3. Un point de vue anthropologique sur et dans la littérature

 

            Je n'ai jamais prétendu concevoir de théorie de la littérature; il me semble même que je me suis comme instinctivement tenu à l'écart d'un travail qui se donnerait comme objet quelque chose d'aussi futile ou d'aussi insaisissable que la littérature. "Instinctivement": si j'essaie d'analyser cette répulsion étrange (étrange puisque que depuis les années de collège je me suis senti attiré par les livres, par la lecture, par "les lettres"), je crois pouvoir y reconnaître l'écho d'une condamnation ancienne, voire ancestrale, visant à la fois les disciplines les plus laïques et les moins sérieuses, celles qui semblent tenir en suspens le sérieux de la vie, tel qu'il se manifeste au contraire dans les métiers, les techniques, le soin de l'amélioration du sort des hommes (médecine, politique). De fait, lorsque je considère mes divers travaux concernant des textes littéraires, anciens ou modernes (puisque je me suis orienté dans cette voie, non sans des hésitations), il me semble que je n'ai jamais considéré la littérature "pour elle-même", ou plutôt dans la pente du mouvement qui peut la pousser à se prendre elle-même comme idéal, comme horizon, en s'exaltant de façon orgueilleuse. Je suis certes sensible sans réserve au charme des récits, à ce qu'ils comportent d'enseignements mystérieux, à ce que je pourrais nommer leur côté hérodotéen. Mais je crois ne m'être que rarement attaché à l'interprétation des textes, à l'étude de leur composition ou de leur structure, de ce qui leur donne une sorte d'auto-suffisance dans leur forme ou dans l'intention qui les anime. J'ai plutôt cherché - il n'y avait pas là de parti pris préalable - à les rattacher à un contexte "anthropologique" au sens que je vais à présent préciser.

            Dans mon travail, avant même d'imaginer de lester mon regard sur les textes littéraires d'une éventuelle hypothèse anthropologique (qui a pu être à la fin des années 70 celle de René Girard sur le sacrifice et son origine dans les conflits mimétiques, à l'origine de mon premier livre), je crois avoir perçu que certains écrivains regardaient déjà eux-mêmes les choses sous l'angle anthropologique: à savoir qu'en décrivant ce qui se présentait à eux (dans les rues aussi bien que dans le déroulement de leur pensée), ils se rendaient et rendaient leurs lecteurs sensibles à un élément de variabilité des comportements humains, comme s'ils étaient les contemporains d'une modification de l'humain et comme si la littérature - dans l'incertitude même de sa définition, de sa situation parmi les activités - était un instrument particulièrement approprié pour saisir cet état nouveau des choses. Je pense ici surtout à Baudelaire, au Baudelaire dont j'ai voulu ressaisir certains aspects de la pensée dans mon essai Le premier venu, essai sur la politique baudelairienne (1976), un Baudelaire qui est aussi, sur nombre de points, celui sur lequel Walter Benjamin a attiré lumineusement l'attention dans certaines pages de son livre (paru en traduction française sous le titre Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme), un livre que je connaissais d'ailleurs à peine quand je travaillais au mien. Je le regrette à présent: car l'inspiration de Benjamin m'aurait peut-être permis d'affiner et de développer mes analyses. Baudelaire a eu visiblement conscience d'être - par la sensibilité autant que par la chronologie - contemporain d'un changement important dans les mœurs, la morale, la politique: à la différence de W. Benjamin, qui parlait de "capitalisme", je parlais de "démocratie" ou d'égalité des conditions au sens de Tocqueville ou de Chateaubriand, auteurs que Baudelaire a lus et médités, et avec qui il partage le sentiment d'être né dans l'univers du XVIIIème siècle, et d'avoir à affronter un monde nouveau ("Enfance: Vieux mobilier Louis XVI, antiques, consulat, pastels, société dix-huitième siècle....", "Note autobiographique"). Ce qui change ou "a changé" selon Baudelaire, et qui aiguise son goût de l'observation, son désir de capter la beauté du présent, tient d'abord à cette égalité qui est aussi une égalisation: égalité des conditions sociales certes, sous les auspices de la bourgeoisie triomphante, mais aussi des apparences (le fameux "habit noir" porté par tous les citadins), et plus généralement des valeurs et des fonctions sociales. Les personnages que le poète décrit (dans Le Spleen de Paris ou dans Les Fleurs du Mal), les phénomènes sur lequel il réfléchit dans ses textes spéculatifs, témoignent à la fois de ce nivellement, et de la façon troublante dont ce qui s'affirme doit désormais faire valoir son droit à le faire, sans pouvoir se prévaloir d'aucune tradition assise, d'aucun privilège. En ce sens, si le poète se sent et se fait observateur d'un monde, c'est parce que ce monde lui apparaît comme celui qui se met à nu, qui montre sa trame, qui fait voir selon quels mouvements ou mécanismes se décident en lui mises en valeur ou mises au rebut. C'est le monde lui-même qui devient à certains égards "anthropologique", comme si en lui les virtualités humaines se dénudaient et cherchaient à faire voir l'arbitraire qui les détermine. Le mendiant, le bourreau et sa victime, le passant ou la passante, le clown, la prostituée, le comédien, l'enfant qui se suicide, tout comme "l'homme des foules" (qui n'est attiré que par l'existence des autres, dont il est exclu), tous ces personnages quotidiens sont pour et chez Baudelaire porteurs de leçons à déchiffrer, et d'abord par eux-mêmes. Ainsi cette œuvre se présentait-elle à moi à la fois comme aimantée et comme enchantée par le désir et le besoin de connaître, dans la mesure où elle se collait à un monde à la fois épié et méprisé, qui lui-même aspirait à se montrer, à se faire comprendre, à révéler sur l'homme ce qui depuis toujours attendait d'apparaître, et qui n'avait été jusque là que partiellement dévoilé (par la conception chrétienne de la chute comme par l'œuvre de Sade, par exemple). Mon propre essai était évidemment porté, pour une part non négligeable, par la découverte encore partielle que je faisais alors des analyses de Claude Lefort sur la démocratie comme régime qui révèle sa propre institution (telles que ces analyses apparaissaient dans des textes issus de ses cours de l'Université de Caen, publiés alors dans la revue belge Textures).

