Loin de Paris

 

 

            Allons voir les vaches. Leur présence, leur proximité nous manquent assez vite. Parler avec des humains, sentir leur présence, la nuée de soucis qui bourdonne autour de leur tête, c'est fatigant. On en a déjà assez avec soi-même. Des tennis ou des bottes, et on prend le chemin qui va vers Saint-Avaugourd-des-Landes. À peine cent mètres à droite, voici la barrière qui ouvre sur un grand pré. On les aperçoit de loin, blanches, immobiles, réparties sur une bande d'herbe, proches les unes des autres. Elles se tiennent compagnie, sans former vraiment de société.

            Nous passons sous un barbelé pour les approcher, les regarder, nous montrer à elles. Elles restent d'abord figées, lèvent leurs belles têtes massives, suspendent le travail de leurs lèvres et de leurs mâchoires, mais leurs queues continuent à fustiger les mouches, leurs flancs et leurs oreilles à frémir, leurs oreilles ornées d'un plastique qui porte un numéro (comme si c'était des cavalières qu'on pourrait inviter à danser).  Leur odeur nous parvient, de cuir vivant, d'herbe ingérée, et leur souffle nous enveloppe, leur souffle protecteur, puissant, émotif.

            J'aime les vaches d'un amour que les années approfondissent. Elles nous restituent à l'enfance; on leur tend des herbes pour les attirer, on réapprend d'elles la patience nécessaire pour ne pas les effaroucher, pour susciter leur désir timide. La troupe s'avance d'un mouvement hésitant, par une suite de relais: une qui fait quelques pas comme pensant à autre chose, puis s'arrête pour brouter; une autre derrière qui trace une ligne oblique pour se rapprocher subrepticement. Une plus jeune vient du fond en trottinant, et s'en vient toucher du museau une plus âgée. Toutes à présent immobilisées, elles semblent respecter une limite invisible entre curiosité et prudence. Certaines nous font face un moment, puis nous présentent leur flanc; à l'abri de la première ligne, d'autres s'occupent tranquillement, satisfaites de garder avec les visiteurs un contact à distance.

            Nous prenons un autre chemin entre deux haies d'aulnes, de chênes et d'arbustes. Une seconde prairie s'offre au regard par une ouverture entre les arbres, un pré vaste disposé de part et d'autre d'un grand chêne. Les vaches sont plus loin, il faut à nouveau se risquer pour approcher leur existence parquée. A vrai dire ce ne sont pas des vaches, mais des taurillons. On ne les rentre pas le soir à l'étable pour les traire. Ils n'ont pas cette distraction. C'est la journée sous le soleil, puis la nuit où les heures sont encore plus lentes, quand leur groupe somnole sous la lune, sans dormir vraiment.

            Les taurillons ont la même odeur nourrissante et proche que les femelles; ils sont trop jeunes (ou nous trop inattentifs) pour qu'on les perçoive comme des mâles. Eux aussi participent de la même maternité ample et exposée que les vaches, même s'ils ne portent ni mamelles ni les entrailles sombres et un peu fécales d'où, enfant, on s'imagine être soi-même issu et dont la proximité ne cesse pas de protéger.

 

            Le temps dans lequel on vit, on attend, le temps qui vous est mesuré, est-ce vraiment une invention, un privilège humain? Les vaches n'y sont-elles pas soumises elles aussi, éprouvant l'alternance des saisons, celle des journées infestées de mouches et des nuits jamais totalement noires? Savent-elles qu'elles traversent le temps de leur vie, reconnaissent-elles une image d'elles-mêmes dans les petits qu'elles mettent au monde, comme nous essayons de le faire? Ou bien leur patience est-elle si insondable que le temps lui-même s'y abîme et renonce à en émerger? Vaches und Zeit.

"Ces grands bœufs eux-mêmes, si graves sous le chêne sombre, n'ont-ils aucune pensée dans leurs longues rêveries?" demande Michelet dans un passage d'inspiration à la fois virgilienne et hindouiste. On sent qu'il rêve d'accueillir les animaux dans la communauté différenciée de ce qu'il nomme "le peuple", qu'il porte dans sa conscience.

La rêverie bovine est un peu contagieuse. Pas assez. Les soucis nous environnent à nouveau la tête sur le chemin, comme des moucherons. Il n'y aura pas de vaches à Paris (il faut aller au moins jusqu'à Saint-Rémy-les-Chevreuse pour en apercevoir). Que des chats ou des chiens en proie à la solitude humaine.

                                                                                                            Pierre Pachet