Loin de Paris
Entre les branches, entre les troncs, apparaît
l'eau des lacs et des étangs, transparente et sombre sous le ciel clair, sur un
fond de sapins et de chênes sombres eux aussi. Le lieu aurait plu à Kleist, ou
à Robert Walser, ou à Alexandre Vialatte, cet Auvergnat au cœur germanique. Les
deux conducteurs se relaient, les yeux éblouis par le soleil de la fin d'après-midi
sur une petite route qui va vers Felletin ou Ussel, dans la Creuse. Après cet
été pluvieux tout est vert, mais le vert des sapins n'est pas celui des chênes,
et chaque vert se différencie en nuances, en contrastes que la vitesse de la
voiture emporte et qui réapparaissent au tournant (d'ailleurs on s'est trompés
de route, il faut rebrousser chemin, et tout cela nous est resservi
immédiatement après en sens inverse).
Le
matin c'est une partie de pêche à la truite. Le maître de maison précise:
"en-dessous de 22 [centimètres], on rejette à la rivière." D'accord.
La rivière en question, qu'on rejoint à pied, serpente invisible au milieu
d'une prairie. On ne la voit qu'en tombant dessus; on remarque alors les quelques
arbres et arbustes qui la bordent. Beauté de l'eau vive qui coule à vitesse
variable, tourne sur des herbes et des mousses, s'agite en remous transparents
sous le ciel encore chargé du matin. Ils pêchent au vif, empalant sur leurs
hameçons des sauterelles vivantes que notre hôte avait eu la courtoisie de
ramasser la veille et de garder dans des boîtes dont le couvercle laisse passer
l'air. Mon ami René: "Ma fille me disait: Papa, quand tu seras mort, la
mère des sauterelles viendra te tourmenter." La pêche n'est pas très bonne;
pas assez de soleil, il aurait fallu venir plus tard, paraît-il. Les quelques
truites qui ont mordu sont rejetées à l'eau. Je traverse puis retraverse la
rivière sur des pierres en évitant de justesse de tomber, mais plus loin, la
couture de mon pantalon de velours ne résiste pas au barbelé que j'enjambe. La verte
prairie, vue de près, ne manque pas d'autres couleurs: genêt et bruyère, or
terne et mauve mat, couleurs en réserve qui attendent le début de l'automne
pour s'affirmer. Je cueille quelques œillets sauvages, violets-roses, pour
orner la table du déjeuner. Les pêcheurs se montent le bourrichon contre leurs
divers ennemis: le héron et la loutre, qui sont leurs concurrents directs, et
la trilogie immonde de ceux qui prétendent protéger hérons et loutres: les
écolos, les énarques, les fonctionnaires de Bruxelles.
L'après-midi,
rendez-vous des chasseurs autour d'un étang. A l'heure dite, les canards
s'envolent assez lourdement, partent à deux ou trois, repassent (la société de
chasse les nourrit de grain, ils ne sont qu'à moitié sauvages). Nombre de
cartouches sont tirées pour un médiocre tableau de volatiles aux belles plumes,
certaines d'un bleu-roi, qu'il a fallu longuement récupérer dans les hautes
herbes, les trous d'eau, avec l'aide des chiens excités qui viennent à présent
lécher le sang qui coule des plaies. L'un des canards vit encore; un chasseur
tente de lui tordre le cou. "Frappe-lui la tête contre un arbre, mais
fort!" C'est dur de mourir. C'est facile de mourir, juste un mauvais
moment à passer. La nature n'en est pas perturbée. Elle reste paisible ou
agitée, comme elle était avant ce petit événement.
Le
lendemain, avant de repartir, il reste du temps pour cueillir des champignons (des
cèpes énormes ou des petits très denses "en bouchons de champagne",
des girolles, des pieds-de-mouton) sous les feuilles mortes d'une forêt de
mélèzes, pins de Douglas, chênes, chênes d'Amérique, charmes, bouleaux, et ceux
dont le tronc est si droit: les hêtres. La nature est pleine de noms, pleine de
choses dont j'ignore les noms. En repartant, on regarde les vaches à travers
les vitres de la voiture et on les nomme elles aussi: la Limousine dorée, la blanche
Charolaise, la Salers - ah, elle est belle, la Salers ! -, l'Aubrac. On re-raconte
des histoires de pêche (tanches, sandres, brochets, perches, truites) et de
chasse. Difficile de dire si les pêcheurs ou les chasseurs sont les plus bavards.
"Une fois j'ai vu un chevreuil qui passait un étang avec deux petits, les
narines juste au-dessus de l'eau. Un chevreuil qui passe si lentement c'est si
beau, tu parles, je ne pouvais pas tirer."
Pierre Pachet