Loin de Paris

 

 

            De l'autre côté de la baie, au dessus des barres de bois blanc de la terrasse, au dessus des bandes vertes, bleues et brunes de la mer, le soleil éclaire la ville du Havre. Hier la ville était presque complètement dissimulée par l'obscurité d'une masse de pluie suspendue sur elle; à peine distinguait-on, sur la droite, une grande usine blanche, avec ses deux très hautes cheminées (une cimenterie? Une raffinerie?), et la flamme jaune de deux torchères qui perçaient le brouillard comme des yeux interrogatifs. Aujourd'hui tout apparaît: une bonne cinquantaine de cuves de pétrole, de tailles et de couleurs diverses, avec des bateaux devant; puis les bâtiments gris et géométriques du centre-ville, la maison de la culture, et Sainte-Adresse en allant vers la pointe de la Hève, Sainte-Adresse où se trouvait la clinique dans laquelle naquit mon fils (l'obstétricien, qui avait notre âge, aimait lui aussi chantonner "L'école est finie" de Sheila et "J'entends siffler le train" de Richard Anthony); et perché sur la falaise, à l'arrière-plan, un groupe d'immeubles qui doit être Montivilliers, si ma mémoire est bonne.

            Il arrive qu'on croie voir le passé, comme - on l'a dit plus de mille fois - on reçoit la lumière et on perçoit la présence d'étoiles consumées. Ici, grâce à la longue-vue de cette journée et de cet éloignement, je vois mon passé d'il y a quarante ans, l'année d'avant notre départ aux Etats-Unis, quand nous passions des heures sur la plage de galets à regarder les paquebots, dont le "France"; la chambre où j'ai subi une colique néphrétique pour la première fois, sans comprendre ce qui m'arrivait; nos premières nuits de couple marié dans un studio avec un nouveau-né qui pleurait; l'année de ma découverte de l'œuvre de Céline, dont je trouvais des livres des années 30 et 40 chez des libraires d'occasion; les courses qu'il fallait faire pour le ménage, quand nous avons cessé de manger à la cantine des PTT, ou au café des Sports que fréquentait notre collègue alors amoureuse d'un beau rugbyman roux. On joue en effet au rugby, au Havre, où j'avais demandé à être affecté en souvenir de Queneau et de Sartre.

            Un gros tanker rouge quitte le port pétrolier, passant devant les immeubles que sa masse suffit à cacher, les uns après les autres. D'autres tankers, au large, attendent leur tour et l'attendront toute la nuit s'il le faut. Devant moi, sur la plage, des enfants d'aujourd'hui jouent et crient, de jeunes parents d'aujourd'hui, sur la pelouse en dessous, débarrassent calmement la table du déjeuner. La mer a dégagé une grande étendue de sable que peuplent des promeneurs avec ou sans chien, avec ou sans poussette, des amateurs de cerf-volant ou de simples amateurs du rien balnéaire, de plus en plus nombreux à mesure que la journée avance. "Ils sont où, les enfants?" demande à on ne sait qui une jeune mère en jean qui tient par la main une petite fille en bottes rouges, robe et chapeau en Vichy rose froncé. Des planches à voile zigzaguent sur l'eau. A l'époque, elles n'avaient pas été inventées.

            Cet aujourd'hui si proche, je voudrais éviter de le regarder lui aussi avec une longue-vue. Je descends sur la plage pour au moins me mouiller les pieds, traverse une partie de ballon prisonnier. "Marie-Christine, tu viens avec nous!", commande un père. Il y a quarante ans, c'était comme avant la vie. Il y avait tant de choses à apprendre, tant d'émotions à éprouver ou à approfondir. C'était aussi le même présent unique, pressant, irremplaçable, qui nous subjuguait en s'ouvrant à chaque instant devant nous.

 

                                                                                                Pierre Pachet