. Comme il a refusé de participer à l'opération, il la descend un peu, c'est normal. Bref, moi j'étais à peu près convaincu, mais sans idées, ni paroles, ni musique. Un compositeur avec qui je travaille occasionnellement (Franck Langolff) m'a amené une musique qui m'a fait carrément craquer. J'ai fait un texte rapidement, mais pas facilement. Il fallait qu'il convienne à trente cinq interprètes différents. Le 2 juin, Coluche devait remettre un chèque de 10 millions de francs, première somme recueillie par l'opération malgré les polémiques mesquines qu'elle a pu susciter, au président de Médecins sans frontières qui devait servir à l'achat et à l'acheminement de plaquettes protéinées en Ethiopie.

Si Renaud n'a pu éviter les sarcasmes et les critiques de certains vis-à-vis de cette opération, une autre épreuve l'attend fin juillet, lorsqu'il est invité en vedette de là délégation française au Festival mondial de la Jeunesse à Moscou. Déjà quelque peu désorienté à son arrivée en URSS par l'encadrement qu'on lui impose, Renaud va carrément flipper lors de son concert au théâtre de verdure du parc Gorki, qui contient dix mille places. Premier signe: pas un adolescent dans le public qui est exclusivement constitué d'invités (tous membres du Parti); deuxième signe: en plein milieu de " Déserteur ", la moitié du théâtre se vide en même temps de forts projecteurs éclairant soudain les gradins. Renaud poursuit son spectacle jusqu'au bout et éclate de rage en sortant de scène. Il s'est fait grugé par un pouvoir contre lequel il n'a aucune prise. Il rentre à Paris la mort dans l'âme et dans un état de paranoïa aigüe, après avoir été sournoisement contraint de chanter devant un cercle d'officier de l'Armée Rouge: honte suprême. Avare de commentaires, il lâchera simplement: " J'ai laissé là-bas quelques illusions et je n'avais plus qu'une envie, m'occuper de ma peau, de celle de ma famile et de mes potes. S'investir dans une lutte, c'est soit se faire couillonner, soit avoir trop de boulot. Lorsque l'homme est mauvais, il n'y a aucun espoir. Ils n'ont plus que la société qu'ils méritent ". Cet accès de désillusion transparaît fortement au travers de " Fatigue ", belle chanson du nouvel album qu'il part enregistrer à Los Angeles peu après son retour de Moscou. Selon lui, c'est d'ailleurs dans la douleur qu'il enfantera de " Mistral gagnant ". Souffrant de problèmes avec sa voix à Los Angeles, il préfèrera achever l'enregistrement à Paris.

Aujourd'hui, vous connaissez tous le dernier Renaud et vous savez qu'il a encore suffisamment d'humour pour nous faire marrer (avec " Tu vas au bal ? ", " Baby-sitting blues " ou " Le retour de la pépette "), suffisamment de tendresse pour nous faire craquer (avec " La pêche à la ligne >>, " Mistral gagnant "), qu'il est suffisamment concerné pour nous concerner (avec " Trois matelots ", " Morts les enfants ", et " P'tite conne "), qu'il a la dent suffisamment dure pour n'épargner personne, lui compris (avec " Miss Maggie " et " Si t'es mon pote "). Bref, Renaud n'est pas près de fermer sa gueule et c'est tant mieux. L'important contrat (on a parlé de 400 millions) signé avec sa nouvelle maison de disques Virgin, pour cinq albums, n'est pas là pour le démentir. Et même s'il décidait de ne plus redescendre de son bateau, vous l'entendriez encore hurler son combat au milieu des embruns, des tempêtes, et chanter sa tendresse sous la caresse du soleil faisant miroiter une mer d'huile.