Loin de Paris
Avec
la fin des vacances des citadins, la campagne se retrouve comme inhabitée. On
n'y croise presque plus d'être humain, que des arbres, arbustes, taillis,
herbes, ronces à mûres, avec de loin en loin un agriculteur sur son tracteur
qui efface sa solitude en mettant son transistor à fond. Et quelques troupeaux
de charolaises dans les prés, occupées studieusement à brouter, rangées
d'instinct parallèlement les unes aux autres, ou regroupées dans un coin au
milieu de l'après-midi à attendre que les choses se digèrent et passent. Ce
n'est plus de nos jours la campagne dans laquelle on se rencontrait sur les
chemins, seuls ou en bandes, comme dans les romans de Bernanos ou dans Tess
d'Urberville de Thomas Hardy. A peine si dans le bourg - car on approche
vendémiaire - quelques personnes se rassemblent autour des vignerons pour aider
au travail, pour bavarder, et le soir, grisés de moût, pour pousser des cris
qui n'éveilleront guère d'échos.
Depuis
août il a plu, l'herbe a un peu reverdi et la terre a tourné sur son axe: les
journées font plus tôt sentir leur limite. Sous le ciel couleur de thé au lait,
la forêt est d'un beau vert sombre, méditatif. Une rose jaune de septembre, au
parfum délicat et sobre, jouit de la chaleur du mur. Les merles farfouillent à
grand bruit dans les raisins noirs de la treille. Un dahlia particulièrement
réussi, dans l'air calme, montre ses pétales plissés de façon un peu
artificielle, un peu trop concertée.
On
sent que tout bascule, peut et va basculer. Cette immobilité est lourde de
mouvements à venir. Les colonnes de nuages empilés dans le ciel donnent une
impression de stabilité inquiétante. Silence et immobilité un peu solennels,
avant les rangements, avant les changements, avant les décisions. Les
hirondelles tournent à faible hauteur en criant, comme si c'était leur dernière
chasse aux insectes avant le grand départ pour l'Afrique, dont des signes
imperceptibles pour nous les ont averties, et dont elles garderont la date
secrète jusqu'au dernier moment. Les rares mouches de septembre, ivres d'été et
de solitude, et affolées par l'odeur des grains de muscat, zigzaguent
absurdement, coincées dans les pièces dont les fenêtres sont désormais souvent
closes avant le soir.
Adieu
à l'été.
Châteaux
de maîtres, châteaux d'eau. Les grands pylônes majestueux et aériens à quatre
bras soutiennent des câbles qui traversent nonchalamment le paysage pour lui
prodiguer la bienfaisante électricité. Le train s'arrache à son inertie. Une
série de wagons rouillés portent l'inscription peinte en blanc "réservé
exclusivement au transport de sable". La terre retournée des champs
moissonnés, avec des nuances profondes de rouge ferreux ou cuivré, de brique,
de brun ou d'ocre, évoque - sur d'autres tons - les nuances de la mer quand on
la regarde une dernière fois avant de quitter la plage. Un couple de chevaux se
tiennent compagnie: l'un acajou, l'autre d'un noir profond qui va jusqu'au
mauve. Et pour finir un soleil rouge et plein stationne au-dessus d'un étang
hébété, dont l'eau immobile se sépare en bandes argentées, alternativement
guillochées et impeccablement polies.
Pierre Pachet