Loin de Paris

 

 

            Après avoir traversé des campagnes qui sentent le lisier, quand on arrive en ville puis qu'on tourne le dos aux remparts de Saint-Malo, sur la plage du Sillon, c'est la baie qui se met à vous regarder comme un œil énorme, un fond d'œil concave gris et marin, un fond d'huître nacré rempli d'une eau savoureuse. L'étendue de sable jaune que parsèment de tout petits personnages est une sorte de silence visible, un tableau surréaliste de Tanguy ou de Dali: un monsieur joue avec un chien qui saute pour poser ses pattes sur sa poitrine, un enfant en ciré jaune et bottes blanches à liseré bleu se baisse périodiquement pour ramasser des coquillages. Près de vous, à l'autre extrémité de ce visible qui vous englobe, un oiseau gris à jabot blanc hoche nerveusement sa longue queue et saute de flaque en flaque. Vous, vous avez voulu venir là pour éprouver une absence; et en effet elle est là qui vous dé-réalise. L'absente est là, dans ce magnifique cadre gris, dans la  mer turquoise qui vous fait penser à elle, penser à rien.

            D'être immergés dans la mer mouvante, les rochers noirs paraissent encore plus immobiles, vigilants. Eux aussi survivent et surveillent. Quand on les approche à la faveur de cette très grande marée, on s'aperçoit qu'ils ne sont pas noirs, mais en réalité recouverts d'algues brunes ou plutôt rouges-jaunes-vertes, que seule la distance assombrit. A nouveau on s'éloigne, et on voit comment la teinture bleu-pâle que contient l'air atténue les couleurs, les accueille, les rend compatibles entre elles.

            Derrière vous on voit l'hôtel où vous aviez passé la nuit, écoutant à travers le sommeil la mer s'éloigner, puis revenir; il y a le salon de thé où vous alliez souvent, après les promenades dans le vent, reprendre souffle à l'abri d'une baie vitrée et regarder selon les saisons les chars à voile, les planches de surf, ou les baigneurs dans la piscine d'eau de mer. La baie est à présent vide de paroles, abstraite comme une toile de Boudin ou de Cremonini, spectacle transformé en un regard paisible qui vous regarde, qui regarde sans doute derrière vous, vous traverse.

            On vient sur la plage du Sillon pour boire de la distance, de l'espace, comme en ville on va instinctivement vers le fleuve pour voir une portion de ciel libéré des immeubles. L'espace, sur le Sillon, cherche à faire comprendre quelque chose qui dépasse votre entendement, une leçon concernant la distance entre les personnes, entre les vivants et les morts, entre vous-même et l'origine de ce regard qui vous tient à distance, vous éloigne et s'apprête à vous effacer.

            En fin d'après-midi on repart vers l'intérieur des terres, le long des champs de choux-fleurs, avec à droite la Rance soudain élargie et paisible, baignée d'eau de mer, sur le bord de laquelle se dresse une maison elle-même étrangement figée parce que dorée par le couchant. Puis vient la bruine qui brouille le paysage et la route. Sur de grands arbres dénudés par l'hiver, des boules d'excroissances parasitaires de gui prospèrent. Dans un pré, sept ou huit vaches se sont rassemblées en étoile autour d'une mangeoire; des corneilles réparties sur le sommet d'un arbre s'adonnent à un simulacre de vie sociale. Sombre joie d'être vivant, de savoir où manger et où dormir ce soir. L'autoroute, évitant les villages et les agglomérations, ne livre plus que leurs noms sur des pancartes, familiers, fantomatiques: Pleugueneuc, Tréhorenteuc, Tinténiac. Le cerveau s'efforce à nouveau de se concentrer sur lui-même, de résorber l'espace vide et intemporel dont il a été abreuvé au Sillon. Pareil aux morts, le Sillon ne dort jamais.

 

                                                                                                            Pierre Pachet