Loin de Paris
Colloque.
Par les fenêtres on voit du ciel bleu, des arbres nus et des sapins verts, et
en se penchant, les montagnes environnantes. - Surprise: cet orateur au visage
juvénile et gonflé qui semble trimballer sur son dos une pleine besace de
termes cuistres et de références terrifiantes/terrifiées à Lacan, Foucault,
Bataille, Agamben…, voici qu'il énonce quelques phrases pudiques, nuancées, qui
suggèrent que dans d'autres circonstances il pourrait parler autrement. Mais
aussi, qui l'oblige à se charger et à nous charger ainsi? C'est bien qu'il
croit, qu'il veut y croire, à tout cet arsenal.
Situation
de colloque: enfermés dans la salle, interdits de promenade, chacun doit se
défendre comme il peut contre les seaux de paroles qu'on lui déverse dessus,
paroles sans interstices entre elles, prononcées sur le même ton morne, uniformément
autoritaire et chaste. Avec nos
oreilles dépourvues de paupières ou d'opercules, nous voilà soumis, sauf si par
accident un mot réoriente, donne, ouvre. Soumis à une sorte de torture douce,
consentie. Pourtant ceux qui parlent sont des gens, avec des corps, du corps,
du charme, ou de la raideur, de la fébrilité: et d'eux sortent ces choses
caricaturales, ces rubans de paroles à la Steinberg, étouffantes, tyranniques:
les paroles de colloque, bourrées de mots prévisibles, exhibant une confusion qu'elles
travestissent en affirmation.
Parfois,
on dirait que de l'intérieur de cet intervenant roux, charnu, massif, dont le
poignet porte une montre métallique grosse comme un hublot, sort une petite voix
qui crie et chuchote: "Au secours! Sortez-moi de là!" Sa parole
dégringole d'image en citation (il a beaucoup lu, comme chacun de nous); il
essaie de se soulever au-dessus de la banalité dans laquelle il est pris,
accède par moments à une parole oraculaire et insaisissable, puis il retombe,
englué.
Un
autre personnage (curieusement il y a peu de femmes à intervenir) attire mon
attention. Lui aussi est double. Quand je lui parle dans le hall, un double
surprenant surgit de lui, comme s'il était Charlus, un démon hermaphrodite, au
sourire à la fois méprisant et secrètement enjôleur. Revenu dans la salle de
conférence, il s'adresse à l'auteur d'une intervention, et sa parole se risque dans le vide,
improvise, ce qu'il dit est aérien, incompréhensible mais suggestif (si une
pareille combinaison est possible), étonnamment concret dans ce monde de
paroles abstraites.
On
nous libère enfin. Pas le temps d'aller voir si existe encore le café "Le
Suffren", où j'avais éprouvé de fortes émotions il y a plus de trente ans,
quand était sorti le film "Ma nuit chez Maud". Nous montons à
quelques-uns vers la place de Jaude, sous un beau soleil de fin d'après-midi.
Tout à coup, vers l'Ouest, au bout du boulevard Léon Malfreyt apparaît le Puy-de-Dôme,
aussi puissant que la montagne qui s'imposait à l'imagination des personnages
des "Rencontres du troisième type" de Steven Spielberg. Le Puy culmine
en une pointe surmontée d'une antenne et de quelques bâtiments, avec de la
neige résiduelle en couronne autour du sommet. Au premier plan, une éminence
plus sombre, avec des bois noirs, conduit le regard vers le haut. Comme le
soleil éclaire de la gauche, qu'il rayonne en restant caché (par un immeuble),
la montagne est fantomatique, dépourvue de couleurs: ce n'est qu'une forme suspendue
dans l'air, auréolée de la lumière qu'elle reçoit. Aujourd'hui, à six heures de
l'après-midi, c'est elle la vraie cathédrale de Clermont-Ferrand.
Pierre Pachet