            Ce que je nomme ici "anthropologique" tient donc à un effort pour percevoir à la fois la continuité du rapport à l'origine historique des façons de penser, et l'érosion de ce rapport. J'en prendrai pour exemple un travail que j'avais fait, à l'occasion d'un hommage à René Girard, sur l'origine et la signification de l'expression moderne "merci", envisagée donc à la fois dans sa banalité contemporaine et dans son origine féodale et religieuse (R. Girard et le problème du Mal, M. Deguy et J.-P. Dupuy éd., Grasset, 1982). Derrière la politesse, la civilité, la simple "courtoisie" d'aujourd'hui, j'essayais de reconnaître le rayonnement en voie d'extinction de pratiques anciennes, pour mieux comprendre non pas seulement la simple diffférence entre les états de société ou de culture, mais les changements d'accents qui ont permis de substituer aux anciens objets d'adoration des objets nouveaux, sans rompre totalement avec l'adoration elle-même, en transposant dirait-on la "transcendance" dont la vie sociale a besoin. Commentant l'importance qu'a pour nous le fait de "dire merci", et l'irritation que son absence suscite, j'écrivais: "Le caractère sacré de la personne, c'est ce qui apparaît comme trait prétendument psychologique sous le nom d'"irritabilité": s'il convient d'être poli avec les étrangers, si l'on s'offusque soi-même d'un comportement jugé sans égards, c'est en mettant en rapport immédiat la civilité et le fantôme d'une colère ou d'une violence censée être déjà sous pression." Et je citais le sociologue américain E. Goffman: "Bien des dieux ont été mis au rancart, mais l'individu demeure obstinément, déité d'une importance considérable..."

