2. Mon Freud: comment atteindre la passivité, la décrire et l'analyser

 

            Il peut paraître étrange que je donne une place importante à Freud dans cette reconstitution de mon parcours, alors que j'ai consacré plus d'une étude (en particulier deux livres: Nuits étroitement surveillées et La force de dormir) à essayer de rendre compte de moments du sommeil et du rêve en mettant entre parenthèses l'hypothèse de l'inconscient, qui est indéniablement centrale et décisive dans l'œuvre et dans la doctrine de Freud. Mais le fait est là: des circonstances anecdotiques, dues aux amitiés, aux rencontres, à l'air du temps, m'ont conduit vers la fin des années 50 à devenir auditeur des séminaires de Lacan à Sainte-Anne; sans être à même de suivre les développements théoriques qu'exposait l'orateur de façon sinueuse, je fus très sensible à son affirmation répétée, et illustrée d'analyses, selon laquelle les textes majeurs dans lesquels trouver le cœur de la pensée de Freud étaient La Science des rêves (comme disait à l'époque, non sans pertinence, la traduction Meyerson, qui renvoyait ainsi à la tradition ancienne des clefs des songes), Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, et La psychopathologie de la vie quotidienne. Livres lus et relus, en traduction et dans le texte original, goûtés et admirés, et qui m'ont inspiré sur plusieurs plans. Lesquels?

            Il me semble d'abord avoir été sensible, là comme peut-être dans les lectures de Leo Strauss, à l'aptitude singulière de Freud à relever des détails, des restes, des points saillants du réel dans lesquels une vue plus panoramique des situations aurait pu ne voir que des circonstances négligeables, même si elles inscrivaient à chaque fois l'épisode raconté dans l'individualité d'une histoire. Freud au contraire percevait là une épaisseur significative, ou plutôt gonflée de significations dont l'analyse qu'il mettait en mouvement déployait la complexité de façon quasi indéfinie: car s'il savait transfigurer le détail pour en faire une question - pourquoi ce symptôme particulier, l'oubli de ce mot, de cet épisode, pourquoi tel accident incongru du rêve? - son analyse ne s'arrêtait pas une fois une réponse trouvée à la question, mais poursuivait en transformant la question en énigme, comme si cette première réponse, telle une première lueur, faisait apparaître la profondeur différenciée d'un espace nouveau qui stimulait la recherche.

            Lacan invitait ses auditeurs à considérer le détail des démonstrations détaillées de Freud de façon à les amener à suivre les constructions que lui-même échafaudait sur cette base, constructions qui, en même temps qu'elles prétendaient à une certaine généralité philosophique, englobant l'ensemble de l'être et du dicible, cherchaient à ne jamais perdre leur enracinement dans des singularités narratives, des accidents du dire. Tout s'est passé comme si, peu apte à accompagner les constructions philosophiques de Lacan, et même derrière elles les élaborations de Freud, je n'avais retenu que les éléments destinés à nourrir les analyses. J'ai certainement fait mienne la supposition que les productions mentales les plus futiles ne pouvaient être simplement rejetées comme le rebut, les scories de l'activité mentale "noble", mais qu'elles méritaient un examen en quelque sorte indéfini, parce que là gisait une ressource de pensées, de mouvements, de relations mentales ou affectives qui valaient la peine d'être mises au jour, dont on pouvait éprouver l'intérêt ou la richesse, en mettant en suspens la question proprement analytique consistant à savoir ce qui était révélé là de fondamental sur les désirs inconscients, et si de tels désirs existaient. Je sais ce que cette position agnostique, et même sceptique à l'égard des thèses cardinales de Freud a d'irritant pour ceux dont l'analyse a changé la vie et la façon de considérer la vie mentale. Ils n'ont d'ailleurs pas tort de soupçonner que ce scepticisme cache souvent de ma part un refus pur et simple d'accepter l'hypothèse de l'inconscient, de comprendre même en quoi consiste son intérêt (même si je reconnais les bienfaits que l'analyse a apportés à telle ou telle personne).

