PIERRE PACHET
Loin de Paris
Cracovie, fin mars. Il neige abondamment. Ici on pourra encore
avoir de la neige en avril. Par la fenêtre de la chambre, le verger avec ses
arbres fruitiers aux troncs noirs peints à la chaux jusqu'à mi-hauteur qui hier
émergeaient de la terre en tordant leurs bras sous la pluie, semble aujourd'hui,
couvert de neige, comme le cimetière ou le souvenir de lui-même. Dehors, les
façades ocres ou roses des immeubles anciens, aux couleurs italiennes récemment
rafraîchies, offrent une compagnie rassurante. Les tramways bleus qui sillonnent
les avenues, bien que le matériel ait été modernisé ou renouvelé, gardent un
rapport au passé que n'ont pas leurs cousins de Nantes ou de Strasbourg, qui échouent
à renouer avec une tradition interrompue. De même l'Université Jagellonne, fondée
au XIVème siècle et jamais dissoute depuis, tire de sa continuité une autorité
et un pouvoir de protection que n'ont ni les Universités de Paris, soumises au
vent et au pouvoir de l'Etat, ni les campus des villes de province françaises,
eux aussi désertés par l'esprit universitaire médiéval. Dans la majestueuse "Aula"
du "Collegium Novum" où se tient le colloque Gombrowicz, sous des
portraits dans des cadres dorés, dont celui de Jean Paul II au sourire bienveillant
ou malin, des lustres, des boiseries, un plafond à caissons bleu-roi, des
rideaux cramoisis, les communications succèdent aux communications jusqu'à
engendrer l'anesthésie. Des jeunes filles aux cheveux d'une végétale blondeur (blé,
lin, herbes), avides, naïves et effrontées - sorties de Gombrowicz lui-même -
semblent n'être venues que pour susciter la concupiscence démodée de
professeurs vieillissants, un peu chauves, agacés par cette chair tellement nue
qu'elle semble au-delà du désirable. Par moments, c'est l'apogée de l'emmerdement
académique; à d'autres, on s'émerveille de voir une attention si aiguë, si
subtile, si précisément documentée, concentrée sur l'œuvre et les conceptions
d'un écrivain - et d'un écrivain si dérangeant, si moqueur!
Nombreuses
et longues stations dans de petits cafés bourrés d'étudiants calmes. Autour de
nous et entre mes deux amis de Cracovie, Rafal et Judyta, la langue polonaise
riche en petites bulles de chuintantes, sh, j, comme dans un clafoutis trop tôt
retiré du four. Leur énigmatique complicité, au lieu de s'en servir pour
m'exclure, ils me l'offrent, m'y accueillent: Judyta avec sa gaîté joueuse de
princesse plébéienne, Rafal plus silencieux, enveloppé d'un silence que rompent
de brefs éclats de rire. Ils fument. Je suis leur spectateur. Ils jouent pour
moi, avec l'élégance des hôtes qui savent donner le meilleur d'eux-mêmes, sans
attendre d'autre récompense que le plaisir de jouer pour un connaisseur. Judyta
vit dans une ville ouvrière de l'agglomération
industrielle de Katowice, en-dehors de Cracovie, de sa population
étudiante, de ses cafés, de son animation civilisée. "La plupart de mes
amies d'école sont parties, au Canada, en France, en Grande-Bretagne, en
Australie." Elle-même a interrompu ses études de philosophie avec le
sentiment de ne pas y avoir trouvé de sujet de recherche qui vaille la peine de
s'y consacrer. Elle travaille pour l'instant dans une agence de voyage.
Je marche le soir sous la
neige sur le boulevard qui encercle la vieille ville en appelant une femme
absente, "mon amour, mon amour", voulant les entendre sans savoir au
juste à qui s'adressent ces mots auxquels je tente de m'accrocher, et qui
retombent sur le sol pour y fondre, comme des flocons.