Loin de Paris
Quand,
en 1943 - les Allemands ayant occupé la zone dite "libre" - ma mère
alla demander à la mère supérieure d'un pensionnat catholique si l'on pourrait
y héberger et cacher ses enfants menacés par les persécutions anti-juives, la
religieuse répondit: "Je dois aller à Lyon, demander l'autorisation à mes
supérieurs. Revenez dans une semaine."
Au
retour de ma mère, la religieuse lui rapporta: "Mes supérieurs m'ont dit: -
Non seulement vous le pouvez, mais vous le devez."
C'est
cela pour moi, Lyon, me dis-je en marchant le long des quais de la Saône, en
conversant avec Stéphane, en regardant l'eau lente à travers les branches des
saules, et sur l'autre rive, l'église Saint-Pïerre, les églises anciennes,
antiques même, comme Saint-Nizier. Lyon de 1943, avec le père de Lubac, les
jésuites qui animaient "Témoignage chrétien" et rédigeaient des
textes pour expliquer combien l'antisémitisme était contraire au christianisme,
à sa provenance spirituelle et charnelle. Lyon a changé. Au cœur de la ville
bourgeoise aux beaux immeubles à balcons et façades ornées, aux avenues bordées
d'arbres, ont été édifiés des bâtiments étranges, rectilignes et insipides, des
parkings à étages, des immeubles enveloppant les gares et les quartiers
eux-mêmes, des autoroutes avec leurs bretelles: une architecture qui ne se
rattache à aucune partie de la société, à aucune fonction sociale, sinon à la
circulation automobile, à des besoins administratifs proliférants, une
architecture commandée par un urbanisme tout-puissant et sans doute terrifié,
qui libère d'immenses espaces et en encombre d'autres, forçant les gens à s'y
mouvoir (par moments, devant ces cubes inaccessibles, on se dit: et si j'étais
à pied, comment pourrais-je atteindre cet endroit, là-bas?).
Cependant
les fleuves de Lyon maintiennent mieux que jamais leurs avenues de lumière
au-dessus desquelles le ciel peut tranquillement s'étendre et éclairer. Une passerelle métallique peinte en rouge,
un pont en pierre blanche sur lequel un clochard dort encore, une boîte de
nourriture pour animaux ouverte à côté de sa tête. Stéphane me montre, en haut
de la colline, la manécanterie du Petit Chose de Daudet. Nous allons à
pied à la villa Gillet, dans cet automne qui n'en finit pas, où les feuilles
mortes sont encore accrochées à la vie des arbres. On passe par des petites
places aussi en pente que les rues qui y mènent ou qui en partent, on longe les
maisons aux murs teintés d'ocre ou de rose qui donnent son caractère italien à
la ville.
Rentré
à Paris le soir même, un taxi qui passe rue de Kabylie, rue de Tanger, place du
Maroc, m'amène à Aubervilliers, à la fête organisée pour la fin du Ramadan par
l'association "La Medina": deux orchestres, et la chanteuse kabyle
Taous. On écoute le premier morceau assis sur les fauteuils en plastique, les
pieds marquant la cadence, les têtes s'agitant, puis Zohra s'avance seule sur
le parquet. C'est une grande et belle femme, l'une des animatrices de
l'association. Elle a sur le haut du corps une sorte de gilet à larges mailles
noires. Elle danse devant toutes et tous, hardiment, sensuellement, sans rien
perdre de sa dignité ni de sa noblesse. D'autres suivent, très jeunes filles ou
femmes, des enfants même, chacune avec son style, son sérieux. Après un certain
temps, telle ou telle femme invite un ami à la rejoindre, à venir danser lui
aussi. Désormais il y a des hommes aussi à côté des femmes, même si nombre de
femmes dansent entre elles. Certaines plus âgées dansent aussi, avec beaucoup
d'habileté et de souplesse. D'autres regardent assises, comme nombre de garçons
ou de jeunes hommes, farouches (la fameuse casquette retournée), intimidés. Un
jeune homme, quand Taous chante, monte cependant sur la scène pour y danser
avec grâce. C'est gai, endiablé même. Curieusement (je m'étonne), la soirée est
marquée par l'érotisme, avec ces femmes qui agitent en rythme des parties de
leur corps devenues comme indépendantes, et par une gravité contenue, par la
décence, la réserve. Peut-être parce que personne ne boit d'alcool.
Pierre Pachet
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