Loin de Paris

 

            V.S. Naipaul est assis dans un fauteuil devant une table basse, un petit chapeau comique sur la tête. Il est en attente, il attend que sa femme Nadira lui confirme que tout est en ordre, que c'est l'heure de se mettre en route, de monter dans la voiture qui doit le conduire au lieu de la rencontre avec ses lecteurs (il s'agit des "Écritures croisées" organisées chaque année à Aix par Annie Terrier). Il ne semble pas impatient; ou plutôt, on dirait que sa femme a pris sur elle tout le poids de sa célèbre impatience, et qu'il n'a plus qu'à se concentrer sur ce qu'il sait le mieux faire: prêter attention à ce qu'il entend et voit, à ce qu'il dit et écrit.

            Difficile de prétendre décrire l'un des hommes qui à mes yeux maîtrise le mieux l'art de regarder et de décrire. Parler avec lui est une chose, y compris parler de choses intimes: à sa demande, nous parlons de deuils, de la mort de ma femme, qu'il a connue, de la mort de sa première épouse, de celle de son frère Shiva. Le détail de ce que nous nous disons là, même si c'est dans le brouhaha des conversations au bar de l'hôtel, au milieu de ses amis indiens ou anglais exubérants, moi forçant le ton pour être sûr d'être bien compris, lui assénant des phrases méditées, cela reste entre nous. Mais le raconter après coup? Et même, tout en parlant avec lui, le regarder en vue d'une future description? Ce serait comme lui dérober quelque chose de son image, comme on disait que certains indigènes réagissaient à l'idée qu'un photographe allait leur tirer le portrait et leur voler leur âme.

            Ce qui attire l'œil, en allant vers les places et les fontaines d'Aix-en-Provence, ce sont les platanes au tronc blanc. L'écorce s'est détachée presque tout entière, n'en restent que des sortes de flaques brunes accrochées à l'arbre qui dès lors luit mystérieusement, comme s'il cherchait à attirer l'attention. Admettons qu'on regarde les platanes sérieusement, et pas distraitement et en pensant à autre chose, faudra-t-il que ce soit uniquement pour en dire quelque chose d'inédit (ce qu'on pourrait nommer le parti-pris de Ponge)? Non. Je rejette les platanes à l'arrière-plan. Mais les voici qui appellent, qui réclament. Il faut qu'à nouveau je ressorte de la pièce pour boire à leur blancheur un peu grise, un peu beige, et cependant si éclatante.

            Lors d'un dîner dans un restaurant du cours Mirabeau aux belles façades, les participants aux rencontres et proches de Naipaul se sont regroupés par affinités, ou au hasard. J'ai choisi de m'asseoir entre mon amie discrète et passionnée et une Indienne de Delhi, à la bouche magnifique, qui ne refuse pas les joies de la conversation. Un moment, cependant, elle m'informe: "Vous savez, je suis mariée, mon mari arrivera tard ce soir." Très bien. Son mari, rencontré le lendemain matin, est lui-même un bel Indien barbu, raffiné et amical, qui énumère à ma demande les langues de l'Inde qu'il connaît: le hindi, le marathi, l'ourdou. - Pour l'instant, à notre table de six, nous parlons du communisme, dont l'idéal détruit hante deux jeunes hommes, des plasticiens, assis en face de nous. Le communisme, disent-ils, leur a été légué par leurs parents, Juifs de Pologne pour l'un, prolétaires de Vierzon pour l'autre. Je défends avec une vigueur amusée l'idée naipaulienne que "The world is as it is". Bien sûr, comment ne pas soutenir les luttes de tous ceux qui veulent changer leur situation, devenir plus dignes d'eux-mêmes, plus pleinement humains? Mais pourquoi imaginer pour autant un autre monde? Joie de la conversation, du vin. L'Indienne écoute, ses lèvres sourient.

            À un autre moment, devant son public assis sur des gradins inconfortables, Naipaul présente quelques remarques sur l'œuvre de deux de ses artistes favoris, des cinéastes asiatiques dont il a choisi des films à projeter pendant les rencontres: Satyajit Ray, Akira Kurosawa. Petit dans son fauteuil, avec cette barbe qu'il a désormais, qui le vieillit et en un sens le dissimule, dissimule sa bouche si mobile, Naipaul parle d'une voix qui ne tremble pas, il dit sans hésiter des choses qu'il a méditées, qu'on peut contester à condition de puiser aussi profond en soi--même, de donner comme lui du temps à la pensée. Dehors, les platanes attendent, ils luisent patiemment dans le soir qui tombe.

 

                                                                                    Pierre Pachet