4. L'expérience de l'individualité

 

            J'ai conscience d'avoir, dans de nombreux écrits, touché à la question de l'individu, et sous divers angles, de différentes façons; mais j'ai aussi souvent pensé avec regret que je n'avais pas su rassembler ces tentatives, les ordonner, ni même les faire dialoguer explicitement entre elles. Peut-être ai-je ici au moins l'occasion de faire le compte de ces essais, voire le point.

            La question de l'individu, sous les différents aspects qui m'ont intéressé et qui m'intéressent, mériterait d'être envisagée en une sorte de "traité" qui rendrait justice, sinon à tout ce que le terme met en jeu, mais au moins à la pluralité des abords, des situations, des cas, des sources. Je ne me suis évidemment jamais senti apte à envisager de rédiger un traité, non seulement parce que je n'ai pas de formation philosophique (cet argument ne veut finalement pas dire grand'chose), ni même parce que, comme je l'ai dit, je préfère l'approche "hérodotéenne", narrative, qui mêle spéculation, narration, et descriptions, mais parce que la question elle-même, ou le thème, m'entraînent dans une autre direction, me requièrent d'une autre façon, comme s'il y avait une congruence secrète entre ce qui m'intéresse dans la question de l'individu, et l'art d'écrire et de penser auquel je me suis formé. Il peut, il pourra exister un "traité de l'individu", comme il en a existé au Moyen-Age (car pourquoi serions-nous sortis de l'ère des traités?), mais je n'en serai pas l'auteur.

J'ai sans doute consacré un recueil d'essais à "l'individualisme en littérature", Un à un (Seuil, 1993), mais outre que ce n'est qu'un recueil, disparate à certains égards, il me paraît envisager l'individu moins frontalement que le livre bien moins démonstratif qu'est Autobiographie de mon père (Belin, 1987), dans lequel apparaît un individu qui parle, qui se parle, qui parle dans le vide, et dont la situation même de parole et de pensée, dont le surgissement correspondent mieux à la perspective qui m'importe. Mais en quoi au juste?

           

            Quelque chose surgit du vide, dans l'étonnement d'être là, et d'être soi. Au lieu qu'une personnalité se soit formée, ait progressivement pris conscience de ses limites et de ses possessions, comme on peut l'imaginer de Goethe se racontant à loisir dans Poésie et Vérité, ou derrière lui des grands individus de la Renaissance italienne tels que Jakob Burckhardt les a évoqués dans sa Civilisation de la Renaissance en Italie[1] , tels Benvenuto Cellini ou les grands condottieri, ici c'est le surgissement qui est premier, et qui ne laissera plus oublier son arbitraire, son caractère à la fois contraignant et injustifiable. Je pourrais illustrer ces traits par un texte très frappant dû à Karl Philipp Moritz, qui fut justement un ami de Goethe, mais conscient de n'être qu'un écrivain mineur à côté du maître, et qui dans son roman autobiographique Anton Reiser (1785) fait état en termes précis et comme naïfs de l'expérience de l'individualité, éprouvée par le héros à la fois en lui-même et en-dehors de lui-même: "...Une série d'appartements illuminés, dans une maison étrangère inconnue de lui, où il imaginait de nombreuses familles dont il savait aussi peu la vie et les destinées qu'elles connaissaient les siennes, a toujours par la suite éveillé en lui des sentiments bizarres - le caractère limité de l'individu lui était sensible.

            Il ressentait cette vérité: de tous ces millions d'êtres qui sont et qui ont été on n'est jamais qu'un seul.

            Son désir était souvent de s'imaginer en totalité dans l'être et dans l'esprit d'un autre - quand d'aventure dans la rue, il passait tout près d'un autre homme qui lui était complètement étranger - la pensée de l'étrangeté de cet homme, de la totale ignorance que l'un avait du nom et du destin de l'autre devenait si vive que, dans la mesure où la bienséance le permettait, il s'en approchait du plus près qu'il pouvait pour accéder un instant à son atmosphère et voir s'il ne pourrait pas traverser la paroi qui séparait des siens les souvenirs et les pensées de cet étranger."[2]

            L'individualité du personnage est indubitable, elle colore son regard, lui donne une curiosité particulière, insistante, inquiète; cependant elle est faite de la conscience inoubliable des "millions d'êtres" qui l'entourent et le submergent presque: cette individualité émergente est aussi en passe d'être submergée. Parallèlement, le "héros" Anton éprouve à la fois son enfermement en lui-même, et la tentation forte et récurrente de passer dans une individualité prochaine, comme s'il n'éprouvait l'individualité que par son pouvoir d'imaginer celle d'autrui, ou mieux: de mesurer au plus juste son incapacité, malgré le désir, de coïncider avec celle d'autrui lorsqu'elle se propose, lorsqu'elle clignote comme au bout de notre conscience, à son bord, flaque d'identique dans laquelle il suffirait de sauter prestement.

