Loin de Paris
Les
champs de maïs assoiffés que des tuyaux abreuvent, les champs de blé moissonnés
à la blondeur éteinte, et au-dessus de tout ça, on n'ose pas lever la tête, il
doit y avoir un impitoyable soleil d'où provient la lumière sans nuances sous
laquelle tout paraît terne aujourd'hui comme c'était le cas hier, et ce sera
pareil demain sans aucun doute, puisque le temps de ce mois d'août est bloqué.
Ça fait penser au roman de Queneau Saint Glinglin, dans lequel la Ville
Natale - c'est ainsi qu'elle se nomme - est installée sous un beau temps
perpétuel dont tous ne se réjouissent pas, un "sec" dont le
responsable est un "chasse-nuages" installé dans le village (pour
nous, le responsable est, dit-on, un anticyclone immobilisé sur les Açores).
C'est
la période de chaleur maximale, quand l'horizon semble si hermétiquement scellé
qu'on n'imagine pas que de l'air frais, s'il en existe à proximité, puisse se
glisser dessous (entre-temps cette fraîcheur est inopinément venue, et chacun
reste face à l'énigme de sa propre fragilité psychologique). Pour survivre,
nous avons la chance de pouvoir nous entasser dans une voiture, toutes vitres
baissées (pour profiter d'un afflux régulier d'air chaud) et de nous rendre
dans une maison amie qui dispose d'une piscine: une piscine certes pas très
longue, et dont on pourrait critiquer le dessin, mais une piscine remplie d'eau
propre, avec une planche d'où plonger et une échelle pour ceux qui ne se
sentent pas sûrs de leur talent. Nous
exhibons bravement nos corps tels qu'ils sont, en les recouvrant un peu ou pas
du tout (l'atmosphère est ici indulgente). Un minimum de bien-être revient, une
fois qu'on s'est immergés et ébroués. Reste à faire connaissance, à dire qui
l'on est et comment on se trouve être venus ensemble. Des arbres entourent le
bassin, d'un côté on entrevoit un champ, mais le ciel et sa bouche de chaleur
ne se laissent pas oublier, et l'avancée du jour n'apporte pas d'atténuation.
Vers
deux heures du matin, on est encore coincés à la table du dîner, sur le gravier
devant la maison. On échange des paroles frivoles pour une part, pour une part
dramatiques à force d'être personnelles. Il faut s'écarter un peu des convives
et de la lumière, avancer dans l'herbe - une pierre blanche marque le lieu où
est enfouie l'urne cinéraire des propriétaires précédents, protecteurs des arts
sans qui nous ne serions pas là - pour apercevoir, en levant la tête, les
étoiles, la Voie lactée et Mars, et ce qui reste de la lune. La chaleur est
toujours absurdement excessive, mais ce qui me retient de rejoindre dans l'eau
de la piscine le maître de maison qu'on entend grogner de plaisir, c'est
l'espace inconnu et noir planté d'arbres aux branches basses qui nous en
sépare, et surtout le sentiment, qui m'angoisse, d'avoir trop bu au fil des
heures. Non seulement il fait étouffant, mais je suis enfermé en moi-même et
dans ma bêtise. C'est râlant. Comment rompre ce mauvais charme? La vie offre
quelquefois une seconde chance.
Vers
trois heures, nous roulons lentement le long d'un immense champ de tournesols
aux fleurs réduites à rien par la combustion. "J'en ai vu quelques-uns à
l'aller, vers le début du champ, qui étaient à peu près intacts", insiste
la maîtresse de maison, qui rêve d'un bouquet pour égayer et rafraîchir la table basse qu'elle a devant sa cheminée.
Je la suis dans le noir sur le talus, puis en bordure du champ. La voiture que
conduit son mari zigzague lentement sur la route, pour pouvoir de temps en
temps tourner un peu vers la droite et orienter ses phares vers nous.
"Là-bas, je les vois", s'écrie-t-elle gaiement. Ce sont des
tournesols plus bas que les autres, que
le soleil n'a sans doute pas pu atteindre. Elle les coupe un par un, avec le
sécateur qu'elle avait pensé à emporter avec elle, et me les tend. Le bouquet
se compose dans mes mains. Au-dessus de nous, la nuit d'août scintille
vertigineusement. Un peu saoul de fatigue, de chaleur et d'alcool, j'ai
l'impression que la scène comporte une signification qui m'échappe. Qu'il
faudrait que je m'en souvienne, ou au moins que ma conscience continue à se
tenir là, sur ce bout de route quelque part en Puisaye, entre Saint-Fargeau
dans l'Yonne et Entrains-sur-Nohain dans la Nièvre.
Pierre Pachet
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