Loin de Paris

 

 

            Ils se retrouvent sur les mêmes rives du Cher. Une vingtaine d’années ont passé, teintant de gris les cheveux de l’un, la fine couche de barbe qui couvre le menton et les joues de l’autre. C’est ici, à Vierzon, que passait la ligne de démarcation, sous l’Occupation. Plus au Sud, c’était la “zone libre”. Il y a vingt ans, ils parlaient du prochain numéro de la revue dont ils s’occupaient ensemble, d’un texte singulier que Pascal Quignard leur avait envoyé, qui parlait de saint Pierre portant des bouts de coton dans les oreilles. Aujourd’hui ils parlent de leur retraite prochaine, de la disponibilité inquiétante qui les y attend, de la possibilité de consacrer désormais un temps indéfini a comprendre, dit l’un, ce qui lie les uns aux autres les éléments des textes qu’il essaie d’écrire; ou bien, dit l’autre, de répondre sans réserve à la curiosité que suscitent les diverses rencontres que l’on fait.

            Tout à l’heure, justement, lorsqu’ils se sont retrouvés aux Aubrais, ils se sont assis dans un compartiment dans lequel deux dames se racontaient de façon volubile des souvenirs de guerre, du père de l’une resté six ans mobilisé, en comptant les années de camp de prisonnier; du grand-père de l’autre mort à la guerre de 14; de la ligne de démarcation, qui passait près de chez eux, à Saint-Florent. Assise en face d’eux, une jeune fille en pantalon de tweed et chandail marron, chaussures marron, cheveux châtain assez courts, le regard curieux. Dès qu’elle levait les yeux de son gros livre recouvert de papier glacé opaque et qu’elle rencontrait le regard de l’un des deux messieurs, un sourire spontané et bref éclairait son visage. Au passage de la carriole de consommations, ils ont commandé deux cafés. Elle aussi en a demandé un, à la réflexion, et a souri à nouveau. Elle lisait un livre sur “Goethe cosmopolite”: de qui?

            Ils marchent sur la rive Sud du Cher, mettant les pieds sur des cailloux blancs enfoncés dans la boue. Ils montent sur une sorte de levée au-dessus du fleuve. A leur gauche, des maisons modestes, des constructions peu coûteuses, une petite rue entre des jardinets. Deux chats identiques sont assis dans l’herbe de part et d’autre de la rue, chacun derrière une grille. Pommiers et pêchers en fleurs. Une grange, ou un grand atelier, construit en parpaings, avec une porte à glissière en bois renforcée de métal, a reçu du temps écoulé une sorte de dignité. Ils  admirent.

            Il y a quelques jours, raconte l’un, je suis allé à la maison Heinrich Heine – les fleurs des arbres de la  Cité universitaire embaumaient sans retenue - suivre un débat auquel participait Ruth Klüger, l’auteur de Weiterleben, le récit de sa déportation, à l’âge de 13 ans, à Theresienstadt puis Auschwitz en compagnie de sa mère avec qui elle s’entendait mal (trad. française sous le titre Refus de témoigner, chez Viviane Hamy).  Son visage allongé est presque viril (cheveux courts, une mèche à gauche, gris aux reflets presque bleus), un énorme collier noir et doré brille sur le devant de sa robe ouverte en rond sur le cou ; elle manifeste son aptitude à dire non, à se distinguer sans violence mais avec une grande netteté, malgré son style universitaire (lunettes, stylo). Curieusement, je comprenais son allemand sans trop d'effort. Elle a comparé la mauvaise relation entre elle et sa mère à celle entre Art Spiegelman et son père, dans Maus., Interrogée sur la question de savoir ce qui de cette expérience  terrible lui paraissait être ou devoir rester non-communiqué, Ruth Klüger a d’abord dit avoir aujourd'hui plus d'années et d'expériences en commun avec les gens libres, qu'avec ceux qui furent au camp avec elle. "Il y a des détails qui sont morts en même temps que les témoins qui sont morts sans les avoir dits, et qu'on ne saura jamais." Récusant le pessimisme absolu et préalable qui risque d’empirer ce qui n’a pas besoin de l’être, elle a dit au passage ne pas croire que Primo Levi se soit suicidé: pour se donner la mort il aurait sauté autrement, d’ailleurs il n'a pas laissé de lettre d'adieu, de plus un chimiste aurait choisi un autre moyen de suicide. Ce n’était pas elle, dit-elle enfin, mais l’enfant qu’elle avait été, qui avait vécu cela, et qui était resté présent, enfoui en elle. Et elle a cité de mémoire - elle est professeur de littérature allemande aux Etats-Unis - un poème de Hoffmannsthal, “Uber Vergänglichkeit, “Sur le temps qui passe’.

 

            Dies ist ein Ding, das keiner voll aussinnt,

            Und viel zu grauenvoll, als dass man klage :

            Dass alles gleitet und vorüberrinnt

 

            Und dass mein eignes Ich, durch nichts gehemmt,

            Herüberglitt aus einem kleinen Kind

            Mir wie ein Hund unheimlich stumm und fremd.

 

            Dans le train, donc, face à la jeune fille aux yeux attentifs, il a sorti de sa poche le petit volume jaune des poèmes  de Hoffmannsthal, a montré le poème à son ami. “Vous connaissez l’allemand ?”, a-t-il demandé par courtoisie à la jeune fille en face, qui a regardé le poème et a rendu le livre en secouant la tête: - Non, hélas, a-t-elle dit, pas suffisamment.

              “Tercets sur le temps qui passe”: “Il y a là une chose que nul ne conçoit pleinement,/ et bien trop cruelle pour qu’on puisse s’en plaindre:/ Que tout glisse et parte se perdre au loin // Et que mon propre moi, sans que rien ne l’arrête,/ Se soit glissé hors du petit enfant/  Devenu pour moi, comme le serait un chien, muet et étrangement  inconnu.”[1]

 

            Au milieu des orties, des lilas, des giroflées, ils repensent à la jeune fille, et se font des confidences brèves sur l’attrait érotique qui lie les jeunes filles aux professeurs plus âgés, qui semblent sages et savants, et sensibles - à Moscou, à Pékin, à Paris, ailleurs - et les professeurs vieillissants aux jeunes filles ou femmes aux yeux brillants, au corps agile. Cela va être l’heure du train du retour; sans regarder par la fenêtre, les deux amis de longue date se parlent de choses plus intimes. L’un d’eux raconte à l’autre l’amour qui l’année passée lui a donné du bonheur, puis qui s’en est allé, le laissant blessé et intensément vivant. “Ne crois pas que je te plaigne”, lui répond malicieusement son ami. Quand le train s’arrête aux Aubrais ils se séparent, comme il y a vingt ans.

                                                                                                                        Pierre Pachet



[1] Ma traduction ; je dois noter que Jean-Yves Masson, dont j’estime la compétence et le goût, comprend ce tercet autrement : « Et que mon propre Moi, sans trouver nul obstacle,/ Ait glissé jusqu’à moi depuis le corps d’un jeune enfant / Et me soit comme un chien inquiétant, étranger et muet. » (H. von Hofmannsthal, Avant le jour, Ophée/La Différence éd., p. 32-33). Qui est étranger au poète ? son moi actuel, comme semble le penser Masson, ou l’enfant qu’il a été ?