            Pour une part, mon intérêt pour les démonstrations freudiennes tient à leur force narrative. Je pense à celle sur l'oubli du nom du peintre Signorelli qui ouvre La psychopathologie de la vie quotidienne, avec l'histoire si romanesque de ce voyageur - Freud lui-même - qui traverse la Bosnie-Herzégovine et y croise un vieux Bosniaque qui lui confesse - en allemand - que, quand un homme a perdu sa puissance sexuelle, sa vie cesse de valoir d'être vécue: "Herr..." , disait le vieillard, et Freud de remonter de Herr à Signorelli, en reconstituant un schéma où les éléments effectivement pensés ou dits se prolongent en éléments hypothétiques, comme dans la solution à un problème géométrique qui requerrait de prolonger des droites pour observer le point où elles se croisent. Je pense aussi, dans le même remarquable ouvrage, à l'incipit du deuxième chapitre ("Oubli de mots en langue étrangère"), qui raconte une conversation entre Freud et un jeune homme qui échoue à se souvenir de l'intégralité d'un vers de Virgile, où Didon souhaite qu'un héros vienne ultérieurement la venger d'Enée: "Exoriar(e) aliquis nostris ex ossibus ultor": le jeune homme ne parvient pas à retrouver le pronom indéfini aliquis; et l'analyse qui suit reconstitue les liens entre cet oubli et la préoccupation du jeune homme, inquiet que sa maîtresse soit enceinte (a- liquis, liquéfaction, miracle de saint Janvier à Naples, etc...). Le moins remarquable n'est pas la présentation de cette analyse, puisque le narrateur - Freud - se présente comme ayant en quelque sorte deviné le sujet des soucis de son interlocuteur simplement en enchaînant d'une façon ingénieuse (et qui rencontre l'approbation de l'interlocuteur) certaines indications énigmatiques que ce dernier lui donnait, un peu de la même façon que le chevalier Dupin, dans "Double Assassinat rue Morgue" d'Edgar Poe, reconstitue à partir d'indices minuscules le monologue intérieur de son compagnon qui marche silencieusement à côté de lui. Ai-je été convaincu par ces analyses? Les analystes le sont-ils eux-mêmes? J'en doute fort. La pratique de la psychanalyse, d'ailleurs, semble plutôt voir dans ces analyses-types non pas des démonstrations irréfutables, mais des constructions qui ont leur valeur dans le travail de la cure, qu'elles soient proposées par l'analyste ou que le patient les reconstitue de lui-même. Sur ce point comme sur d'autres, je dois avouer que j'en use avec Freud (comme au fond avec d'autres théoriciens, d'autres auteurs auxquels j'emprunte) en suivant une méthode, en tout cas une démarche qui est je crois plus qu'une ruse: je m'attache au détail de sa progression, je profite de son propre goût du détail significatif pour remettre à plus tard, à beaucoup plus tard, le moment de prendre vraiment position sur le cœur de sa doctrine. En revanche, et c'est là le premier motif de ma dette à l'égard de Freud, je crois avoir retenu de ses récits la façon dont les éléments singuliers que chaque anecdote associe se retrouvent pour son esprit et pour sa plume gonflés de significations, incitant à une interprétation qui se prolonge, puisque chacun d'entre eux peut être rattaché à une série (on peut par exemple interroger le passage de l'Enéide auquel se réfère le jeune homme, entrecroiser ce motif avec celui de l'antisémitisme qui est suggéré), et que se révèlent ainsi des réseaux dont aucun n'est probant mais dont tous sont plausibles, puisqu'en les révélant on met à jour l'humus de la vie mentale, un humus irrigué, différencié, vascularisé, inter-relié, et qui en outre communique de tous côtés avec les associations mêmes dont se constitue une "culture". Raconter un épisode, et le laisser exprimer sa saveur et sa portée, en sachant soit expliciter des associations, soit le mettre savamment en scène, c'est un art auquel j'étais sensible dès avant, préparé par mon éducation à apprécier la valeur spirituelle des récits, la révélation qu'ils comportent et qui est d'autant plus forte qu'elle ne se résume ni ne se réduit à une "leçon" unique. Parmi les lectures qui ont renforcé en moi ce sentiment, j'aimerais citer l'essai du sémiologue néerlandais André Jolles sur Les formes simples (Einfache Formen, car j'ai lu ce livre en allemand avant sa traduction), le recevant comme un héritage d'un formalisme des années 30 qui était plus celui de H. Leisegang - Denkformen - que celui des formalistes russes ou pragois. Chez Leisegang, comme chez Jolles, les formes prégnantes étaient supposées indissociables d'une signification à retrouver; chez Chklovski, Tynianov, Eikhenbaum, je voyais plutôt la passion un peu nihiliste qui consiste à débusquer simplement des formes là où la culture idéaliste croyait voir des contenus. Le structuralisme russe ou pragois, en d'autres termes, me semblait surtout polémique - une machine révolutionnaire qui se réjouissait de démonter et de remonter - et qui laissait à d'autres la tâche de penser la vie du monde. La passion pour les formes, chez Jolles, ne visait pas à mettre en évidence un schéma, aussi complexe fût-il, mais à reconnaître dans la forme étudiée un mouvement - et à coïncider avec lui. Parmi les "formes simples" que reconnaît Jolles, il y a l'énigme, l'anecdote. Je pense par exemple à certains des petits récits si piquants que l'on trouve chez Hérodote, récits qui ont peut-être ceci d'inoubliable qu'ils ne semblent ni rapporter un fait effectivement observé, ni mettre en évidence une donnée qui aurait frappé l'historien, mais venir dans son récit porteurs d'une valeur mystérieuse qui met l'imagination en branle. Ainsi l'histoire du tyran de Lydie Candaule, fier de la beauté de son épouse, qu'il veut faire voir nue à Gygès, son garde du corps favori, lequel ne peut se dérober à cette exhibition: Gygès est caché derrière la porte lorsque la femme se dévêt et se dirige vers son lit; l'ayant vue, et pendant qu'elle lui tourne le dos, il sort discrètement de la pièce; non cependant sans qu'elle le voie sortir (Jean Humbert, dans sa belle Syntaxe grecque, Klincksieck 1954, qui fut pour moi à la fois un trésor d'exemples et une incitation à étudier dès la fin des années 50 la linguistique structurale, celle de Benveniste, fait remarquer que dans le récit d'Hérodote la phrase exacte est "la femme le voit sortir", un présent surprenant et expressif interrompant une suite d'aoristes). Elle lui met alors le marché en main: tu m'as vue nue, tu dois mourir, dit-elle; ou alors tu dois tuer le roi et m'épouser. Le capitaine est contraint d'accepter la seconde solution. L'histoire, certes, illustre ce qu'est le despotisme et le caprice sans contrôle des tyrans barbares; mais elle ne se réduit pas à cette leçon. Sa beauté profonde tient au basculement que déclenche l'invention bizarre et cependant si naturelle de Candaule: on pourrait certes, sur un mode "structural", mettre en parallèle la contrainte qu'exercent sur Gygès le tyran, puis son épouse, par exemple. On pourrait voir ici en germe le renversement si constant dans les tragédies grecques, qui transforme l'enquêteur en coupable (Oedipe) ou l'adversaire d'un nouveau-venu efféminé en voyeur déguisé en femme (Penthée, dans les Bacchantes d'Euripide). Mais c'est ici la forme brève qui fait le mieux sentir, en quelques paragraphes d'Hérodote, comment peut s'ouvrir un espace de ravissement de l'attention et de mise en mouvement de la pensée. Naissance, dans l'espace étouffant de la tyrannie, de la toute-puissance de Gygès. Après tout ce Gygès légendaire est le même personnage auquel La République de Platon fait jouer un rôle décisif dans le raisonnement de Socrate, celui dont il rapporte qu'il se découvrit fortuitement un don d'invisibilité dû à une bague dont il faisait tourner le chaton, et dont le cas anecdotique lui fournit l'occasion d'une sorte d'expérience de pensée: devenu invisible, peut-on rester juste, ou ne va-t-on pas se livrer à tous les crimes, exaucer sans retenue tous ses désirs? Le personnage de Gygès, sa situation, stimulent indéfiniment la réflexion.