            L'anthropologie, ce serait donc l'orientation d'un regard (de l'écrivain, puis du lecteur qui cherche à le rejoindre au moins partiellement) sensible à la variabilité des façons d'être selon les temps, bien plus: capable de concevoir que ses propres façons de sentir sont en rapport avec des changements dans la vie collective. Non pas que la vie collective prédétermine des comportements ou des façons de penser (idée à la fois trop vraie et trop générale), mais parce que chaque pensée individuelle peut ressaisir en elle-même un pouvoir de modifier ce qui, en-dehors d'elle, lui demande son assentiment pour exister. Bien sûr, c'est dans les sociétés modernes que cette interdépendance se révèle le plus crûment; mais je crois qu'elle est perçue dans les textes puissants que nous lègue la tradition. Lorsque j'ai essayé de reconstituer, à propos de la colère (voir l'ouvrage collectif portant ce nom que j'ai dirigé et rédigé pour une grande part, éd. Autrement, 1997) l'histoire de cette émotion, ce qu'elle comporte pour nous d'historique, les textes anciens (l'Iliade, bien sûr, mais aussi les réflexions des moralistes de l'Antiquité) m'ont montré non pas des états de société où la colère aurait eu une place fixe, assignée d'avance, mais des situations dans lesquelles les acteurs (les héros épiques, les philosophes, et finalement tout un chacun) disposaient du pouvoir d'accepter ou non ce qui cherchait à s'emparer d'eux, d'innover ou de s'y refuser. En ce sens, les textes anciens - cela est pour moi précieux - nous montrent qu'aucune société ne réside à proprement parler dans "l'archaïque", dans l'immobilité de la tradition (ce serait contradictoire) - même si aucune ne peut non plus prétendre avoir définitivement rompu avec lui.

           

            Par un détour imprévu, non concerté, j'ai été amené à aborder à nouveau la question de l'anthropologique dans une étude qui concernait ce qui semble le plus se détourner de la vie sociale, de la communication, du partageable, à savoir l'intimité (mais ce paradoxe est celui même qui régit l'essai de Durkheim sur le suicide). En répondant à la commande amicale et adressée avec perspicacité d'un essai historique sur les débuts du journal intime (Les baromètres de l'âme, 1990), j'avais certes à faire l'histoire d'un "genre", à mettre en évidence de quels éléments préexistants il se nourrissait, venus de l'antiquité tardive (saint Augustin), du christianisme de l'époque classique (Fénelon, Madame Guyon, les piétistes allemands), de Rousseau et de Marivaux. Mais je butais surtout, en étudiant les grands maîtres du genre, sur des inventeurs, sur des esprits qui, dans le secret de leur méditation, de leur ennui de vivre et même de leur accablement, tout en écrivant face au vide, faisaient surgir une réalité qui allait valoir pour d'autres au moment même (début du XIXème siècle) où ils semblaient ne se préoccuper que d'eux-mêmes et tourner le dos à la vie sociale et historique. Je ne veux pas seulement dire que ce nouveau genre, qu'ils inventaient sans se concerter, allait ensuite (vers 1880, quand on publia les journaux intimes rédigés au début du siècle) devenir une réalité publique qui s'imposerait, avec des règles, des formats, des procédures; mais surtout que leur mouvement même de retrait, avec la variabilité et l'inconstance qu'ils approfondissaient en eux-mêmes, étaient, plus que des découvertes ou des redécouvertes, des "institutions": je m'appuie pour dire cela sur le sort que V. Descombes a fait à l'une des expressions de mon livre dans son propre essai Les institutions du sens (Minuit, 1996), où il entreprend de redéfinir le sens du mot "institution" pour pouvoir faire place à des "institutions mentales" (c'est son terme) qui ne sont pas moins réelles que les institutions organisées, pourvues d'effectifs et de locaux. A vrai dire, ce terme d'"institution", je l'avais originellement emprunté moi-même à Baudelaire qui en faisait un usage très libre, audacieux et suggestif, quand il décrivait, dans une sorte de sociologie inspirée, aussi bien le dandysme que le duel comme des "institutions": "Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel" ("Le peintre de la vie moderne", dans les Curiosités esthétiques). Ce Baudelaire qui anticipe sur Durkheim et qui le dépasse même, mon travail sur le journal intime m'a amené à reconnaître la force de son regard. Je ne veux pas retracer ici le parcours historique que j'ai décrit dans Les baromètres de l'âme, parcours qui a trouvé son aboutissement lors de la publication des journaux intimes de Baudelaire dans une édition que Nietzsche a pu lire et dont il s'est réjoui; je ne peux que m'apercevoir en y pensant combien sur certains points mes recherches se sont prolongées les unes les autres, mutuellement renforcées: qu'elles portent sur le journal intime, sur l'ennui, sur la neurasthénie (voir l'étude sur "La neurasthénie de l'écrivain, de Byron à Styron", parue dans le recueil dirigé par A. Ehrenberg et Anne Lovell, La maladie mentale en mutation, Psychiatrie et société, éd. O. Jacob, 2001). Si je préfère nommer ces études "anthropologiques" plutôt que simplement "historiques", c'est pour la raison suivante: sans doute me suis-je intéressé à reconstituer des contextes historiquement situés, différents de ceux dans lesquels je vis et réfléchis, et sans avoir la patience ni les instruments de l'historien (même ceux de l'historien de la littérature), j'ai pris plaisir à voir apparaître ces paysages différents, curieux, inédits, sortant de la recherche comme une image sort de la cuvette du photographe dans sa chambre de développement. Mais mon motif était autre. Sans du tout croire que l'histoire des formes sociales débouche de façon nécessaire sur notre présent, c'est bien de celui-ci que je suis à chaque fois parti: de l'ennui tel que je l'avais enduré et tel qu'il avait stimulé et nourri ma réflexion, de la douleur et de la charge de l'individualité telle qu'elle a pesé sur moi et telle qu'elle me semble peser sur mes contemporains et semblables, de l'intimité démocratique, précieuse à chacun de nous et cependant étalée, divulguée, impossible à contenir dans une conscience scellée. En scrutant des œuvres, des textes, des mouvements de pensée, il m'a semblé entrer en contact moins avec des singularités historiques (datées) qu'avec des moments où à la fois s'inventait et se révélait une dimension constitutive de ma situation présente elle-même, en tant que cette situation ouvre sur la possibilité d'une connaissance.