            Cette expérience - dans laquelle je reconnais la mienne propre, celle qui ne cesse de m'animer, que je ne cesse de ranimer pour m'y ressourcer - pourrait encore être décrite en d'autres termes: les traits de singularité qui caractérisent tel individu en le distinguant de ses proches, de ses modèles, de ses semblables, se manifestent comme peu saillants, évanouissants, tant et si bien qu'ils engendrent quasi naturellement le désir de les exagérer, comme dans le dandysme, de faire apparaître aux yeux des autres une personnalité artificiellement excentrique ou négative (un trait psychologique qui dénote nécessairement une sorte de "conscience malheureuse", comme on disait dans les années 50). Ce style d'individualité, dans tout groupe ou toute société, coexiste avec d'autres types; mais il me semble avoir sur eux une supériorité qui le rend plus "moderne", c'est-à-dire plus révélateur: c'est qu'il est comme marqué par son surgissement, et qu'il est donc voué à porter la conscience de ce qu'est la fabrication ou la différenciation des individus dans un monde qui à la fois en confronte des "millions", et qui donc les prive du moyen de se différencier pleinement les uns des autres: ils sont trop nombreux pour ne pas se conformer à quelques grands modèles, et trop proches les uns des autres pour échapper au sentiment écrasant de leur ressemblance mutuelle.

            Je pourrais rendre plus sensible l'incertitude d'être vraiment soi sur laquelle j'insiste, en l'opposant à un terme-repoussoir, la certitude d'être soi, d'être stablement différent, en empruntant à C. Mouchard la citation qu'il fait (dans son livre sur le dix-neuvième siècle, Un grand désert d'hommes) d'une phrase de Claudel citée elle-même par Charles du Bos dans une étude sur Mon cœur mis à nu, qui évoque "le silence de la créature retranchée dans son refus intégral, la quiétude incestueuse de l'âme assise dans sa différence essentielle." L'adjectif "incestueux", pour qualifier un rapport trop complice de soi à soi, est magnifique.

 

            J'ai souvent insisté (par exemple dans l'article "Quelqu'un", ou dans les essais de Un à un) sur ce que j'ai nommé le devoir d'être soi, sur l'obligation qui incombe à chacun, dans nos sociétés, de se différencier, d'accéder pleinement à l'existence individuelle, en affirmant une vocation, des opinions, la maîtrise de soi, voire l'aptitude à gérer sa personnalité et sa vie comme si l'on était, en étant soi, le dirigeant d'une sorte d'entreprise dont on est le comptable, et dont on est comptable devant la société. Aussi comprends-je parfaitement le sens que le sociologue Alain Ehrenberg (avec qui j'ai eu plusieurs fois l'occasion de collaborer et de converser) nomme dans son essai de 1998 La fatigue d'être soi (sous-titre Dépression et société, éd. O. Jacob). S'il y a fatigue et éventuellement dépression, c'est précisément parce que la tâche est écrasante pour la plupart, qu'elle se présente pour eux - pour tous - autant comme un devoir, imposé de l'extérieur, que comme une aspiration naturelle. Le droit d'avoir une opinion sur les affaires publiques et de l'exprimer se renverse souvent en la conscience épuisante d'un devoir (devoir lire le journal, regarder la télé, devoir s'intéresser). Ce devoir est sans doute lié à l'égalité au sens de Tocqueville, qui étend à tous ce qui dans les sociétés hiérarchisées était réservé à certains, mais il vient aussi mener à terme, accentuer une érosion des différences inter-humaines elles-mêmes. L'individu, lorsqu'il se constitue, sent autour de lui ses mouvements internes répétés, mimés, anticipés. Ce qu'il a de plus vrai en lui-même, de plus spécifique, ne se constitue pas en un tout stable, mais se disperse, se démultiplie: d'où la grande valeur de connaissance que revêtent pour moi, comme pour nombre d'autres lecteurs, tant de textes de Michaux, qui savent rendre compte de ces paysages accidentés et mobiles.