            J'observe aussi comment, dans la Science des rêves, non seulement une grande place est donnée aux récits de rêves, comme il est logique, et à des rêves très détaillés - puisque c'est justement sur ces détails que les interprétations de Freud s'appuient, sur leur singularité langagière en particulier -, mais aussi que ces rêves sont en grand nombre tirés par Freud de ce qu'il nomme "le journal de mes rêves" (cf. le début du ch. V, "Le matériel et les sources du rêve", tr. fr. p. 149), composé de récits évidemment très circonstanciés, rédigés avec soin et un sens très sûr du drame et des changements rapides dans les émotions du rêveur: je pense par exemple au célèbre rêve de l'injection faite à Irma (23-24 juillet 1895) par lequel débute le travail du chapitre II ("La méthode d'interprétation des rêves"). Je ne veux pas rappeler par là qu'il s'agit pour Freud de développer sa conception au travers d'une auto-analyse qui fut pour lui fondatrice (ce point a été plusieurs fois souligné par les commentateurs); je veux montrer que ces récits de rêves ne sont pas pour lui de simples objets transmis de seconde main et réduits à des éléments objectaux, mais qu'ils sont chargés d'un retentissement personnel, qu'ils sont encore vibrants, comme doivent l'être les rêves pour intéresser Freud, c'est-à-dire capables de susciter chez le rêveur une parole et une pensée riches en "associations". On dirait que deux tendances coexistent dans l'activité de penseur et d'écrivain de Freud: le goût de l'explication qui procède, comme il est naturel, en recherchant des causes simples auxquelles rapporter les phénomènes, et la tendance à décrire ces phénomènes de façon nuancée, différenciée, avec une complexité déjà éloquente. Voir, dans le "récit préliminaire" (l'expression est de Freud) au rêve d'Irma, la mise au point sur les relations entre Freud et sa patiente Irma, qui est un modèle du genre (tr.fr. p. 98-99): "L'on conçoit que ces relations complexes créent chez le médecin, et surtout chez le psychothérapeute, des sentiments multiples..." (Irma n'est pas qu'une patiente; c'est une amie de Freud, "très liée également avec [sa] famille"). "Ces mots de mon ami Otto, ou peut-être le ton avec lequel, ils avaient été dits, m'ont agacé. J'ai cru y percevoir le reproche....Au reste l'impression pénible que j'avais éprouvée ne s'est pas précisée dans mon esprit et je ne l'ai pas exprimée..." Ce climat constitué de sentiments semi-éprouvés et semi-exprimés, qui précède et entoure le rêve proprement dit, se retrouve aussi en lui et donne à sa reconstitution narrative une saveur toute particulière, baignée de conscience. Le rêve, quand il n'est pas séparé du complexe d'idées et d'émotions qui l'environne, gagne en richesse: il cesse d'apparaître comme une sorte d'artefact exceptionnel, il se déroule (avec certes des différences notables) sur la scène même de la conscience, mais une scène qui comporte différents niveaux, une profondeur. C'est ce que j'ai essayé de faire voir dans mon essai descriptif Nuits étroitement surveillées.