            J'avoue être démuni devant la tâche qui consisterait à expliquer ce parti pris d'une façon satisfaisante et complète, dans la mesure où mon goût me porte plus vers des explorations assez ponctuelles (quoique secrètement ambitieuses) que vers des constructions théoriques vastes. Mais je vais essayer au moins de situer mon travail sur ce point par rapport à des présentations explicites qui m'ont passionné, sans que je puisse tout à fait m'y reconnaître. La première serait la perspective de Max Weber (à qui j'ai fait allusion dans le premier volet de cet exposé). Les civilisations diverses représenteraient selon le sociologue allemand, dans leurs moments, dans le mouvement de leur singularité, des sortes de tentatives uniques d'orientation de l'existence sociale et humaine, des tentatives qui ne communiqueraient pas nécessairement entre elles, dont la succession ne correspondrait pas à un progrès d'ordre moral, même si on peut parfois y détecter un mouvement vers le "moderne", vers la désillusion à l'égard des idoles, la déprise des hommes vis-à-vis des liens qui entravent leur activité. Cependant cette modernisation ne serait pas possible sans l'emprise d'autres croyances, plus ou moins affichées, et que l'œil du sociologue saurait détecter et décrire en les ramenant à leurs origines: je pense évidemment à sa fameuse thèse sur les origines calvinistes du développement capitaliste, thèse que j'ai eu l'occasion de méditer dans le détail lors du travail de révision et donc de lecture très attentive de la traduction par Vincent Giroud de l'ouvrage du philosophe américain Michael Walzer, La révolution des saints, dont j'ai eu à m'occuper pour le compte de la collection "Littérature et Politique" que Claude Lefort dirige chez Belin. Dans cet ouvrage, Walzer applique la thèse wébérienne à l'émergence, dans l'Angleterre du XVIIème siècle, d'un nouveau type d'homme, le "saint" puritain, anticipation du type militant tel qu'il s'est affirmé au XXème siècle. Mais j'ai rencontré l'influence wébérienne (et en ai subi les contrecoups) aussi entre autres dans l'œuvre de Paul Veyne. A la fois dans sa conception générale d'une histoire d'inspiration sociologique (Comment écrire l'histoire), qui se donne pour but de ressaisir, à partir d'un questionnaire portant sur les façons de vivre, les perspectives singulières et l'horizon des hommes de tel monde culturel, un type de civilisation quasi refermé sur lui-même (car Veyne a sa façon de radicaliser l'héritage wébérien), mais aussi et surtout dans ses analyses portant sur divers aspects du monde antique (monde auquel Weber lui-même avait été très attentif). Veyne a ainsi consacré un livre intéressant mais selon moi excessif à L'élégie érotique romaine (Seuil, 1983), attaché à récuser l'idée que le "moi" qui est au premier plan des élégies de Properce, de Tibulle ou d'Ovide, n'a rien à voir - n'obéit pas aux mêmes conventions - que celui qui s'affiche dans les poèmes apparemment comparables de Hugo ou de Baudelaire, et à montrer "tout ce que la pragmatique littéraire doit à l'histoire; elle n'est pas tissée d'invariants, mais elle cristallise des états de civilisation, de religion, de mentalité" (p. 193). Avec une éloquence parfois brutale et une grande virtuosité dans le choix des exemples, Veyne défend et illustre l'idée qu'"il n'y a pas d'essence de l'art, mais une infinité de styles; toutes les esthétiques se valent, s'excluent et se méjugent entre elles" (p. 201: où l'on retrouve la conception wébérienne des styles de vie). Je ne crois pas moi non plus à une "essence" invariante de l'art, et je suis sur ce plan redevable à ma lecture de l'ouvrage de Veyne; mais je crois que Veyne est trop attaché à reconstituer des différences pour vouloir se souvenir de ce que sa propre intelligence et sa propre sensibilité doivent aux textes qui lui parviennent, le touchent et informent sa vision. Lors de la parution du livre de Veyne, le poète Jude Stéfan avait vivement réagi dans un compte-rendu critique, reprochant à Veyne de méconnaître l'engagement personnel des poètes élégiaques latins, et de vouloir à tout prix enfermer leur art dans les cadres stricts de conventions que l'historien s'arrogeait le droit de reconstituer et finalement d'édicter du haut de sa science. Je suis enclin à tenir compte de l'avis du poète contemporain en la matière, non seulement parce qu'il connaît bien les poètes latins, qu'il les a lus, médités, traduits, et qu'il s'en est inspiré, ce qui lui donne à lui aussi une forme de compétence (celle de Paul Veyne en matière de poésie n'est pas nulle - voir ses essais sur son ami René Char - mais elle est discutable - voir le dogmatisme de ces mêmes essais), mais parce qu'il évite le préjugé anthropologique de Veyne qui se durcit pour affirmer que les divers mondes ou les divers styles ne communiquent pas et ne doivent pas communiquer. Je crois voir plutôt comment les auteurs qui m'intéressent repoussent les limites du dicible, quand ils s'y heurtent, et ouvrent la voie à des façons de dire et de sentir jusqu'alors muettes. Veyne oppose le "moi" conventionnel des élégiaques latins au moi "romantique" d'un Aragon, par exemple. Il me semble qu'à beaucoup d'égards c'est le moi lyrique d'Aragon qui est conventionnel, construit (à partir de la lecture d'Apollinaire, et plus généralement de toute une culture) et surveillé. Cet exemple me permet de voir que si le point du vue "anthropologique" est essentiel pour moi, qui ne suis pas historien, il doit se laisser informer et orienter par l'effet que les divers textes peuvent exercer sur le lecteur que je suis; c'est aussi à partir de cet effet que ces textes, qui ne sont pas inertes, vivent encore, se proposent au jugement, et guident la réflexion. De plus, la sociologisation de l'histoire qu'opère Veyne l'amène volontiers à homogénéiser les textes qu'il considère: il multiplie certes les rapprochements anachroniques éclairants (et amusants) mais a tendance à négliger les différences entre des poètes contemporains les uns des autres, voire entre les différents poèmes d'un même auteur.

