Loin de Paris
Le
talus défile à 120 km/h: feuilles mortes de l'automne dernier, herbes, ronces, c'est
comme une interminable bande de pull chiné roux, roussâtre. La brume du matin
me dit: ce sera comme ça, quand tu n'y verras plus très clair. Quand tu ne seras
plus là pour regarder. Le ciel lui-même est dans la brume. Le ciel: cette
lumière qui est au-dessus de nos vies.
La
Loire coule sur son fond de sable - elle amène et produit du sable -, ses
berges sablonneuses sont parsemées d'arbres blonds qui sont en fait des peupliers
vert pâle.
On
est au pays des arbres.
Assise dans un fauteuil
devant la fenêtre qui donne sur la plaine et les montagnes au loin, enveloppée
d'un gros pull noir à côtes, une jeune femme fume une cigarette, en lisant un lourd
volume relié, le Livre du Centenaire du Journal
des Débats, 1789-1889. On y lit des articles et des souvenirs
d'Alexandre Dumas, de Renan, de Melchior de Vogüé, de Jules Simon, que sais-je,
qui reviennent sur des moments et des aspects d'une longue époque de la vie
publique de la France, guerres, théâtre, politique. Par la puissance de l'écrit
le passé s'ouvre, et le passé du passé, fenêtres donnant sur des fenêtres.
Comme
il y a au-dessus de la surface terrestre une enveloppe sphérique invisible,
l'atmosphère, sans laquelle nous ne saurions respirer, je sens peser légèrement
sur ce paysage une couche invisible de regards infatigablement attentifs et
neutres, les regards de ceux qui ne sont plus, ces regards qui finissent par se
dissoudre dans l'air, sans cesser pour autant de regarder ce dont ils sont
privés: regards des ancêtres, des grands-parents, des parents, des
très-proches, des inconnus qui sont les plus nombreux de tous.
Les
arbres, absolument immobiles, frêles bouquets de rameaux ornés de bourgeons
encore refermés, attendent le printemps, ou le vent, comme des drapeaux
pourraient l'attendre un matin de fête nationale.
Un
éclat de lumière attire brusquement mon attention, à la fenêtre de la chambre
bleue du premier étage: c'est une voiture qui remonte la route d'Arfeuilles et
dont la tôle accroche le soleil.
A
côté de la porte d'entrée de la maison basse, devant laquelle les ouvriers qui
refont le toit ont laissé un échafaudage, un carré de tulipes aux formes et aux
couleurs trop nettes, conventionnelles, comme si elles étaient privées de leur
jaillissement de fleurs, de leur pétulance, de leur indocilité.
Le
citadin puise du repos dans la proximité des animaux: deux coqs à la somptueuse
queue noire avec des reflets moirés de vert; une ânesse qui s'est arraché un
morceau de peau sur la tête à force de la frotter contre la barrière de bois, et
quête à force de braiments l'ânon qu'on vient de retirer de son pré pour le
donner à une famille d'accueil à quelques kilomètres de là; un chien enchaîné
par le cou et le ventre, qui somnole au soleil; une vache immobile que tète un
veau, la tête enfouie entre les pattes arrière de sa mère; d'autres Charolaises
blanches, allongées ou debout, l'arrière-train et l'intérieur des cuisses
plaqués de bouse noircie.
En
attendant la révélation, l'exposition des fleurs du joli mai, partout se
montrent les fleurs de pissenlits, pétales d'un jaune cru et naïf, le centre
plus sombre, couleur de miel.
Voici
que le vent s'est enfin levé. Les nuages quittent le ciel. La ramure oscille
devant un arrière-plan complexe qui s'étale et s'étage, fait de prés, de haies,
de guérets. Plus loin les hauteurs sombres de
la "montagne" bourbonnaise, teintes d'un gris bleu, presque
mauve, qui rappelle celui d'un œil humain.
Pierre
Pachet