 

            Le second point qui ressortait pour moi des analyses freudiennes, c'est la façon dont elles font apparaître la multiplicité et la simultanéité des lieux de la vie mentale. Il est bien vrai que vient très vite un moment, dans chacune des élaborations de Freud, où il se soucie de hiérarchiser, de construire un modèle à la fois architecturé et génétique des divers lieux de la vie "psychique": je suis capable de suivre ces analyses jusqu'à un certain point, mais au fond elles m'indiffèrent. Je préfère en rester au moment de la coexistence des inconciliables, ce moment qu'O. Mannoni a remis en lumière dans son étude "Je sais bien mais quand même" (je cite à dessein O. Mannoni, parce que je me suis appuyé sur certaines de ses analyses de la psyché des colonisés dans mon essai Un à un, de l'individualisme en littérature): "Il existe ce qu'on peut appeler une phénoménologie freudienne, différente de celle des philosophes, et qui conserverait plutôt un peu du sens que ce terme avait avant qu'Hegel ne l'ait utilisé...Il s'agit, sans souci d'ordre chronologique, et sans s'appuyer sur des principes, d'essayer de présenter des exemples de façon, pour ainsi dire, qu'ils s'interprètent les uns par les autres." (Clefs pour l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Seuil, 1969, p. 33).

