Loin de Paris
Nous parlons du sommeil, de
l'insomnie, de la difficulté de vivre seul. - "Quand vous êtes déprimée,
qu'est-ce que vous faites? Vous prenez un larmaton, vous buvez, vous fumez de
l'herbe?" La jeune femme aux cheveux courts me répond avec une douce franchise,
sans baisser ses yeux clairs: - "Non, je ne fume presque plus, ni joints ni
cigarettes, et seule je ne bois pas. Mais s'il arrive que l'angoisse me prenne
à la gorge, qu'elle me paralyse, je prends un volatyl. Ça n'a aucun intérêt, de
souffrir." Je fais une grimace
sceptique: il y a peut-être des cas où souffrir est le prix à payer pour un
progrès. (Larmaton et volatyl sont des noms fictifs d'anxiolytiques et
d'anti-dépresseurs, que j'emprunte au livre de Clément Rosset, Route de
nuit, épisodes cliniques, Gallimard 1999).
Nous
sommes dans un café confortable en face de la gare de Genève-Cornavin. Elle dit
aussi qu'elle a envie d'accepter la proposition qu'on lui a faite, d'enseigner
à la prison de Genève. Je l'y encourage. - "Vous verrez, les portes, les
clefs, les murs, voir des hommes qui vous regardent arriver puis repartir
libre, c'est réel. Presque trop réel même." Elle: -"C'est vrai, j'ai
besoin de choses réelles, de réel." Ensuite nous descendons vers le lac,
vers le Rhône, ses eaux vertes et puissantes. Elle me tient compagnie en
attendant l'heure de la conférence. Sur
la base de lectures partagées, nous avons de quoi parler. La conversation est intime, sans gêne, mue
par une sorte de paisible et prudente curiosité mutuelle.
Après
la conférence, les étudiants sortent lentement de la salle, en jetant vers moi
des regards de côté. Une étudiante plus hardie, à l'accent sud-américain,
m'aborde, s'assied au coin de la grande table, dit ce qu'elle n'avait pas osé demander
au moment officiel des questions: si l'on peut comparer la façon dont Kafka
donne à des animaux (chien, singe, souris, insecte, rongeur) parole et surtout
pensée, et le renversement analogue qu'opère Cortazár dans certains de ses contes
(l'axolotl)? D'autres étudiants s'approchent, avec une curiosité animale et amicale,
pour attraper une miette, capter un regard, pour être vus et entendus. Dans le
couloir presque vide, on piétine à regret, on lance quelques dernières phrases
que menace déjà l'obscurité de la nuit, de l'amère séparation.
Le
lendemain matin, de la chambre d'hôtel luxueuse et d'autant plus solitaire, je
regarde les lumières de la ville, de la gare, surtout les lumières rouges: feux
arrière des voitures et des autobus, signaux aux carrefours, enseignes. Un
rouge amical, encourageant. Peu à peu le jour se lève sur la ville active et
ordonnée, laissant apparaître la montagne couverte de neige qui la domine.
Dans
le train, ce sont les aspects de la neige qui captent mon regard. Un voyage,
c'est aussi un voyage dans les pensées et les sensations que le mouvement
disperse, comme le vent fait voler les papiers de part et d'autre de la voie. Les
champs sont saupoudrés d'une pellicule qui ne cache rien, renforce seulement
les contrastes, mettant en valeur le brun de la terre ou des arbres nus, un
reste de vert végétal. Un cheval, la tête penchée et comme attentive, broute un
rond d'herbe que la chaleur de ses naseaux a dégagé. La terre se vallonne au
passage, dans un mouvement merveilleux, interrompu, suspendu, trop lent pour
qu'on le surprenne. Sur un coteau, des ceps de vignes nus sous la neige
méditent leur vin (le "fendant"). A un arrêt du train, chaque flocon laisse
voir qu'il met du temps à tomber, change plusieurs fois de direction, avant de
finalement se poser. D'autres, pris dans un courant d'air, avancent
horizontalement, comme des planeurs, leur pesanteur annulée ou allégée. A
l'arrière-plan des roches pointent vers
le ciel, comme les dents de la terre.
Pierre Pachet