Parlant (dans sa préface à la traduction française de Genèse de l'antiquité tardive de Peter Brown, Gallimard, 1983) du sens qu'on peut attribuer à des changements de modes de penser et de sentir aussi considérables que le passage d'un type de religiosité à un autre, Veyne reprend et radicalise le terme de "style" employé par P. Brown, et il défend à nouveau l'idée que les différents styles sont également arbitraires et spontanés, et qu'il n'y a rien à chercher derrière leur succession, comparant l'humanité à un dormeur qui change de position, qui "se décide à prendre une posture et, tant qu'il la conserve, n'en connaît pas d'autre: la moindre sollicitation ne l'incitera pas moins à changer de style de position, ou même la monotonie d'une posture trop longtemps conservée." (p. XXI) La comparaison est ingénieuse et forte; elle apparente les recherches de Veyne à celles menées par Foucault dans les mêmes années sur les modifications des postures éthiques dans le monde antique (Veyne fait lui-même le rapprochement dans cette préface). Sans pouvoir comparer mes recherches à celles de ces savants visionnaires, je dois marquer que mon "anthropologie", en s'attachant à reconstituer la perspective d'inventeurs ou de novateurs, s'attache sans doute plus que la leur à déceler la façon dont le présent - avec son déracinement propre, son indétermination désorientante - se laisse pressentir dans telle ou telle œuvre née dans un monde apparemment bien plus précisément balisé que le nôtre. Je pense à la façon dont j'ai proposé de considérer Mme Guyon moins comme une mystique que comme le précurseur et l'organisatrice de types de vie intérieure destinés à se répandre très largement dès le dix-huitième (dans les milieux piétistes) et conçus d'ailleurs délibérément par elle pour pouvoir connaître une telle diffusion (c'est la lecture que je propose du Moyen court et très-facile pour l'oraison que tous peuvent pratiquer très-aisément, & arriver par-là en peu à une haute perfection, de 1685: je cite délibérément le titre en entier, avec son éloquente promesse de diffusion et de vulgarisation de l'expérience la plus haute; cf. mes études "Vers une sténographie de l'intime. Entre Fénelon et Constant: K. P. Moritz", Littérales n° 17, Nanterre, 1995; et "Madame Guyon et l'individu moderne", dans le colloque consacré à Madame Guyon, éd. J. Millon, 1997, études qui vont être intégrées à l'édition actualisée et augmentée des Baromètres de l'âme qui doit paraître en 2001).