             Là aussi je privilégie une part de la recherche freudienne, peut-être pas la plus importante, aux dépens d'une autre. M'intéressent les notations que fait Freud d'une conscience divisée, qui à la fois sait et ne sait pas, voit et ne voit pas. Ainsi l'exemple si frappant qu'il rapporte: "A ma grande stupéfaction, un enfant de 10 ans, très intelligent, me dit après la mort subite de son père: "Je comprends bien que mon père est mort, mais je ne peux pas comprendre pourquoi il ne rentre pas pour dîner." (V.IV.2, tr. fr. p. 222 n.1). Dans ce développement précis Freud s'ingénie à développer l'idée que dans les rêves "typiques" qui représentent la mort d'une personne chère, le rêveur donne expression au désir inconscient de voir mourir cette personne (quelques pages plus loin, il va exposer l'idée du conflit œdipien), et pour atténuer ce que cette hypothèse pourrait avoir de choquant, il précise, assez banalement, que les enfants ne se représentent pas la mort comme les adultes. D'où l'anecdote concernant le petit garçon, qui occupe donc un point assez décisif de l'argumentation. Certes, elle est reléguée en note, mais elle a retenu l'attention de Freud, et c'est sur ce genre d'exemples que je fonde ma lecture sélective des textes de Freud, privilégiant en eux tous les moments où la vie psychique apparaît dans son extension, sa distension, quand les divers éléments (idées, affects, images, représentations, ensembles divers) ne sont pas soumis à une intégration qui les subordonne au principe de réalité, mais coexistent en s'ignorant réciproquement. Ce n'est ni par incapacité infantile, ni parce qu'une de ses deux convictions serait forclose, que le petit garçon est déchiré entre les deux pensées contradictoires qui se partagent sa sensibilité et son intelligence; un adulte le serait tout autant. "La représentation de la mort chez l'enfant n'a de commun avec la nôtre que le nom", écrit-il (p. 221). En isolant cette phrase du mouvement de réflexion qu'elle permet, je la rends absurde: il est bien évident que l'adulte ne peut avoir avec la mort des proches qu'une relation mentale complexe, non unifiée; on pourrait dire que sa propre représentation abstraite de la mort n'a que le nom de commun avec les représentations "pratiques" qu'il s'en fait, selon les occasions, les situations, les moments de pensée. La vie psychique est, dans la conception que je m'en fais et que la lecture de Freud a nourrie, faite de distances variables entre les contenus de pensée, de dénivellations, de dislocations qui cependant mettent en relation. Une large part de ma recherche a consisté à décrire, peut-être moins des situations ou des personnages que des réactions à des situations; décrivant les textes eux-mêmes, c'est souvent à dresser un état aussi nuancé que possible de mes propres réactions aux textes que je me suis attaché. Dans ce travail, c'est précisément la coexistence dans une conscience d'états ou de mouvements divers, différemment accentués certes mais présents simultanément, qui m'a intéressé.

Dans certains développements, Freud est soucieux de subordonner ses exemples à ses grands schèmes explicatifs; à d'autres moments, l'élan même de son texte l'amène à laisser les récits de rêve (quand il s'agit d'eux) se développer et entrer en rapport de contiguïté ou de série avec des exemples analogues. C'est le cas dans la partie VII du chapitre sur "Le travail du rêve": Freud annonce qu'il va examiner des rêves dont l'absurdité se dissipe "dès qu'on pénètre mieux le sens du rêve." Il ajoute ceci, qui est intrigant et troublant: "Ce sont des rêves qui - par hasard, semble-t-il d'abord - ont trait au père mort." (tr.fr. p. 363) Son argumentation va le mener dans deux directions: reconstituer la part du désir "inconscient" dans le rêve (puisque "le rêve ne fait pas de différence entre le désir et la réalité", p. 366), et d'autre part interpréter l'absurdité qui éclate dans ces rêves comme un affect qui s'ajoute au rêve proprement dit pour le désavouer, et donc pour satisfaire à peu de frais notre conscience morale ou notre confort. Mais je lis les choses autrement: ce sont des occasions de constater la coexistence pour la conscience, en des "lieux" différents que le rêve fait se rencontrer sans se soucier de les intégrer, de pensées incompatibles: "mon père est mort" d'une part, "mon père pense ceci ou cela", de l'autre. Prenons le fameux rêve, que Lacan a longuement commenté dans son Séminaire, du père du rêveur qui "était de nouveau en vie et lui parlait comme d'habitude, mais (chose étrange) il était mort quand même et ne le savait pas" (ibid.) Difficile de savoir si Freud a raison d'y déceler la force du désir inconscient du dormeur, qui avait souhaité la mort de son père; ce qui en revanche me semble particulièrement fin et convaincant, c'est la mise en évidence par Freud de la multiplicité et de la mobilité des pensées dans le rêve et autour de lui, parmi lesquelles le souvenir qu'a le rêveur d'avoir souhaité consciemment la mort de son père souffrant: ce souhait charitable était nécessairement aussi coupable; ou la façon dont, secrètement pourrait-on dire, le rêveur s'identifie au mort, "rêve de sa propre mort" selon les termes de Freud. Tout en cherchant à repérer ou à reconstruire la trace du désir inconscient, Freud est particulièrement attentif au contenu conscient du rêve, à ce qu'il nomme "les attitudes affectives, souvent contradictoires, du rêveur" (p. 367). Je mesure à présent combien cet exemple m'a guidé dans la rédaction des  analyses et des récits contenus dans mon essai Nuits étroitement surveillées.

