PIERRE PACHET
Loin de Paris
La nuit dernière, épuisé, j'ai dormi comme une brute sous la
couette de l'hôtel et me suis réveillé trempé de sueur, avec devant moi une
journée à absorber. Mon sac de voyage à la main, je montejusque devant le
"Château" de Beaulieu, qui n'est pas un château, mais une brune maison
de maître vaste et très habilement aménagée pour montrer les collections de
"L'Art Brut", avenue des Bergières à Lausanne, sur la hauteur. Le
musée est fermé, il pleut sans discontinuer, on ne voit ni le lac Léman ni les
montagnes qui sont l'ornement ou l'emblème de la ville, il fait doux. Une
cabine me permet d'appeler Paris au téléphone avec ma carte bleue (je n'ai pas
d'argent suisse). Ma correspondante est chez elle et décroche. Le miracle se
produit, des paroles qui traversent l'espace et les frontières, la distance qui
sépare et que la coïncidence des paroles rend encore plus sensible, plus torturante,
en donnant une quasi présence dont il faut se contenter, pour laquelle il faut
encore dire merci, alors qu'on ne peut pas toucher, pas agir, pas savoir
vraiment.
Du
temps à tuer avant l'heure de mon rendez-vous. Je rôde devant un luxueux magasin
de lingerie ("Rêve de femme") dont les vitrines proposent des
ensembles voluptueux et de bon goût, mais je n'ose pas entrer et discuter
tailles et modèles. Je descends plutôt un escalier (Lausanne comporte de
nombreuses dénivellations surprenantes, avec de splendides ascenseurs) qui me
mène au niveau d'une spacieuse librairie où je déambule comme dans un musée,
rapidement saisi de nausée devant l'abondance vaine des livres que je ne désire
pas, que je n'ai pas le droit de désirer. Les albums de photos seraient
attirants, mais il est hors de question de les feuilleter à loisir (il faudrait
un fauteuil en cuir, l'autorisation d'une maîtresse de maison); les albums de
bandes dessinées, si variées, intimident au lieu de détendre l'atmosphère: sans
doute parce ils sont disposés avec ordre, dans des casiers trop bien séparés,
au lieu de se présenter dans un entassement ou un encombrement qui conviendrait
mieux à leur contenu. Même les livres de poche, impeccablement rangés, me
tiennent à distance. La rencontre est ratée: la librairie est trop suisse, et je
réagis trop en Français.
Il
pleut toujours. Un café m'accueille, où je lis le journal en mangeant un
croissant. La patronne est aimable, elle anime son établissement, accueille
chacun. "Je vous ai vu hésiter", me dit-elle indiscrètement,
"par un temps pareil il faut s'abriter." Dans la gazette ouverte sur
ma table, des pages et des pages de petites annonces cherchent placidement des
clients pour les services sexuels de femmes diverses, blondes, jeunes, mûres, venues
d'Europe de l'Est ou plus exotiques encore, diversement spécialisées On
voudrait voir leurs photos, on voudrait les voir, on voudrait que tout cela
n'existe pas.
La
journée a avancé, il pleut moins, le lac apparaît dans son ampleur, et les
montagnes révèlent qu'elles veillaient sur lui; elles sont comme construites de
lumière. Ce qui domine la ville, c'est la pointe de la cathédrale, sur la colline
proche du ciel, mais une cathédrale protestante, gagnée à la Réforme, explique
une plaque, depuis la "Dispute de Lausanne" d'octobre 1536, quand Farel,
Viret et Calvin parvinrent à gagner le clergé vaudois aux idées nouvelles.
Avant
la gare, ses Africains qui traînent, et une jeune fille en long manteau de jean
fendu, et pull dont le col se retrousse devant son menton, que je croise deux
fois, je passe une heure à monter et descendre les escaliers de la collection
de l'Art Brut. La profusion de ces réalisations étranges me calme, chacun de
ces forcenés, de ces égarés de la vie (on voit leurs photos, leurs regards), a
trouvé la force de se concentrer, de poursuivre son œuvre au fil des années, de
centaines d'heures, de faire surgir la certitude du sein de l'égarement qui
l'entourait.