            Reste que, une fois cela dit, je ne peux méconnaître ce que mes analyses et descriptions ont symétriquement cherché à affirmer de tranchant dans l'individualité. Il y a là un paradoxe sur lequel j'aimerais savoir m'expliquer. Je crois que pour une part il tient au contexte culturel dans lequel j'ai fait paraître mes essais, celui d'un milieu intellectuel français qui, à partir des années 60, a vu s'affirmer la thèse séduisante mais proprement perverse des processus "sans sujet", que ce soit dans les versions d'inspiration marxiste, linguistique, lévi-straussienne ou psychanalytique (j'en oublie certainement). A vrai dire, le plus choquant n'était sans doute pas pour moi dans le contenu de telle ou telle thèse plus ou moins habilement défendue, mais dans l'alliance de ces thèses en ensembles pâteux faits pour paralyser la pensée en donnant aux apprentis théoriciens l'illusion qu'un vaste espace s'ouvrait devant leur ingéniosité, pourvu qu'ils sachent agencer des termes et faire alliance avec ce nouvel esprit du temps (sous couvert de cette négation du rôle de l'individualité dans l'activité de pensée, on faisait s'épanouir nombre d'individualités médiocres et satisfaites à bon compte). Or une des thèses majeures, jamais explicitement développée mais sans cesse impliquée, de cet esprit tenait à l'idée d'une pensée collective, qu'il s'agisse de celle des sociétés, des classes dominantes, de telle ou telle collectivité, ou surtout de la supposée communauté des esprits d'avant-garde concentrés au Quartier Latin. C'est par réaction contre cette thèse que je me suis attaché à durcir une position simple, affirmant qu'en matière de pensée l'individu est décisif. J'emprunterai cette formulation à Simone Weil: "Dans tous les domaines, il est vrai, les forces collectives dépassent infiniment les forces individuelles; ainsi l'on ne peut pas plus facilement concevoir un individu disposant même d'une portion de vie collective qu'une ligne s'allongeant par l'addition d'un point. C'est là du moins l'apparence; mais en réalité il y a une exception et une seule, à savoir le domaine de la pensée. En ce qui concerne la pensée, le rapport est retourné; là l'individu dépasse la collectivité autant que quelque chose dépasse rien, car la pensée ne se forme que dans un esprit se trouvant seul en face de lui-même; les collectivités ne pensent point." et sous une forme encore plus frappante: "Une combinaison ne s'opère que si elle est pensée. Or un rapport ne se forme jamais qu'à l'intérieur d'un esprit. Le nombre deux pensé par un homme ne peut s'ajouter au nombre deux pensé par un autre homme pour former le nombre quatre." ("Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale" [1934], in Oppression et liberté, Gallimard, 1955, p. 129-130 et p. 111).