 

            C'est sans doute pourquoi je me suis orienté moins vers la description du rêve proprement dit que vers celle de l'ensemble plus différencié qu'est le sommeil (quand il est accessible à la description), en particulier au sommeil quand il enveloppe le rêve: c'est le but de mon essai Nuits étroitement surveillées, qui ne néglige pas les rêves, mais en essayant de tenir compte des chutes qui se produisent en eux d'une situation ou d'un état dans l'autre, et de l'affleurement dans le rêve d'une conscience d'être endormi qui, me semble-t-il, n'est jamais loin de la conscience du dormeur. J'y reviendrai à propos de la lucidité dans le rêve. D'où aussi mon intérêt pour les passages (de la veille dans le sommeil, du sommeil vers la veille), ou plutôt les empiètements d'un état dans l'autre, les avancées qui, sans produire des fusions ou des états mixtes, font là aussi coexister un courant de sommeil sous la conscience vigile ou une conscience résiduelle sous la nappe du sommeil: ce sont ces moments que j'ai cherché à saisir (en particulier en étudiant des  œuvres d'écrivains ou de penseurs) dans les essais recueillis dans La force de dormir, ou dans d'autres études parues depuis, et ces temps-ci mêmes, à propos de Leibniz et de sa conception du "sommeil particulier" qui est constitutif de l'attention, dans une communication au colloque de Dijon sur "Le sommeil au XVIIème siècle". Nulle confusion dans ces moments, mais des courants hétérogènes qui circulent les uns sous les autres et contribuent à se renforcer: faire attention, c'est être capable de tirer profit de l'inattention qui entoure la zone sur laquelle on focalise son attention, et de façons parallèles, le sommeil nourrit la vigilance qui émerge de lui, laquelle peut à d'autres moments entrer dans le sommeil et y prolonger ses effets. Ce que j'ai visé là, et retrouvé chez Leibniz (dans les Nouveaux Essais), un écrivain comme Proust l'a décrit plusieurs fois - mais on ne peut le voir et le comprendre que si on l'a considéré et expérimenté par ailleurs.

 

            C'est en effet le troisième aspect que je détecte dans l'œuvre de Freud et avec lequel je me sens en profond accord, que la conviction - difficile à étayer "théoriquement", mais que l'on peut illustrer d'exemples nombreux - de la permanence de la lucidité, d'une forme de conscience vigile, dans toute l'étendue de l'activité psychique dans ses divers états et ses diverses formes. Rien n'est plus contraire que cette conviction à ce qu'on tire d'une lecture inattentive de l'œuvre de Freud, dans laquelle on est au contraire tenté de voir partout "de l'inconscient", confondant ainsi l'hypothèse explicative de Freud et son parti-pris descriptif, pour lequel il me semble plutôt qu'il reste toujours de la conscience: en particulier dans le rêve, qui est bien pour Freud une aventure de la conscience, même si son interprétation constitue une voie royale pour la découverte de l'inconscient.

            Parce que j'ai voulu en rester à la description, ou y rester le plus longtemps possible, je me suis intéressé au rêve et au sommeil sous l'angle de la conscience que nous en avons, plutôt que de me demander comment "l'appareil psychique" produit les rêves, et en privilégiant l'expérience présente du sommeil et du rêve par rapport au souvenir que nous pouvons en retrouver au réveil; plus exactement, en remontant du réveil à l'expérience du rêve ou du sommeil comme expérience présente. Par l'effet du même parti-pris, j'ai toujours voulu envisager les rêves pris dans le sommeil où ils prenaient naissance et dont ils ne se détachaient jamais totalement, selon moi. Je ne peux reprendre ici les analyses de mes essais publiés, je veux simplement réaffirmer que je me sens sur ces points dans la continuité de ce que Freud affirme. Dans la partie de la Science des rêves intitulée "Psychologie du rêve", il tire les leçons de sa description du rêve fait par le père qui veille son fils qui vient de mourir, s'endort épuisé, et rêve que l'enfant vient près de lui, "lui prend le bras, et murmure d'un ton plein de reproche: "Ne vois-tu donc pas que je brûle?"" Il va voir le petit cadavre, et voit qu'en effet un cierge et tombé et que le feu a pris au drap. On note que ce rêve reproduit le schéma classique du rêve que fait Achille veillant Patrocle, s'endormant un instant, et à qui Patrocle apparaît pour lui reprocher de dormir avant d'avoir pris soin de ses funérailles. Pour Freud, c'est le désir de continuer à dormir, "décidé par le préconscient", qui joue ici un rôle "facilitant". Je ne sais trop ce qu'est exactement "le préconscient", si ce n'est qu'il coexiste avec ce qui reste de conscience pendant le sommeil, mais qu'il est "moins conscient", moins central. Pour Freud, le désir de continuer à dormir pousse le "préconscient" à avertir la conscience lorsque le rêve va trop loin et risque, par sa brutalité, de réveiller le dormeur: "laisse donc et dors, ce n'est qu'un rêve". Et Freud de tirer en quelque sorte de sa propre conception une conclusion que la plupart des freudiens semblent moins prêts que moi à accepter, et que je dois donc leur rappeler: "Je dois donc en conclure que pendant toute la durée de notre sommeil nous nous savons en train de rêver, aussi bien qu'en train de dormir." (tr. fr. p. 486, les italiques sont évidemment de Freud).