J'aimerais aussi rattacher à une orientation au moins partiellement anthropologique certaines des études que je mène depuis des années sur le sommeil. Je laisse même de côté la question du rêve, du caractère historique de l'activité de rêver, sur laquelle j'avais par exemple lu, en 1983, dans Le Débat n°25, un ensemble de textes assez décevants rassemblés par George Steiner. Mais le sommeil "lui-même"? N'est-ce pas là une donnée physiologique profonde, à laquelle les différentes cultures peuvent certes attribuer une place ou des cadres différents, mais qui impose ses nécessités propres? Peut-être. J'ai cependant voulu (par exemple dans La Force dormir, à propos de textes de Primo Levi) suggérer que l'époque des totalitarismes avait entrepris de "toucher au sommeil" comme on ne l'avait jamais fait méthodiquement auparavant: pas seulement en développant des formes de torture fondées sur la privation de sommeil, mais en contraignant des masses de détenus à vivre dans des conditions de précarité et de menace prolongées telles que la possibilité de dormir en a été inquiétée et comme minée: pour eux-mêmes, y compris après leur sortir des camps, et peut-être aussi pour nombre de leurs contemporains, voire pour  l'humanité en général, comme si c'était l'écologie du sommeil qui avait été mise en cause. Parallèlement à une mainmise d'une partie de l'humanité sur la nature au sein de laquelle il faut vivre, il y aurait une mainmise sur le cadre naturel (somatique, physiologique, psychologique) du sommeil; et il me semble que quand je mets l'accent sur la vigilance au sein du sommeil et du rêve, sur l'impossibilité de mettre totalement la conscience en sommeil, je ne fais pas que donner expression à des fantasmes ou à des idiosyncrasies de mon être, mais que je rencontre des données proprement contemporaines, que je préfère ne pas subir dans pouvoir les examiner au moins de côté ou à la dérobée, et en documentant mes descriptions.

            Empruntant largement à des recherches d'historiens de la culture, à des sociologues et à des anthropologues, je crois m'être cependant attaché à maintenir mon cap: repérer de quelle façon s'est préparé, à tel ou tel moment, dans telle ou telle œuvre, dans tel mouvement de pensée, l'émergence ou le surgissement de ce que je scrute avant tout, et dont je vais évoquer à présent la figure incertaine, à savoir l'individu moderne.