Loin de Paris

 

 

           

 

Au bout de la ligne B du RER, la gare de Mitry-Clayes. Un dimanche à la campagne. Nous allons vers une maison où a habité Brice Parain, un auteur naguère important et notoire: Essai sur la misère humaine, Essai sur le logos platonicien et Recherches sur la nature et les fonctions du langage (ce sont deux thèses de philosophie), De fil en aiguille, Petite métaphysique de la parole. Il mourut en 1971, et c'est comme si le milieu qui avait apprécié ses livres et sa personne avait disparu aussi, à quelques exceptions. Lors d'un séjour à Moscou dans les années 20, Brice Parain avait épousé la cause de la révolution bolchévique, dont il se détacha dans les années 30, et rencontré une artiste russe, peintre et illustratrice, Natalia, qui devint sa femme et scella son lien avec les choses russes. Leur fille Tatiana, qui nous reçoit, a hérité les pommettes de là-bas, les cheveux blonds nattés, le goût des chaleureuses discussions au fond des cuisines. Plusieurs des personnes présentes disent fréquenter des offices orthodoxes, sans être pour autant "messeuses", pour citer un mot utilisé ou inventé par Parain. Il fait chaud, presque lourd. Un jeune homme un peu intimidé, ou carrément timide, parle à voix basse de son mémoire de maîtrise sur Machiavel. Un labrador au pelage très clair vient frotter son corps puissant contre les jambes, exprimer la joie d'être ici que les hommes ne savent pas dire.

            Le potager est grand, soigné par les maîtres de maison. Les merles chantent dans les branches. Une cabane de jardinier aussi bien tenue que les bibliothèques dans ces anciennes fermes qui sont devenues maisons: Brice Parain, homme de livres - il travaillait chez Gallimard - aimait aussi les travaux des champs, le labeur sans phrases, le contact avec les choses réelles que le langage à la fois évoque et fait s'évanouir. Groseilliers, cassis, espaliers de pommes, cerisiers, fraises des bois. Deux petites filles, l'une blonde et l'autre brune, deux cousines mangent ensemble à une petite table à part, sans que la présence des adultes ne les intimide. Une très jeune infirmière rieuse, un monsieur à la barbe russe, mais qui en fait n'a de russe que son épouse, et son goût pour les livres (il lit en grec l'Agamemnon d'Eschyle). Des femmes de divers âges et styles, en robes imprimées sur lesquelles domine le rouge: robes un peu amples, informes, pour laisser passer l'air, ou au contraire une robe ajustée, cintrée dans le dos, élégante comme le visage de celle qui le porte, une robe  grise, peut-être, avec des bandes verticales un peu plus sombres qui s'effaçaient de mon souvenir au moment même où je les regardais, déchiré entre le moment même et ce qui allait suivre, inquiet de savoir comment cette après-midi allait infuser dans ma mémoire et y laisser un dépôt aussi mouvant et nuancé que le tanin au fond d'une théière vidée par des convives assoiffés.

            Comme l'après-midi avance, on sort les albums de photos: des ancêtres, des enfants, des maisons, des églises, un menu de mariage datant de 1913 inséré entre deux pages. Les photos des Russes retiennent surtout l'attention, suscitent les questions. "Et elle, qui c'est, cette belle femme à la tête inclinée, aux cheveux ondulés? - C'est Viktoria Kontchalovsky, ou Kontchalovskaïa, qui enseignait le russe aux Langues O quand Brice Parain y fut étudiant. - Celle du manuel de russe de Kontchalovsky-Lebettre? - Exactement. - J'aimerais bien avoir une copie de cette photo… - Je m'en occuperai, me promet une conservatrice de la B.N., qui comprend le sérieux de la chose.

            Retour en RER, sous le soleil du solstice. Des banlieusards, de grands Noirs en chemises fleuries (ce matin, le Sénégal a accédé aux quarts de finale en battant les blonds Suédois). Tunnels, hangars gris, tags hideux et naïfs sur les parois: "regarde-moi, j'existe!" J'ai l'impression d'être dans le New-Jersey français (au Sud de New-York, vers Newark, Union, Elizabeth). Voix portugaises, hommes en polo, femmes à chignons très serrés. Une belle fille arabe, aux cheveux passés au henné, T-shirt gonflé, bouche à l'expression maussade, petits yeux orientaux en amande, jean et portable qu'elle consulte sans cesse, boucles d'oreilles, collier d'argent.  Elle descend à Drancy.

                                                                                                Pierre Pachet