            Si dormir et rêver c'est bien savoir confusément qu'on dort et qu'on rêve, tout en étant dans des états de conscience différents de la conscience dite "vigile" (en admettant, ce que je ne crois pas, qu'il n'y ait qu'un type de conscience vigile, d'attention, de vigilance), alors la question de la responsabilité que l'on peut avoir par rapport à ce qu'on rêve peut être posée: responsabilité à l'égard de ce qu'on fait en rêve, responsabilité aussi à l'égard de ce qu'on y voit, ou croit y voir, de ce qu'on y éprouve. J'ai étudié cette question dans les deux essais que j'ai mentionnés. J'y suis revenu dans deux articles ultérieurs: "Responsable de ce qu'on voit?" (Le Nouveau Commerce, 90-91, printemps 1994) et "Note additionnelle sur le rêve" (Le Nouveau Recueil, mars juin 1999). J'y aborde des thèmes que Freud a lui-même abordés, et sur lesquels il est revenu par exemple en 1925 dans "La responsabilité morale du contenu des rêves" (texte repris en français dans Résultats, idées, problèmes, t. II). Mes conclusions ne sont cependant pas tout à fait les mêmes que celles de Freud, puisque celui-ci cherche, derrière la signification apparente du rêve de meurtre, ou d'acte sexuel, ou de ce qui peut prêter à débat moral, quelle est la signification profonde ou latente, alors que je m'intéresse au contraire à la relation que le dormeur établit avec la surface apparente de son rêve, avec ce qui semble s'y dérouler.Freud reprend (à la dernière page de la Science des rêves), une anecdote antique dont il croit qu'elle concerne un empereur romain (c'est en fait une anecdote rapportée par Plutarque dans sa vie de Dion). Freud écrit (p. 526): "Je pense que l'empereur romain [il s'agit donc en fait de Denys de Syracuse] qui fit exécuter un de ses sujets [son capitaine Marsyas] parce que celui-ci l'avait assassiné en rêve a eu tort. Il aurait dû se demander d'abord quelle était la signification de ce rêve." Parce que je m'intéresse moins à la signification du rêve qu'à l'essai pour décrire l'attitude du rêveur à l'égard de ce qu'il fait, se voit faire, croit qu'il fait, je reste en chemin par rapport à Freud: mais je crois pouvoir, en m'attardant ainsi, y gagner en capacité de décrire, de m'accrocher à ce qui est éprouvé du rêve. Les rêves que j'évoque ne s'en trouvent pas moins mis en relation oblique les uns avec les autres, comme peuvent l'être certains moments de la vie psychique d'une même personne; mais cette mise en relation se fait comme d'elle-même, presque sans intervention de ma part, sinon pour expliciter, pour nuancer, pour surveiller la véracité des comptes-rendus.

 