            Simone Weil est loin de dénier la puissance du social; elle réaffirme avec sa netteté ordinaire que l'exercice de la pensée ne peut se concevoir que dans et par un individu, et parce que cet individu est séparé. Son but dans cet essai est de considérer une des sources de l'oppression, qui tient selon elle à l'incapacité de penser à laquelle les formes modernes du travail contraignent le prolétariat, et à laquelle elle souhaite qu'on mette fin (je me souvenu de ces passages quand j'ai commenté des passages du roman d'André Platonov, Tchevengour, qui fut terminé en 1929 - mais dont la publication intégrale en Russie dut attendre 1988 - et qui montre le tourment de personnages de la Russie révolutionnaires, avides de penser et incapables de penser). Ma prise de position en faveur de l'individualisme avait d'autres motivations, ou d'autres repoussoirs: c'est en particulier le sentiment, chaque fois que je rencontrais - comme le personnage de K. P. Moritz - la réalité de l'individualité, que cette réalité était autre que ce qu'une théorie pouvait en dire. Qu'elle était plus instable, et qu'on ne pouvait y toucher par les mots qu'en rendant justice aux conditions mêmes de son surgissement, de son évanouissement inopiné, de ses absences à elle-même, de sa tendance à se projeter en-dehors d'elle-même. Une chose est la circonscription d'un espace individuel, avec sa mémoire, les signes physiques, mentaux ou sociaux de sa permanence; autre chose est l'expérience même d'être quelqu'un. Tantôt, comme je l'ai dit, il s'agit de porter le poids quelquefois si lourd de ce que la vie exige de vous - être soi là où cela coûte, quand on préférerait se conformer, se fondre, se laisser porter au lieu d'avoir à porter soi-même ce qui vous incombe; c'est non seulement dans la souffrance physique, dans le malaise d'être que l'on éprouve cette nécessité de s'accompagner, de se représenter, d'être pour soi l'appui qu'on n'a plus la force d'être: Simone Weil encore (dans La condition ouvrière) a magnifiquement décrit la nécessité, pour l'ouvrier soumis au travail machinal, de veiller sur sa propre soumission à la machine, de ne pouvoir précisément s'abandonner à ce qui est machinal. Pour vivre l'impossibilité même de penser, il faut encore être soi: "Comme ce n'est pas naturel à un homme de devenir une chose, et comme il n'y a pas de contrainte tangible, pas de fouet, pas de chaînes, il faut se plier soi-même à cette passivité." A d'autres moments, on éprouve que les possessions dont une individualité est composée lui échappent, lui sont étrangères, se dérobent. Ce que l'individualité a de vivant, dans ces moments-là, semble échapper à toute assignation et devenir une pure tension, que l'on ne peut dire anonyme puisqu'elle veut se tenir en une place, en surgir, mais qui au moins pour un temps tire sa force de son aptitude à sauter par-dessus elle-même. Certains écrivains dont l'œuvre m'attire parce qu'elle me semble manifester le plus fortement l'élan et même l'effort de l'individualité (je pense au romancier britannique d'origine caraïbe et indienne V.S. Naipaul, dont j'ai plusieurs fois commenté les livres), me touchent précisément parce qu'ils ne savent se contenter d'exploiter une aptitude, un savoir-faire (quel que soit le professionalisme d'écrivain revendiqué et même affiché par Naipaul), mais qu'il leur faut les mettre à l'épreuve, chercher ce qui les constitue et qui n'est pas en leur possession (Finding the Centre, tel est le titre d'un recueil de ses textes autobiographiques, traduit en français de façon moins discrète par Sacrifices), voire se reconduire jusqu'au point où leur personnalité se déconstitue et fait défaut, pour tenter d'apercevoir et de rendre sensible cette force d'être soi qui n'est pas donnée, mais qu'il faut pouvoir se donner à soi-même (je pense au roman autobiographique de Naipaul L'énigme de l'arrivée, ou au récit dans lequel l'écrivain américain William Styron évoque une grave crise de dépression qu'il a subie, Face aux ténèbres [Darkness Visible], comme si c'était là qu'il pouvait faire briller la lucidité qu'il met en œuvre, et qui n'est pas en sa possession[3]. Mais je percevais déjà ce paradoxe à l'œuvre dans la pensée de Baudelaire, au cœur de sa préoccupation avec l'individualité, telle qu'elle apparaît dans son analyse du dandysme, autrement dit dans la distance qu'il prend à l'égard du dandysme. L'individualité de mon père, je dois d'ailleurs noter que je l'ai reconstituée ou imaginée dans une relation au dandysme, si le dandysme n'est autre que l'exagération de l'aspiration à se démarquer, à être soi, à se rendre notable, et j'ai marqué cette parenté au dandysme dans un article sur Charlie Chaplin ("Chaplin, un dandy des années vingt", paru dans Trafic n°20, 1996) qui est à certains égards un article sur mon père, un complément à l'Autobiographie: "Avec ses lunettes cerclées de fer, sa fine moustache, son sourire contenu (d'autant plus émouvant qu'il était rare, et donc expressif), il ne cherchait évidemment pas à ressembler à ce clown qui faisait du cinéma. Il se voulait un élégant, il voulait donner l'impression d'en être un, donner le change. Il ne voulait pas être un dandy mais se prouver - en le prouvant à des femmes charmantes - qu'il avait droit à cette apparence, à cette prétention, et qu'il était capable de la réaliser...C'est tout aussi bien Charlot, le personnage, et Charles Chaplin, l'acteur, et Chaplin, le cinéaste, qui ressemblent étrangement à mon père..." Par ce rapprochement entre un homme réel et une image, j'ai cherché à mieux comprendre la conscience que l'individu moderne peut prendre de son caractère factice (ce qui ne veut pas dire mensonger ou illusoire), de la malléabilité et de la plasticité de ce qu'il est. "De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là." (Mon cœur mis à nu). Le mot de "vaporisation", que Baudelaire a l'audace de transporter du domaine du parfum à celui de l'individualité, dans une alliance magique avec le mot de "centralisation", nomme inoubliablement ce paradoxe.

 

            Mais ce n'est qu'une façon de le nommer. Baudelaire désigne par là l'alternance entre concentration et dispersion de soi, tentation de se perdre dans les choses créées ou dans les choses perçues, voire aimées. J'ai souvent, d'une façon plus criarde, plus discordante, été sollicité de décrire les moments où l'individualité ne surgit que parce qu'elle se sent menacée d'être engloutie: elle ne se dissoudrait pas dans sa propre efflorescence; elle aurait à subir une absorption par un milieu qui lui est consubstantiel, et qui lui fait sentir qu'elle n'est rien sans lui. Je pense à un texte dont la violence m'a parfois été reprochée, que j'ai publié sous le titre "Immergé-submergé" dans le numéro de la revue Autrement consacré à la "Violence des familles" (coll. "Mutations" n° 168, 1997). J'y évoquais le menace que les proches, les membres de la famille restreinte (d'autant plus contraignante qu'elle est plus petite et plus fragile) font éprouver à l'individu qui s'y sent glisser, et en particulier à l'adolescent. "Ils vous connaissent depuis l'époque où vous étiez leur chose, cette époque dont vous ne vous souvenez pas et dont ils rient ensemble en vous regardant, dans ces moments où ils veulent vous maintenir dans l'enfance telle qu'ils la conçoivent, vous "cuculiser" comme dit le héros du Ferdydurke de W. Gombrowicz." Dans la promiscuité familiale, ce n'est pas seulement qu'il faille subir la tyrannie paternelle (car le père y est souvent humilié lui-même et incertain); c'est surtout, notais-je, que l'on est attaché à son identité par le regard des autres par des chaînes rigides, que l'on doit subir son individualité comme une peine et non comme une chance. "En famille...les corps, les éléments et les personnes sont affectés d'une pesanteur que chacun d'eux contribue aussi à accroître. Non que l'on soit plus ce que l'on est: on l'est plus durablement, plus incurablement. Ce que l'on a dit, ce que l'on a fait, ce qui vous a été fait et dit reste, aussi impossible à effacer que la trace qui fut laissée sur le bois de la table par un couteau négligent, il y a deux ans, aussi impossible à jeter que le cadeau inutile qui vous a été imposé." Et j'imaginais la scène de violence par laquelle l'adolescent cherche à se séparer de ce milieu protecteur auquel il tient aussi, non pas pour être plus soi, mais pour reprendre contact avec la part d'anonymat, d'opacité, d'inconnaissabilité, qu'être soi requiert. "L'essentiel de soi ne veut-il pas revenir, se soumettre, s'asseoir aux pieds du fauteuil pour encore écouter la radio, se laisser enduire de l'odeur familière? Si mais il y a aussi en soi quelque chose de plus soi que soi, une petite puissance sauvage assoiffée d'anonymat, d'obscurité, qu'il ne fallait pas pousser à bout." J'attache une certaine importance au caractère temporel de cette révélation, qui est incidente, déclenchée par des circonstances, et qu'on enserrerait malaisément dans la définition d'une essence continue ou liée continûment à elle-même. La force de résistance de l'individualité, lorsqu'elle se manifeste presque imprévisiblement, ranime une substance dormante, lui donne vie, lui donne occasion en tout cas de faire valoir sa vitalité.

 



[1] parue en 1860. Je suis parti de ses analyses dans mon article "Quelqu'un", paru en tête du n°1 de la revue Passé Présent, dirigée par C. Lefort, et consacré justement à "L'individu" (éd. Ramsay, 1982).

[2] Tr. par H.-. Baatsch dans La légende dispersée, anthologie du romantisme allemand, éd. par J.-C. Bailly, C. Bourgois, rééd. 2001, p. 47. J'ai cité d'autres extraits de ce texte dans mon article "Vers une sténographie de l'intime. Entre Fénelon et Constant: K.P. Moritz", mentionné dans le 3ème chapitre de ce dossier d'habilitation.

[3] J'ai rapproché ces deux écrivains dans une étude, "La neurasthénie de l'écrivain, de Byron à Styron", parue justement dans un volume dirigé par A. Ehrenberg (et par A. Lovell), La Maladie mentale en mutation, éd. O. Jacob, 2001.