            Mon attitude à l'égard du rêve, qui consiste à essayer d'y retrouver les traces d'une conscience, d'une vigilance interne au sommeil, semble relever d'un refus du sommeil, d'une sorte de résistance au mouvement profond qui entraîne la conscience dans l'oubli. Je ne peux tout à fait le nier: ma vigilance a quelque chose de celle d'un petit Poucet inquiet, qui craint que son sort ne soit décidé dans son dos, et qui veut être présent au monde même au-dessus de son propre sommeil. Mais il y a un autre aspect, que je ne peux laisser méconnaître, et qui tient au contraire à un acquiescement profond aux modes de la passivité. J'emprunte ce terme de passivité à l'intitulé que donnait M. Merleau-Ponty à son cours de 1954-55: "Le problème de la passivité" (sous titre: "le sommeil, l'inconscient, la mémoire"). En m'intéressant à la passivité, plus exactement en cherchant à retrouver ce qui, dans la passivité, est vivant dans ma pensée, je ne transforme pas la passivité en objet, en un objet de plus, j'essaie de retrouver ce que la passivité permet, et elle seule. Comme le dit Merleau-Ponty dans une des notes préparatoires à son cours (texte inédit): "Par exemple, sommeil (ou rêve, ou passé, ou inconscient): quel en est le théâtre, quelle modalisation de l'être il réalise?" ou encore: "Le sommeil, l'inconscient à comprendre non comme dégradation de la conscience par le mécanisme absurde du corps: invasion de la troisième personne dans la première - mais comme possibilité interne de ce qu'on appelle la conscience." (ms. p. 13)  Cela ne signifie d'ailleurs pas que je puisse suivre Merleau-Ponty dans toutes ses formulations (tout en étant passionné par son orientation de pensée, par son inspiration, par la direction de son effort de pensée, ainsi dans sa discussion des thèses de L'imaginaire de Sartre), par exemple quand il écrit que ce n'est pas la conscience qui dort: "C'est le même être (le corps phénoménal) qui rend possible le sommeil et le réveil - le réveil en tant que source de conduites, le sommeil en tant que participation au lieu. Donc celui qui dort et celui qui veille est le corps. Si c'était la conscience, il n'y aurait pas sommeil, mais conscience de dormir, conscience d'une absence qui empêche le sommeil" (ibid. p. 30) A ces formulations j'opposerais volontiers celle de Leibniz dans les Nouveaux Essais, où il avance que la "substance pensante" pense même dans le sommeil. Façon de dire combien je regrette de n'avoir pas pu faire lire mes travaux par ce Merleau-Ponty-là, de n'avoir pas été son contemporain en ce sens-là.  Dans mes recherches personnelles, dans leur aspect "pratique", expérimental, les puissances négatives (oubli, somnolence, inertie, ennui) jouent un rôle important, non pas pour révéler une créativité cachée, au terme d'un renversement spectaculaire, mais pour laisser apparaître ce qu'elles manifestent déjà, et sans quoi l'activité resterait inopérante, fébrile, dissociée d'elle-même et des choses.

 

            Une autre des pensées favorites de Freud n'a cessé de me guider: l'idée que l'appareil de la vie mentale est pour une part agencé pour éviter les chocs du réel, pour les tenir à distance, pour en éviter la douleur à la part de la conscience qui joue le rôle de représentante patentée du moi. Tout ce qui attente à la vanité du moi, à sa conviction d'être permanent et auto-suffisant, tout cela risque d'être écarté par la conscience, oublié, déformé, relégué: la mort future, celle des proches, l'abaissement du moi face aux autres et à la puissance sociale, les dettes envers les autres. D'où cette règle que Freud recommande, consistant à noter avec le plus de soin ce que le moi aura le plus intérêt à oublier, autrement dit la recommandation d'avoir à travailler contre soi. Cette idée - que l'on trouve aussi chez Nietzsche et chez Darwin - est elle-même une idée que j'ai eu tendance à oublier, conformément à sa propre contrainte; d'où le reproche qui m'a quelquefois été adressé de surestimer les pouvoirs de la conscience. Peut-être; je crois plutôt essayer de faire confiance à la conscience, y compris pour résister à ce qui en elle est égarant. J'essaie de me souvenir que l'effet de la conscience est de faire oublier ce que l'on a emprunté ou volé à autrui, et même ce que l'on avait déjà conçu auparavant, et que l'on croit découvrir alors qu'on ne fait que se le voler à soi-même. Surtout, dans l'exercice de mon travail de lecteur, j'essaie de me souvenir qu'en lisant, on tient nécessairement à distance du centre focal de son attention une partie de ce qui est écrit (faire attention suppose cette mise à l'écart); rappel douloureux, mais auquel on doit se faire pour respecter le vrai: il n'y a pas d'attention totale, de respect total du réel. On ne peut accéder à lui que par bribes, en exerçant des ruses, en revenant sur ses pas, en pratiquant des détours, en feignant l'inattention - comme font les chats - et en se défiant de ses prétendus pouvoirs.

            La lettre si attendue, et qui arrive enfin, je sais que je vais la regarder précipitamment, dans l'émotion, en cherchant du regard le passage crucial pour savoir s'il est favorable ou non, et en passant trop vite et comme avec mépris sur des détails essentiels que je ne ne considérerai peut-être jamais, ou que seul le hasard, ou un reproche, feront venir plus tard devant mon attention. Telle est la loi de la lecture, à laquelle on n'échappe pas, et qui contraint à revenir sur ses pas, et surtout à renoncer au rêve d'une vision  totale.